Souveraineté du Québec: vagues de surface, remous et lames de fond

--- 9 novembre 2023

Vingt-huit ans après 1995, il ne s’agit plus simplement de choisir entre le Québec et le Canada

Avec la remontée spectaculaire du PQ dans les sondages, la popularité personnelle de PSPP et la récente mise-à-jour du Budget de l’an 1 d’un Québec souverain, les politiciens et commentateurs ont (sans surprise) recommencé à parler de souveraineté. La question nationale redeviendrait-elle la priorité politique des Québécois? Faut-il anticiper la tenue prochaine d’un troisième référendum sur l’indépendance du Québec? La flamme souverainiste renait-elle de ses cendres?

Je ne le crois pas. 

L’embellie des sondages témoigne assurément de quelque chose – dont le PQ et son chef ont toutes les raisons de se réjouir, et que la CAQ devra surveiller de près – mais les causes de cette apparente renaissance m’apparaissent plus banales qu’un retour en force de l’option souverainiste.  

En soi, bien sûr, le projet d’indépendance du Québec n’a rien de banal. En matière de relations internationales, d’affirmation nationale, de contrôle politique, économique et culturel, tout commence par la constitution d’un État indépendant. Il y a quelque chose de révolutionnaire dans le fait de rapatrier toutes ses lois, ses impôts et ses traités; de ne plus être assujetti au pouvoir d’une fédération. Le passage de province à pays serait incontestablement le plus grand événement de l’histoire du Québec depuis la fondation de la Nouvelle France. Les conséquences seraient profondes, nombreuses et durables. 

Aussi révolutionnaire et légitime soit-il, le grand rêve de la souveraineté du Québec se heurte néanmoins à trois obstacles majeurs: l’effritement des souverainetés nationales, une certaine banalisation comptable de l’indépendance, et l’évolution des priorités politiques. Certains de ces enjeux n’existaient pas en 1995; d’autres existaient mais semblaient moins graves qu’aujourd’hui pour le camp du OUI. 

Des États moins souverains

L’effritement des souverainetés nationales découle en bonne partie de l’émergence d’Internet comme principale interface de communication, d’information, de consommation et d’échange. Au cours des 25 dernières années, pour le meilleur et pour le pire, nos transactions, nos interactions et nos univers de référence se sont dématérialisés au point de nous libérer de plusieurs contraintes géographiques et nationales. Nous passons une bonne partie de nos vies personnelles et professionnelles dans le cloud

En 1995, lors du dernier référendum sur l’indépendance du Québec, Google n’existait pas, Facebook n’existait pas, Twitter n’existait pas, l’Iphone n’existait pas, Netflix n’existait pas, YouTube n’existait pas, Spotify n’existait pas, Amazon n’existait pas. La vie se vivait en chair et en os, dans des espaces réels, avec des objets physiques: on lisait les journaux locaux sur du papier; on achetait des CD; on payait en argent comptant; on écoutait la radio et la télé; on allait au cinéma; on sortait dans les bars; on se rencontrait dans des partys; on faisait nos recherches à la bibliothèque; on achetait dans les magasins.

Pratiquement toutes les facettes de nos existences – nos sources d’information, nos choix culturels, nos options de consommation, nos possibilités d’emploi, notre capacité à nous exprimer publiquement – étaient assujetties à des contraintes matérielles ou géographiques sur lesquelles les États et quelques institutions exerçaient beaucoup de contrôle. Le fait d’habiter quelque part avait des conséquences importantes et concrètes sur l’univers des possibilités qui s’offraient à vous. 

Ce n’est plus vrai aujourd’hui. Partout et en tout temps, sur votre téléphone ou votre laptop, vous pouvez écouter de la musique sénégalaise-allemande en consultant les médias britanniques, en télétravaillant pour une multinationale d’Atlanta, en commandant de l’artisanat norvégien sur ETSY ou de l’électronique chinois sur AliExpress, en suivant les dernières prouesses des ados coréens sur TikTok, en participant à des groupes de discussion sur l’anti-travail ou à des communautés de gamers qui n’ont pas de frontières. J’ai récemment rencontré à Rosemère une jeune femme d’origine danoise qui se disait en couple depuis 18 mois avec un Canadien de Toronto, sans qu’ils ne se soient jamais rencontrés en personne. (Je ne les envie pas.)

La conséquence de tout ceci, c’est qu’il est désormais possible d’exister physiquement au Québec sans pour autant participer à la vie sociale, culturelle ou économique du Québec. La même chose est vraie ailleurs, de la France au Brésil, en passant par l’Inde et le Japon – particulièrement dans les milieux urbains et scolarisés. Les États modernes n’ont plus qu’une fraction du contrôle qu’ils avaient jadis sur leurs citoyens, et peu de jeunes et de moins jeunes plaident pour qu’on remette la pâte à dents dans le tube et qu’on restreigne à nouveau leur univers personnel, culturel et économique à l’offre locale. Même sans parler des accords de libre-échange – qui ont aussi érodé la marge de manœuvre des États – la souveraineté effective des gouvernements n’est tout simplement plus ce qu’elle était. 

Dans ce nouveau contexte, plusieurs Québécois – notamment les plus jeunes et ceux venus d’ailleurs – perçoivent le projet de souveraineté comme déphasé. Ils ne sont pas nécessairement opposés au principe de l’indépendance mais ils peinent à comprendre exactement comment elle affecterait leur vie. De quelle oppression ou de quel carcan étouffant seraient-ils enfin émancipés au quotidien? Au lendemain du grand soir, est-ce que leur horizon se trouverait concrètement élargi ou… réduit? 

En 1995, le slogan souverainiste était OUI et ça devient possible. Si l’on en croit certaines propositions du PQ de la dernière décennie, il semble toutefois que la souveraineté soit désormais envisagée par plusieurs comme moyen d’interdire et de limiter des choix – religieux, linguistiques, télévisuels, éducatifs et politiques – plutôt que de les augmenter. OUI… et ce n’est plus possible?

Il y a bien sûr une dimension très individualiste dans tout ceci: qu’est-ce que la souveraineté m’apporte personnellement? Les plus vieux (ou les plus sages) proposeront assurément d’autres réponses ou d’autres perspectives – plus collectives, nationales et historiques – fondées sur la préservation d’une petite société dans un monde dominé par des géants voraces et indifférents à notre culture. Je suis sensible à ces considérations. Mais les souverainistes ont certainement du pain sur la planche pour convaincre les jeunes et les moins jeunes que l’indépendance leur ouvrira davantage de portes que le statu quo. 

Une révolution à coût nul

Paradoxalement, l’impression que la souveraineté ne changerait rien est parfois alimentée par ceux-là même qui en font la promotion la plus enthousiaste. Quand Pauline Marois avait déclaré en 2005 qu’un Québec souverain vivrait quelques années de turbulence – une évidence – elle avait été critiquée par plusieurs militants péquistes. Il aurait apparemment fallu dire qu’au lendemain d’une déclaration d’indépendance, ce serait le calme plat. 

Le budget de l’an 1 récemment publié par le PQ s’inscrit dans cette tendance. L’objectif consiste à démontrer que «l’indépendance se ferait essentiellement à coût nul» – autrement dit, qu’elle n’aurait pas d’impact économique.

Ces exercices de fiction budgétaire m’ont toujours paru assez insignifiants au plan politique. Pas parce qu’il n’est pas utile ou intéressant de réfléchir à la situation économique d’un hypothétique Québec souverain – il s’agit même d’un travail essentiel pour quiconque milite pour l’indépendance – mais parce que ces prévisions et ces analyses ne m’ont jamais semblé peser très lourd dans la balance des arguments pour ou contre l’indépendance. Avec sa géographie, ses ressources, ses infrastructures, ses institutions, sa population, son niveau d’éducation et ses capitaux, il est évident que le Québec peut être autonome économiquement. Même pas besoin de calculs pour ça. 

Quant à savoir si, au lendemain de la sécession, le Québec serait plus ou moins riche qu’avant, et de combien de dollars par habitant par année, la question me laisse dubitatif. Premièrement parce que tous ces calculs ne sont que des conjectures hautement incertaines. Et deuxièmement – surtout – parce que je n’ai jamais pensé que la question nationale pouvait ou devait se réduire à un enjeu comptable. Il y a quelques jours, mon collègue et ami Simon doutait lui aussi du pouvoir de séduction d’un argument recyclé de saine gestion comptable. Votez OUI et vous aurez 200$ de plus dans vos poches à la fin de l’année! Votez NON et on baissera vos impôts de 0,7% l’an prochain! 

L’appui à la souveraineté ou au fédéralisme dépend-il vraiment d’un chiffre au bas d’un fichier Excel? Le choix existentiel du Québec ou du Canada tient-il à quelques décimales de PIB? Peut-être. Peut-être bien que Denys Arcand avait raison, au fond. L’indépendance a été avalée par le confort et l’indifférence, et ceux qui la promeuvent la présentent désormais comme un choix sécuritaire et sans douleur. Je comprends la volonté de rassurer. Mais personne ne s’enflamme pour la stabilité.

S’engager au-delà de la nation 

Les chiffres témoignent de cette tiédeur. Selon le dernier sondage Léger, 35% des Québécois appuient la souveraineté. Chez les moins de 55 ans, le OUI est à 31%. L’option souverainiste fait du surplace. Certains s’en désolent, d’autres s’en réjouissent. Pour ma part, le projet de pays paraît aujourd’hui bien lointain. 

Les priorités ont évolué. Pour certains – plus nombreux qu’avant, parce que nous sommes plus riches – l’horizon politique se limite à la protection des acquis et à la maximisation du patrimoine. Pour les plus idéalistes – ceux-là même qui ont longtemps porté le projet d’indépendance – les enjeux urgents de notre époque sont ailleurs: 28 ans après le référendum de 1995, il ne s’agit plus simplement de choisir si l’on veut habiter au Québec ou au Canada. 

Limiter le changement climatique et renverser la perte de biodiversité. Révolutionner les systèmes économiques pour les rendre soutenables. Placer la technologie au service du progrès. Réparer les torts historiques de la colonisation. Lutter contre la polarisation, la méfiance, l’ignorance et l’isolement. Ce sont des enjeux qui échappent aux frontières physiques et politiques de la province et qui exigent qu’on s’engage au-delà de la nation. 

Pour ces causes contemporaines, le statut politique du Québec n’a pas beaucoup d’importance. Dans certains cas, l’indépendance pourrait même nuire. Est-ce que quelqu’un croit que la politique canadienne serait moins favorable aux énergies fossiles si le Québec faisait sécession? Qu’un Québec indépendant aurait plus de poids face aux géants technologiques et aux puissances économiques et militaires? 

Au fond, la véritable force d’un Québec indépendant ne tiendrait pas tant à son rôle ou à son influence dans la marche du monde que dans sa capacité à s’en retirer. D’échapper, du moins en partie, à ce qui se passe et se décide ailleurs; de faire nos affaires, chez nous, entre nous. Il semble y avoir dans l’idéal contemporain de souveraineté un désir d’exister – localement et sans comptes à rendre – en marge des tendances et mouvements mondiaux. 

Cette perspective séduit près du tiers des Québécois. Je peux la comprendre. Plus je vieillis, plus je m’intéresse à mon jardin. Je doute qu’on puisse fonder un pays sur ces bases, mais je serais heureux d’avoir tort.  

Un projet à réinventer?

La remontée du PQ lui permettra-t-elle de devenir le véhicule politique qui fédérera l’opposition à la CAQ? Peut-être. Les mérites politiques de PSPP sont réels: un discours argumenté, un refus de la partisanerie aveugle, une capacité à se placer au-dessus de la mêlée. On sent chez lui une volonté de s’adresser à l’intelligence des gens et de placer l’intérêt public – tel qu’il le perçoit – avant les calculs opportunistes. Ces traits plaisent avec raison. 

On aurait toutefois tort de croire que cet engouement annonce nécessairement un retour de l’élan indépendantiste. Même à coût nul, la souveraineté n’est plus ce qu’elle était. Ceux qui rêvent toujours de faire du Québec un pays devront en prendre acte et proposer une vision de l’indépendance qui incarne la réalité et les priorités de notre époque.  


Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la Caisse de dépôt et à l'Institut du Québec. Il travaille actuellement comme directeur des affaires parlementaires au Sénat.

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