Le français au Québec: les limites du juridique (et quelques autres obstacles)
Si le Québec a réussi l’imposition du français comme langue de communication, il n'a pas réussi à transmettre l’amour de cette langue.
Dans une chronique du Devoir du 24 février dernier intitulée, « Identité anti-québécoise », Jean François Lisée décrit des évènements qui ont mis en émoi les francophiles québécois. Se répandrait, précise-t-il, dans les écoles montréalaises francophones, chez les Québécois issus de l’immigration, un sentiment anti-québécois (péjorativement appelés les Kebs) et l’habitude hors classe de parler anglais. Ce phénomène serait assez généralisé pour que certains « Québécois de souche » se sentent minorisés, développent une faible estime de soi et même parfois emboîtent le pas en parlant anglais. La rumeur veut que ce soit même le cas dans certaines écoles de la ville de Québec.
Cela relève-t-il de l’anecdote, comme certains journalistes lui ont reproché? Certes, on ne peut conclure à partir de commentaires sur les réseaux sociaux que le sentiment anti-québécois est généralisé dans les milieux étudiants montréalais et que l’anglais est devenu la langue de communication de la jeunesse montréalaise.
Je pense toutefois que Lisée met le doigt sur un phénomène réel.
Au-delà des querelles statistiques sur l’anglicisation de Montréal, toute personne qui y habite entend bien que l’anglais se généralise dans l’espace public. Au même moment où Lisée publiait son article, deux jeunes plombiers sont venus dans notre résidence pour y travailler. Ils me parlaient dans un français correct, mais se parlaient entre eux en anglais. Ni l’anglais, ni le français n’était manifestement leur langue maternelle. Ils avaient probablement fait leurs études, du moins techniques, en français. Mais leur langue de communication était l’anglais. Même chose pour les services dans le quartier où j’habite. Dans plusieurs commerces, les employés se parlent anglais entre eux. Mais jamais (ou rarement) ils refusent de me parler en français. Ce sont des enfants de la Loi 101.
Jean François Lisée, comme la plupart des commentateurs francophiles, associe ce phénomène à l’immigration, au trop-plein d’immigrants que le Québec ne serait pas ou plus capable d’intégrer. Cela soulignerait l’échec de la Loi 101, pour reprendre l’expression de Frédéric Lacroix. Il faudrait, pour contrer ce phénomène, diminuer les seuils d’immigration (y compris celui des travailleurs temporaires), franciser les cégeps, réduire la place qu’occupe l’enseignement universitaire en anglais. Autrement dit, il s’agirait d’augmenter les contraintes juridiques à la présence de l’anglais.
J’aimerais ici inverser ce raisonnement — non pour le nier, mais pour le compliquer. Les phénomènes que l’on observe ne seraient pas la confirmation de l’échec de la Loi 101, mais plutôt le paradoxe de sa réussite. Depuis 1977, nous avons été capables de franciser les enfants des nouveaux arrivants, mais incapables de leur faire aimer la culture franco-québécoise. Ce phénomène ne serait d’ailleurs pas dû (du moins pas uniquement) à un trop plein d’immigrants, mais à une profonde mutation des sociétés contemporaines, y compris la société québécoise, au cours des quarante dernières années.
Les succès de la Loi 101
Tout observateur extérieur à la société québécoise est étonné de la résilience du français au Québec. Depuis un siècle, près de 80% des Québécois ont le français comme langue maternelle. Aujourd’hui, 77,5% ont le français comme langue d’usage (c’est-à-dire la langue la plus souvent utilisée) et près de 95 % des Québécois peuvent converser en Français.
Jusqu’en 1951, le français occupait une place croissante au Québec, malgré une immigration anglophile significative, grâce à un taux de natalité élevé. À partir de ce moment, on note un léger déclin du français. La Loi 101, en 1977, voudra corriger ce déclin, ce qu’elle fit. Les recensements de 1981, 1991 et 2001 l’attestent. Une légère remontée de la langue française se perçoit. Aussi, la part du français dans l’assimilation des allophones est passée de 27,4% en 1971 à 55,27% en 2016.
Ces chiffres sont impressionnants pour une minorité linguistique qui représente moins de 3% de la population d’Amérique du Nord, en interface avec la langue la plus puissante du monde contemporain. Tant les Écossais que les Catalans, avec qui l’on aime se comparer, seraient ravis d’avoir des statistiques linguistiques similaires. La Loi 101 a stabilisé la démographie linguistique du Québec (on reviendra sur le recul des vingt dernières années) et cela malgré les différents jugements de la Cour suprême limitant sa portée.
Par ailleurs, la législation linguistique n’a pas été qu’un stabilisateur de la démographie linguistique. Elle a modifié le paysage linguistique. La prédominance du français dans l’affichage (par suite du jugement de la Cour suprême de 1988 interdisant l’unilinguisme français), a effectivement métamorphosé le paysage linguistique. Pour s’en convaincre, il s’agit simplement de regarder les photos des années 50 et 60 des rues commerciales montréalaises.
Même chose pour les milieux de travail. Au tournant des années 2000, il était convenu que la francisation des moyennes et grandes entreprises était complétée. Fini l’unilinguisme anglais dans les grandes entreprises québécoises. L’enjeu sera dorénavant la francisation des petites entreprises, difficilement judiciables. À ce moment, l’Office québécois de la langue française délaissera sa politique de coercition au profit d’une politique d’accompagnement, jugeant que l’essentiel de ce qui pouvait être fait par la contrainte juridique était réalisé.
Et malgré tout…
Je ne rappelle pas ces données pour m’inscrire dans le camp des optimistes (pour une analyse plus optimiste de l’évolution linguistique montréalaise, voir cet essai de Jean-Pierre Corbeil). Je voulais simplement rappeler que le juridisme linguistique a eu des effets réels sur la stabilité linguistique au Québec, mais qu’il aurait atteint ses limites.
Depuis 2001, la courbe linguistique s’inverse: le français langue d’usage descend sous la barre des 80% (77,5%, langue la plus souvent parlée à la maison). Cette variation d’environ 3% peut sembler minime, mais les statistiques linguistiques sont comme les paquebots: elles se meuvent lentement, mais sûrement, et leur redressement est encore plus lent. Surtout que ce fléchissement se transforme en chute sur l’île de Montréal et à Laval. Au recensement de 2021, sur l’île de Montréal, le français comme langue la plus souvent parlée à la maison est descendu sous la barre des 50% (48,3%). Par ailleurs, le groupe anglophone de Montréal assimile plus d’allophones que sa proportion linguistique (45% alors qu’il ne représente qu’environ 25% de la population de l’île). À Laval, de 2001 à 2016, le français langue d’usage est passé de 77,5 % à 65,1%. L’anglais progresse légèrement, mais ce sont surtout les langues autres que le français et l’anglais (les allophones) qui progressent.
La récente étude de l’OQLF souligne qu’à la question « quelle langue, français ou anglais, utilise-t-on de façon prédominante dans l’espace public montréalais? » seulement 60% des habitants de l’île répondent le français (les autres répondent l’anglais à 17% et le français et l’anglais à 22%). Près de 40% de la population de l’Île de Montréal utilise donc de manière régulière (non-prédominance du Français) l’anglais dans l’espace public. D’un point sociologique et démolinguistique, Montréal est une ville bilingue.
A-t-on ici l’explication du constat d’un Montréal qui s’anglicise dans sa langue publique?
Pas tout à fait. La majorité des nouveaux immigrants savent parler le français et la vaste majorité des habitants de l’île de Montréal aussi. Le groupe francophone demeure prédominant et les lois linguistiques font de Montréal une ville de langue française.
Pourquoi alors les rues montréalaises bourdonnent-elles autant en anglais?
Essayons de suggérer quelques réponses.
Les limites du juridique
On a souvent rappelé le chartisme du gouvernement canadien et la prédominance des tribunaux dans l’application des lois linguistiques. Il faut rappeler que le juridisme linguistique est aussi, sinon plus présent, au Québec. C’est par des lois fondamentales que le Québec a voulu agir sur la démographie linguistique.
Rappelons que la Charte des droits de la personne du Québec précède la Charte canadienne des droits et libertés et a une plus grande portée. La Loi 101, qui fait du français la langue officielle du Québec, se nomme précisément la Charte de la langue française et se veut une loi fondamentale du Québec. Dans le débat sur la laïcité, le projet du gouvernement péquiste s’inscrivait lui aussi dans l’univers des chartes: La Charte des valeurs.
Encore récemment, la Loi 96 (visant à modifier la Charte de la langue française) contenait des dispositions visant à constitutionnaliser l’unilinguisme français au Québec (notamment les dispositions concernant la constitution du Québec de la loi constitutionnelle de 1867). Je dirais même que l’utilisation de la clause dérogatoire, dans le cadre de cette même loi, a moins comme effet de replacer l’enjeu de la langue dans le politique que de l’encastrer dans une constitution québécoise. D’un juridisme à l’autre.
Dans un texte se référant principalement au néo-souverainisme des années 2000 (rejet de la mémoire canadienne-française, nationalisme civique, le français langue de citoyenneté, culture diversitaire, américanité, etc.), l’historien Éric Bédard parlait de la « trudeauisation des esprits », soulignant par cela que le juridisme de la Charte canadienne des droits et libertés avait pénétré la conscience des souverainistes québécois. J’oserai inverser le raisonnement: la propension à judiciariser la question linguistique est bien québécoise; Trudeau avait bel et bien ici un esprit québécois (tout comme Charles Taylor, qui comme le dit Fukuyama, fut le grand théoricien de la question identitaire parce que Québécois).
Le chartisme est un mécanisme qui vise à inscrire certains principes comme des lois fondamentales de la société et, ce faisant, à les retirer du débat politique. Cette judiciarisation de la société a largement été contestée, car elle 1) dépolitise la société en soustrayant des enjeux fondamentaux du débat public; 2) dilate le lien social en définissant le citoyen comme un ayant droit; 3) assoit la société sur des principes universels, au détriment des médiations politiques ou des valeurs nationales (la Charte des valeurs nommait malencontreusement valeurs ce que sont les grands principes du libéralisme moderne: laïcité, démocratie libérale, égalité homme-femme).
Au Québec, on vient de le rappeler, le juridisme linguistique (la Loi 101 et ses suites) a été un élément important dans la stabilité linguistique. Les données sont formelles: le français a progressé au Québec, que ce soit dans son usage, dans la francisation des enfants d’immigrants comme celle des entreprises. Ces progrès se sont stabilisés après une vingtaine d’années, ce qui fait que l’on a pu parler d’une normalisation ou d’une routinisation des politiques linguistes.
Mais l’inquiétude renaît depuis une dizaine d’années. Pour utiliser l’expression du juriste Pierre Foucher, parlant des effets juridiques de l’école française sur la fréquentation scolaire dans la francophonie canadienne, on aurait atteint les limites de ce que peut générer le droit. On assisterait à une sorte d’épuisement de ses effets. Ce serait au politique — à la société, autrement dit — de prendre le relais.
Il ne s’agit pas ici d’un rejet du droit comme principe fondamental de nos sociétés, ou encore comme outil de régulation politique des langues. Mais, pour paraphraser de grands maîtres, « on ne doit pas trop aimer les chartes » (Tocqueville) car « les droits fondamentaux ne sont pas une politique ». Le droit ne peut en effet se substituer à des politiques de promotion et déploiement de la langue, ou encore à de puissants mouvements de la société. Il ne peut mettre en dormance l’inquiétude linguistique. Si le Québec a réussi l’imposition du français comme langue de communication — près de 95% des Québécois parlent français — il semble bien que l’on n’ait pas réussi à transmettre l’amour de cette langue.
Était-ce possible par une loi? Pour paraphraser Edmund Burke, on ne tombe pas en amour avec une règle de droit.
L’individualisme
La place qu’occupe le droit dans nos sociétés est par ailleurs liée à un phénomène plus large, qui aide à comprendre une certaine tiédeur dans notre volonté collective, par rapport à la langue mais aussi par rapport aux grands projets collectifs. L’individualisme émancipe l’individu en le déliant des liens de dépendance qu’il entretenait avec ses communautés d’appartenances (familles, religion, langue, etc.). Dans la société des individus, l’individu croit gérer lui-même sa propre vie. Il se distancie ainsi du collectif.
Le collectif ou le commun ne disparaît pas pour autant. Il doit dorénavant être construit, c’est-à-dire devenir plus politique, plus réflexif, car en continuelle tension avec la culture du soi. C’est ainsi qu’au cours des années 60, l’individualisme s’est articulé au providentialisme étatique, sur le plan politique, et à des mouvements d’émancipation politico-culturelle, sur le plan de la société civile. Le néonationalisme québécois des années 60-70 s’inscrit dans cette mouvance: un mouvement d’émancipation politico-culturel teinté de providentialisme étatique. Ce mouvement souffla dans le dos de la judiciarisation linguistique, en l’imposant et en lui donnant une couleur collective.
Or ce vent en poupe n’existe plus. Partout en Occident, les années 1980 ont vu se déployer un hyperindividualisme. La grande parenthèse collective des années 60 a pris fin. L’identité a remplacé l’émancipation comme principe moteur du nationalisme québécois. Une identité plus individualisée, moins avide de grands projets collectifs.
Aujourd’hui, les demandes de renforcement des lois linguistiques — l’extension de la loi 101 au cégep, le rétrécissement des universités anglophones, l’application de la Charte de la langue française aux entreprises de juridiction fédérale, le recours à une immigration francophone — ne mobilisent plus les masses comme à l’époque du McGill français. Soit que l’on y adhère d’une manière molle, comme un acquis, la routinisation de la francisation; soit que l’on s’en méfie, car l’individu moderne est soucieux que ces choses relèvent des choix personnels (comme choisir sa langue d’enseignement au Cégep). La récente mise à jour de la loi 101, la loi 96, va d’ailleurs dans ce sens: elle resserre prudemment les mécanismes juridiques de la Loi 101 mais n’effectue pas de changements majeurs qui pourraient indisposer une société d’individus.
L’anglais
L’anglais, comme langue, mais aussi l’Anglais comme groupe dominant porteur de cette langue, fut historiquement l’ennemi contre qui s’opposait le nationalisme québécois. C’était encore vrai dans les années 60. Il fallait lutter contre l’impérialisme américain qui parle anglais, contre le Canada anglais, contre l’anglais, langue dominante du business québécois, contre l’assimilation.
Les choses ont changé. La mondialisation et le libre-échange ont modifié notre rapport à l’impérialisme américain, la question constitutionnelle avec le Canada a été largement évacuée du débat public, la bourgeoisie anglaise de Montréal a fui vers Toronto et a été remplacée par le Québec Inc. ou par des firmes multinationales avec certificat de francisation.
Pour les générations montantes, l’anglais n’est plus la langue de la domination, c’est la lingua franca de la culture pop, du cosmopolitisme d’aéroport, des réseaux sociaux, de l’ouverture au monde. C’est cool de parler anglais et pas uniquement parce que le Keb n’est pas une culture gagnante. Les jeunes francophones s’inscrivent de plus en plus aux cégeps anglophones. S’ils le pouvaient, les enfants des élites montréalaises francophones feraient la même chose au secondaire. Lisée nous rappelait que plusieurs d’entre eux, dans la cour d’école, parlent déjà anglais. C’est pour maintenir cette « ouverture » que tant le gouvernement Legault qu’une bonne partie des francophones du Québec n’adhèrent pas à la proposition du cégep obligatoirement en français.
L’effacement de l’anglais comme ennemi a des conséquences sur la puissance du mouvement de francisation. La définition d’un ennemi, d’un rapport agonistique, est essentielle à la force d’un mouvement social. C’est une constante de l’analyse des mouvements sociaux, d’Alain Touraine à Chantale Mouffe. L’idée, aujourd’hui largement répandue, que la promotion du français n’a rien à voir avec une opposition à un Autre, avec un certain antagonisme à l’anglais, est une idée morale, mais pas politique. Sa substitution par un ennemi immigrant (nous y arrivons), dans la constellation identitaire dans laquelle nous vivons, s’est avérée plus diviseuse que rassembleuse.
La constellation identitaire
Le mouvement de francisation du Québec des années 60 et 70 a été porté par un puissant mouvement identitaire national. Un mouvement d’émancipation nationale que l’on pouvait inscrire dans un triangle englobant une Identité forte, le Nous Québécois, une Opposition à un ennemi, l’Anglais et l’impérialiste américain, et une inscription dans une Totalisation, une lutte d’émancipation universelle, le mouvement de décolonisation. (J’emprunte à Alain cette triangulation des mouvements sociaux: identité, opposition, totalisation.) C’est ce qui permettait à l’identité québécoise d’être à la fois identitaire et politique.
Or cette triangulation s’est effondrée au cours des quarante dernières années.
L’opposition à l’anglais comme ennemi s’est effacée, et plus personne aujourd’hui n’adhère à l’idée que le combat identitaire québécois est une lutte de libération nationale d’une société colonisée, comme le scandaient Pierre Vallières, Marcel Rioux, ou Gaston Miron. Au contraire, pour certains, l’identité québécoise francophone ferait aujourd’hui partie d’une identité occidentale blanche colonisatrice. Autrement dit: on aurait basculé de l’autre bord. La question identitaire québécoise est dorénavant sous procès. Par ailleurs, les grands enjeux totalisants ont migré, vers les enjeux environnementaux notamment. L’identité nationale s’est esseulée.
La question identitaire n’a pas disparu pour autant. Certains définissent même les sociétés contemporaines, y compris le Québec, comme des sociétés d’identités. Mais l’identité se serait fragmentée: elle n’est plus le lieu de la construction du commun, de la mise en sens de la société. Elle s’est fragmentée en de multiples revendications minoritaires qui s’affirment plus sur le mode d’ayant droit, de reconnaissance individualisée, que de reconnaissance communautaire, ce qui sied bien au juridisme et à l’individualisme contemporains. Par exemple, la Cour suprême a précisé que les droits religieux relevaient de la conscience individuelle et non d’une appartenance attestée à une religion.
L’identité commune est aussi fragmentée. L’idée d’une nation québécoise francophone n’a jamais fait consensus; les Anglos québécois et une grande partie des minorités ethnoculturelles n’y ont jamais adhéré. On n’a qu’à regarder la carte électorale du Québec d’un point de vue nationaliste pour s’en convaincre. Mais, chez les francophones, l’adhésion à l’idée d’un Québec comme société distincte était largement consensuelle.
Le nouvel enjeu identitaire a profondément modifié la situation. Le nationalisme québécois est dorénavant perçu par une partie significative des francophones (et, évidemment, par une partie encore plus grande des anglophones et des allophones) comme un refus d’ouverture à la diversité. Le débat sur la laïcité (la Charte des valeurs, la Loi 21) a dévoilé cette fissure. Elle explique en grande partie l’existence d’un parti comme Québec solidaire et son improbable fusion avec le Parti Québécois.
Même au sein de la mouvance nationaliste, l’idée d’émancipation politico-culturelle a largement fait place à un nationalisme civique qui évacue l’ethnicité. On ne doit pas s’y tromper: les « valeurs québécoises » inscrites dans la Charte des valeurs renvoyaient essentiellement aux grands principes du libéralisme moderne (laïcité, démocratie, primauté du droit, égalité homme-femme). Les nationalistes conservateurs québécois sont curieusement devenus des républicains libéraux. Certains veulent aujourd’hui, à la manière du populisme européen, faire de ces principes libéraux des valeurs à défendre contre l’idéologie diversitaire et l’islamisation de nos sociétés. Cela a pour effet d’éloigner encore plus le « diversitaire » d’un désir d’intégration. Plus philosophiquement, on voudrait faire de l’État de droit non pas un principe juridique, mais une question culturelle. Comme si la culture pouvait être réduite à une règle de droit.
L’immigration
On arrive finalement à l’immigration. La discussion sur la francisation porte évidemment sur eux. On ne réussit pas à faire en sorte que, pour une grande majorité des allophones, le français soit davantage qu’une langue de communication; qu’elle devienne une langue commune, une langue de culture. On ne réussit plus, hors le droit, à les intégrer, mot d’ailleurs largement banni (sinon honni) du débat, alors même qu’ils s’intègrent à la société anglophone nord-américaine, par la simple force attractive de l’anglais.
Pourtant, ce ne sont pas les immigrants qui sont responsables du déploiement du juridisme qui nous gouverne, ni de l’individualisme qui travaille la société d’en bas. Une forte proportion d’entre eux sont d’ailleurs issus de traditions politiques non démocratiques et de cultures communautaires. De même, l’idéologie diversitaire ou postcolonialiste n’est pas un vent qui vient du sud; c’est dans le milieu universitaire occidental que de telles idéologies se sont développées. Ironiquement, la French theory de Derrida, Foucault, Deleuze et cie est en partie responsable de son émergence dans les campus nord-américains.
À Montréal, l’anglicisation est autant redevable au départ des francophones vers la banlieue qu’à l’augmentation des anglophones et des allophones. La démolinguistique de la grande région métropolitaine varie peu: c’est Montréal (l’île) qui perd ses francophones pour la banlieue. D’ailleurs, un peu à la manière de Bruxelles — ville sonore flamande le jour, ville française le soir et la nuit, après que les Flamands soient retournés en banlieue — Montréal est francophone de jour, de moins de moins de nuit, quand les francophones sont retournés dans leurs banlieues unilingues.
Il en va de même pour l’acceptation de l’anglais comme lingua franca.
Ce qui a choqué dans le texte de Lisée, c’est que des étudiants francophones se parlent anglais entre eux dans la cour de récréation. Un phénomène qui serait présent jusqu’à dans la ville de Québec. Il y a ici un pouvoir d’attraction de l’anglais qui n’est pas dû à la complétude institutionnelle de la communauté anglophone de Montréal, ni aux allophones (qui savent parler français à 85% au Québec), mais à la force d’attraction de l’anglais et, inversement, à la faible capacité du français d’assimiler.
Bien qu’ils n’en soient pas responsables, les nouveaux arrivants sont néanmoins le maillon par lequel transite une partie de l’affaiblissement du français. Compte tenu de la faible attractivité du français, une baisse des seuils d’immigration ne s’impose-t-elle pas?
La plupart des partis politiques et des analystes en conviennent. Mais la chose n’est pas aussi simple. La CAQ était le parti politique le plus affirmatif quant à la baisse des seuils d’immigration à 40 000. Sous sa gouverne, le nombre a plutôt augmenté à plus de 50 000, en raison des pressions des milieux d’affaires, des régions, des universités et d’une opinion citoyenne généralement favorable à l’immigration.
Par ailleurs, l’enjeu de l’immigration n’est pas qu’économique (le besoin de main-d’œuvre), il est aussi politique: le poids relatif du Québec français, par rapport au reste du Canada, décline depuis les années 1950. Même dans un Québec indépendant, ce poids relatif, avec son environnement démographique anglophone, restera un enjeu. L’Amérique est une terre d’immigration, la natalité franco-québécoise ne compense plus le différentiel avec le Canada anglais. À moins que la nation française d’Amérique accepte une lente marginalisation, l’avenir du français en Amérique ne saurait se faire sans l’intégration de nouveaux arrivants.
La présence de l’anglais dans l’immigration au Québec n’est d’ailleurs pas principalement due à l’immigration économique, déjà contrôlée par le Québec, et largement francophile. Ce sont plutôt les migrants temporaires, près de 500 000 en 2023 (travailleurs de mobilité internationale, travailleurs agricoles, étudiants internationaux), dont la francisation est plus aléatoire.
Peut-on s’en passer? Non. Personne d’ailleurs ne le demande. Franciser? Difficilement, ce sont des « temporaires ». Réduire? Oui, mais sans nuire à la mobilité internationale, aux besoins de main-d’œuvre en région, dans les services, en agriculture, à la nouvelle logique internationale des études supérieures, etc.
Tout cela pour rappeler que la question de l’immigration est complexe. Nous avons besoin de l’immigration, nous avons des devoirs internationaux envers les réfugiés et la réunion des familles et, finalement, la diversité est devenue une valeur largement partagée, pas simplement une idéologie imposée. Sans compter que l’immigration n’est que la pointe de l’iceberg des obstacles à la francisation au Québec. Réduire, soit, mais pas trop!
Que faire?
J’ai conscience que ce texte est écrit sous la forme d’une lamentation. Il ne propose aucune solution. J’ai voulu compliquer la situation. Je constate une sorte d’impasse dans la progression de la francisation au Québec. Le juridisme a atteint ses limites. Plusieurs vagues de fond nuisent à l’approfondissement de la francisation.
Une lumière pourrait-elle se trouver quelque part dans une véritable politique culturelle de la langue? Le français non seulement comme langue de communication, mais comme langue commune? Une langue commune est aussi une langue de culture; une langue que tous aiment. Mais l’époque le permet-elle?
Joseph Yvon Thériault est sociologue. Il s’intéresse aux identités dans les sociétés traversées par l’individualisme démocratique. Il est un spécialiste des francophonies nord-américaines (Québec, Acadie, francophonie canadienne). Il a notamment publié Critique de l’américanité, 2002, Évangéline: contes d’Amérique, 2013, Sept Leçons sur le cosmopolitisme (2019). Il est professeur retraité de l’Université du Québec à Montréal et professeur émérite de l’Université d’Ottawa. Il intervient régulièrement sur les enjeux de sociétés dans les médias.
4 Commentaires
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Une description étoffée des changements de perception des Québécois au cours des dernières décennies, qui est en même temps la chronique d’une mort annoncée. Ne reste plus qu’à se convaincre qu’on ne meurt pas vraiment, qu’on ne fait que se transformer et mélanger nos molécules au monde environnant !
Il me semble aussi qu’Ottawa, valet du Canada anglais, est étrangement absente de cette description et apparemment dédouannée de toute responsabilité quant à notre affaiblissement collectif. Pourtant, les immigrants dès leur arrivée -telle l’empreinte chez les canards- ne portent-ils pas leur première allégeance, au moins implicitement, au régime fédéral, ce qui nous relègue à du menu fretin (pour ne pas descendre de plusieurs crans, comme le rappelait Lisée).
Benoît Gagné: « les immigrants dès leur arrivée -telle l’empreinte chez les canards- ne portent-ils pas leur première allégeance, au moins implicitement, au régime fédéral » …en grande partie juste. Mais la question est : pourquoi? Ils parlent français, du moins leurs enfants. C’est donc l’incapacité par des lois à leur transmettre une passion (comme la vôtre par exemple) pour l’idée d’une nation française en Amérique.
Bravo! Je pourrais apporter bien des éléments à ajouter, mais je ne crois pas cela nécessaire, car vous mettez une bonne base pour une réflexion riche avec un ton qui porte à prendre un pas de recul pour réfléchir afin de, non pas détruire votre argumentaire, mais pour le bonifier. Merci monsieur Thériault!
On peut se demander, avec M. Thériault, ce qui manque à notre culture. À mon avis, la réponse n’est pas du domaine politique.
Je crois que le problème est d’abord philosophique et qu’il est occidental et non pas spécifiquement québécois. Il tient à notre conception de l’homme dans la modernité. Le libéralisme est une idéologie. Une idéologie qui réduit l’homme à sa dimension individuelle et dont l’idéal est la liberté absolue de l’individu. Or l’humanité est aussi sociale qu’individuelle. Un individu ne peut devenir un homme sans contact avec une société. Celle-ci lui transmet une langue, d’abord, et des idées, des concepts et des valeurs. Sans cette transmission, un individu ne pourrait pas penser comme un être humain. Le culte de l’individu, typique des sociétés libérales, est une aberration. La réalité est que l’humanité est une dualité individuelle et sociale.
Je crois que ce qui manque à notre culture est une religion. Une religion positive et non autoritaire. Complètement séparée de la politique. Et donc qui respecte le principe de laïcité. La politique doit aussi respecter ce principe et ne doit pas tenter de se substituer à la religion, comme le fait le régime chinois. La fonction d’une religion est d’aider les individus à chercher une unité les uns avec les autres dans l’être transcendant. La politique doit être la plus rationnelle possible. Et la religion ne doit pas avoir de pouvoir de contrainte. Seul l’État doit avoir ce pouvoir.