Un nouveau fossé politique

--- 23 avril 2024

Comment sauver ce système que plusieurs de nos concitoyens voudraient jeter par terre?

Pendant plusieurs décennies, les débats politiques du Québec ont été dominés par la question nationale. D’un côté, ceux qui croient que le Québec doit devenir indépendant pour protéger sa culture et assumer son destin; de l’autre, ceux qui croient que le Québec peut exister et prospérer au sein du Canada. 

Puis, au tournant des années 2000 – dans la foulée de la publication du Manifeste pour un Québec lucide, et la réplique solidaire – on a vu émerger au Québec un axe gauche-droite plus conventionnel. La question nationale existait toujours, mais elle apparaissait soudain secondaire par rapport aux débats classiques sur l’interventionnisme de l’État, la responsabilité individuelle ou collective, la création et la redistribution de richesse, etc. Quelques années après s’être imposée dans l’espace public, cette nouvelle tension politique a atteint son paroxysme lors de la grève étudiante de 2012, qui opposait la vision plus collectiviste des carrés rouges à l’approche plus individualiste des carrés verts. 

Mais quelques mois à peine après l’apparition d’un réel axe gauche/droite au Québec, l’échiquier politique basculait à nouveau. 

Avec sa proposition de Charte des valeurs, en 2013, le Parti Québécois ouvrait un nouveau chapitre dans notre histoire politique. Cet axe identitaire allait causer un autre réalignement, aussi majeur qu’inattendu: libéraux et solidaires, ennemis jurés un an auparavant, soudain unis dans leur défense d’une société québécoise ouverte à la diversité et à l’immigration; péquistes et caquistes – adversaires farouches quelques mois plus tôt – soudain alliés dans la promotion d’une identité nationale traditionnelle et réfractaire à l’immigration. C’est le thème qui a dominé notre vie politique jusqu’en 2020. 

Puis la pandémie est arrivée. Pendant deux ans, les débats politiques ordinaires ont été mis sur pause au profit de la gestion de crise à temps plein.

Finalement, au sortir du tunnel covidien, les débats politiques ont refait surface. Les vieux axes existent toujours: souveraineté/fédéralisme; gauche/droite; conservatisme et progressisme identitaire

Mais une nouvelle ligne de faille a fait irruption dans l’espace public: les révolutionnaires antisystème contre les institutionnalistes du statu quo.

RÊVER DE FAIRE TABLE RASE

On a beaucoup associé les premiers à la résistances aux mesures sanitaires et à certaines théories du complot liées à la Covid. Il y a du vrai là-dedans. 

Mais le mouvement survit aujourd’hui parce qu’il est plus large et plus profond: il englobe la dénonciation de l’opacité et des dysfonctions des institutions publiques; la méfiance envers la surveillance numérique et la manipulation algorithmique; la révolte face à la corruption et le copinage des élites; le sentiment d’être aliéné et en rupture avec pratiquement toutes les organisations politiques, médiatiques et économiques. Le tout culmine dans une forme de colère et de désespoir qui nourrit l’envie de crisser tout le système par terre pour rebâtir un autre monde, moins tordu, malhonnête et inhumain. 

Ces instincts révolutionnaires existent au sein de plusieurs groupes – agriculteurs découragés, camionneurs excédés, entrepreneurs épuisés, écologistes révoltés, militants dégoûtés, citoyens déboussolés – et ils prennent plusieurs formes. Certains voudraient abolir les gouvernements. D’autres voudraient abolir le capitalisme. Certains rêvent de s’enrichir sans limite; d’autres de décroissance et d’autarcie. Entre ces courants divers, les divergences sont profondes et les contradictions omniprésentes, mais tous s’entendent pour dire que notre démocratie et nos institutions ne fonctionnent plus, que les élites font partie intégrante du problème, et que tout doit changer radicalement. 

À l’autre extrême, souvent dans les milieux plus feutrés, à l’aise et sécuritaires, on trouve les institutionnalistes du statu quo: ceux pour qui la stabilité sociopolitique, le maintien du système et la protection de ses institutions sont des valeurs cardinales. Ceux qui suivent toutes les règles et toutes les directives, considérées légitimes, justes et dans l’intérêt public; qui croient que les élections, les consultations et les forums démocratiques traduisent fidèlement la volonté du public; qui respectent les experts et les scientifiques comme références neutres, désintéressées et omniscientes; qui perçoivent les journalistes et les médias traditionnels comme des diffuseurs d’informations compétents, rigoureux et indépendants; qui admirent les personnalités politiques, économiques et culturelles pour leur mérite, leur sagesse et leur probité; qui défendent les traditions, l’ancienneté, les acquis, les hiérarchies, les titres, l’ordre et les processus en place. 

Deux remarques avant d’aller plus loin.

Premièrement, il va sans dire que les descriptions ci-dessus – tant des antisystèmes que des institutionnalistes – sont intentionnellement caricaturales: des représentations archétypales des deux pôles d’un nouvel axe politique. Ces pôles radicaux sont utiles pour camper les axes mais, dans la réalité, la majorité des gens se trouvent quelque part entre ces extrêmes, même quand ils revendiquent une couleur politique. Le commentaire s’applique par ailleurs à toutes les familles politiques: les souverainistes ne sont pas tous caribous; les fédéralistes ne sont pas tous monarchistes; toute la gauche n’est pas communiste; toute la droite n’est pas libertarienne; tous les nationalistes ne sont pas fascistes; tous les multiculturalistes ne sont pas woke

La deuxième remarque vise à répondre à ceux qui pourraient être tentés de dire que ces révolutionnaires antisystème représentent un courant marginal, qui n’a rien de nouveau. 

Il est vrai que l’anarchisme, le nihilisme et les mouvements antisystème ont toujours existé sous une forme ou une autre. Mais tout indique que ce courant est significativement plus fort, visible et organisé qu’avant, et que plus de gens se reconnaissent en lui. 

Les formations politiques de droite, jadis campées dans le respect des traditions, des institutions et de l’establishment, proches des grandes entreprises et favorables à la libre circulation des personnes et des capitaux, ont aujourd’hui absorbé plusieurs idées associées à cette révolte antisystème: dénonciation des mondialistes et du World Economic Forum, guerre ouverte contre les universités et les médias traditionnels, critiques des multinationales, des géants du web et du secteur financier, hostilité envers les agences gouvernementales assimilées à un «État profond» opaque et capturé par des intérêt particuliers. Dans le cas de Donald Trump, il semble que ce soit précisément sa propension à envoyer chier le système qui excite ses partisans. On pourrait dire la même chose, dans une moindre mesure, pour Pierre Poilievre, Maxime Bernier et Éric Duhaime. 

Certains seront tentés de croire que l’essor de ce mouvement antisystème ne représente qu’une mutation de la droite – et ce l’est en bonne partie. Mais la réalité n’est pas aussi simple. Au Canada, moins de 30% de la population a une grande confiance dans les institutions politiques et médiatiques. Aux États-Unis, beaucoup de progressistes, jadis partisans de Bernie Sanders, s’intéressent aujourd’hui à la candidature anti-establishment de Robert F. Kennedy Jr., au point de poser une menace sérieuse pour Joe Biden. Chez les cousins français, La France Insoumise, formation de gauche très anti-establishment, a considérablement affaibli le Parti socialiste, plus conventionnellement institutionnaliste. Plus près de chez nous, Québec solidaire compte plusieurs sympathisants qui s’identifient davantage aux élans antisystème de Catherine Dorion qu’à un programme de gauche traditionnelle. Au plan anecdotique, j’ajouterais qu’autour de moi, les personnes les plus radicalisées contre le système sont largement issues du camp progressiste. 

Tout ça pour dire que, malgré les tentatives d’exclusion et de démonisation de certains, on aurait tort de mettre tous les chevaliers de la table rase dans le camp de la droite conservatrice: plusieurs sont au contraire des idéalistes universalistes déçus, des coeurs purs, sensibles et altruistes, désespérés face à un monde qui accommode tant de superficialité, de cupidité et d’injustice. 

UNE NOUVELLE DONNE POLITIQUE

À court terme, l’émergence d’un nouvel axe complique la donne politique du Québec, déjà passablement complexe. Je propose le schéma suivant pour représenter l’échiquier politique du Québec contemporain:

En combinant cette classification au dernier sondage Léger, on peut avancer quelques hypothèses.

1) Les deux partis les plus «antisystème» sont le Parti Conservateur du Québec (PCQ) et Québec Solidaire (QS). Ce sont les deux partis dont les électeurs sont les plus insatisfaits du gouvernement Legault – à 83% et 84% d’insatisfaction, respectivement. Ce sont aussi les deux partis dont les programmes proposent les changements les plus radicaux, même si, bien sûr, les réformes envisagées par chacun sont généralement aux antipodes. Il va sans dire que ce ne sont pas tous les partisans de QS et du PCQ qui sont fondamentalement antisystème, mais ce sont assurément les partis qui en comptent la plus forte proportion.

2) Le PCQ et QS sont aussi les deux partis les plus jeunes, dans la mesure où leurs appuis se concentrent surtout chez les électeurs de 18-35 ans (QS) ou de 35-54 ans (PCQ) alors que les trois autres formations trouvent leurs appuis les plus nombreux chez les 55 ans et plus. 

3) À l’échelle du Québec, les appuis combinés de QS (18%) et du PCQ (10%) sont de 28%, significativement plus élevés que ceux de la CAQ (22%) et le double de ceux du Parti libéral (14%), sans doute le plus institutionnel de tous les partis. Chez les francophones, QS et le PCQ récoltent près de six fois les appuis du PLQ. 

4) Un mot sur le PQ: je place le parti au centre de l’axe antisystème/institutionnalisme parce que, bien que le projet d’indépendance soit intrinsèquement révolutionnaire, le discours péquiste s’intéresse surtout aux dimensions identitaires et fédérales/provinciales, sans remettre fondamentalement en question les institutions des dernières décennies (outre les liens du Québec avec le Canada). Le PQ veut faire du Québec un pays – ce qui représente bien sûr un changement majeur – mais on a parfois l’impression qu’une fois réalisée l’indépendance, le système continuerait à fonctionner exactement comme avant

Au plan strictement stratégique, ces hypothèses suggèrent l’existence d’un bassin significatif d’électeurs qui, au-delà des axes traditionnels, ont soif de changements radicaux. 

Malheureusement, ces propositions sont généralement inexistantes, ou très modestes, dans les plateformes des partis politiques. Ce vide est d’autant plus grave que, si les démocraties sont normalement équipées pour supporter diverses alternances politiques, elles ne peuvent pas survivre longtemps à des mouvements qui refusent la légitimité d’institutions fondamentales – de l’autorité des agences gouvernementales aux processus de consultations publiques, en passant par le travail médiatique, les normes juridiques et la recherche scientifique.

RÉFORMER LE SYSTÈME POUR LE SAUVER

Pour ceux et celles qui s’inquiètent de la santé des démocraties et qui considèrent qu’un système fonctionnel – gouvernement, économie, services publics, institutions culturelles et scientifiques, écosystème d’information fiable – est infiniment préférable à la dictature, l’anarchie et la loi du plus fort, un examen lucide s’impose. Comment sauver ce système qu’un nombre non négligeable de nos concitoyens voudraient jeter par terre?

Chez les institutionnalistes rigides, cette question suscite peu d’intérêt et la réponse s’apparente parfois à un mélange de déni et de condescendance. La mouvance antisystème est assimilée à une forme de maladie mentale, de tare morale ou d’infréquentable dérive populiste. Pas de temps à perdre avec ces gens-là, franchement! (Il y a quelques années, en Europe, j’ai rencontré un médecin qui, à propos des manifestants anti-mesures sanitaires, suggérait sans rire que la police «tire dans le tas».)

Il existe bien sûr des causes désespérées, des personnes qui, à force de lire, voir, entendre ou imaginer des choses, ont fini par basculer dans un univers largement déconnecté de la réalité, souvent pathologique et manichéen. On en a vu un exemple tragique la semaine dernière quand un manifestant au procès de Trump s’est immolé par le feu en plein cœur de Manhattan

Mais ces délires irrécupérables sont rares. Ce qui est plus largement répandu, ce sont les relents de découragement, de cynisme et d’aliénation que suscitent régulièrement les institutions contemporaines, et qui peuvent devenir un cancer si on les ignore trop longtemps. Le sentiment que les politiciens parlent en formules creuses concoctées par des conseillers au gré des sondages; que le parlement déforme l’opinion populaire; que les lignes de parti transforment les élus en automates; que le système financier aide les riches à s’enrichir et maintient les pauvres dans la misère; que les élites intellectuelles et médiatiques ont troqué la réalité pour des chimères à la mode; que les dés des consultations sont pipés; que les questions importantes sont évacuées au profit d’anecdotes superficielles; que les intérêts particuliers ont noyauté diverses institutions pour les détourner à leur avantage; que certains puissants exercent plus d’influence sur nos institutions que les élus censés nous représenter; que le système travaille davantage pour lui-même et ses employés que pour le public; que le copinage, les passe-droits et les manigances ont remplacé le mérite; que la vérité désintéressée, la justice courageuse et la droiture des principes ont été abandonnés au profit du tribalisme, de la partisanerie et de l’allégeance à sa gang; que le système est devenu opaque, inefficace et incompréhensible pour le commun des mortels, confiné au rôle de spectateur impuissant, dépourvu de tout contrôle sur les forces qui le gouvernent.

Que faire?

D’abord, accepter de prendre ces problèmes au sérieux. Puis accepter que, pour sauver le système, il faudra sans doute réformer le système. Rendre nos élections plus représentatives. Assouplir les lignes de parti. Imposer la transparence radicale. Diminuer le rôle et l’influence de tous les lobbys et groupes d’intérêts – des syndicats au patronat, en passant par les ordres professionnels, les associations identitaires, les organisations locales et les peddlers de toute sorte. Promouvoir les personnes humbles et dédiées au service public et écarter les narcissiques imbus de pouvoir. Maximiser l’information et les consultations publiques en ligne. Adapter la culture des médias à la réalité contemporaine. Privilégier les politiques simples, claires et compréhensibles par rapport aux solutions technocratiques, opaques et incompréhensibles – même quand celles-ci sont réputées plus optimales. Fixer des règles universelles qui n’excluent et ne favorisent personne. Renforcer l’égalité des chances. Un vaste programme.

Et alors, quand nos institutions seront libérées des corrupteurs et des beaux parleurs, on retrouvera peut-être un système qui inspire confiance et qui rallie tout le monde. Imparfait, inévitablement, mais vrai, accessible, honnête, durable et légitime.


Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la Caisse de dépôt et à l'Institut du Québec. Il travaille actuellement comme directeur des affaires parlementaires au Sénat.

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