Vendre son indignation

--- 8 mars 2022

Qui s'intéresse encore à l'intérêt général quand tout nous pousse à défendre notre gang?

Photo: Raphael Koh, via Unsplash

Il était une fois un monde merveilleux où les citoyens de tendances diverses échangeaient de bonne foi sur des sujets variés, dans l’espoir de mieux se comprendre. Malgré leurs désaccords, ils débattaient sur la base de constats partagés et cherchaient des solutions d’intérêt public. Chacun comprenait que la défense étroite et obstinée de ses intérêts ne contribuait pas au bien commun et, par conséquent, les citoyens s’efforçaient de se placer le plus possible dans la position originelle. Ce faisant, ils élaboraient et renouvelaient un contrat social toujours imparfait, mais construit sur la base de principes universels et compris par tous. 

Au risque d’en décevoir certains, il s’agit bien sûr d’une utopie. Il semble toutefois qu’on en soit aujourd’hui plus loin que jamais. 

Au Québec, la polarisation semble s’être accentuée de manière importante depuis une vingtaine d’années, au point où cinq partis significatifs se disputent maintenant l’électorat. Même histoire au Canada, un pays scindé en blocs régionaux, sans perspective de réconciliation à court terme. Aux États-Unis et en France, deux pays qui exercent une influence certaine sur nos mœurs politiques, la polarisation sociopolitique est encore plus forte qu’ici. Un peu partout, les sociétés sont divisées en groupes plus hermétiques, qui interagissent moins et se font moins confiance, au point de créer des réalités parallèles.  

Cette polarisation n’est pas accidentelle. Elle est le résultat de plusieurs facteurs, incluant les chambres d’écho engendrées par les plateformes numériques, les idéologies identitaires qui divisent les gens sur la base d’attributs personnels ou culturels, les tactiques politiques fondées sur la mobilisation d’une clientèle, et le marketing médiatique qui repose sur la fidélisation d’une clique. (Il va sans dire que ces facteurs convergent et se complètent à merveille.)

On a ainsi vu l’essor de plateformes et de commentateurs dont l’objectif n’est pas de favoriser la compréhension mutuelle ou de diversifier et enrichir les perspectives, mais d’entretenir et de renforcer, inlassablement, les opinions préalables de leurs lecteurs et auditeurs. 

L’objectif n’est pas de bâtir des ponts, mais de fouetter sa gang. On ne cherche pas à expliquer ou convaincre, mais, trop souvent, à choquer et enrager. Certains le font avec des majuscules et des points d’exclamation; d’autres le font à l’aide de formules savantes et d’une langue soignée. À l’ère des algorithmes de contenu, l’important est d’entretenir la colère et l’indignation de ses partisans pour générer de l’engagement qui paie, politiquement ou financièrement. 

Plusieurs politiciens et commentateurs se transforment alors en espèces de lobbyistes pour une cause ou un groupe précis, qui agit comme un prisme à travers lequel tous les enjeux sont perçus et analysés: la protection du français ou de l’anglais, la promotion du Québec ou du Canada, la perspective des femmes, des hommes ou d’autres genres, les revendications des Premières nations, des immigrants ou des natifs, les intérêts des entreprises ou des syndicats, les préoccupations urbaines ou rurales, la défense de la liberté ou de la sécurité, d’une profession, d’une industrie, ou d’une ligne de parti. 

Le problème, c’est que dans un univers polarisé, où le scandale et l’indignation paient davantage que la nuance et la réconciliation, il n’y a plus d’incitation à s’élever au-delà de son état et de ses intérêts propres.

Le problème n’est pas que ces groupes, idées et intérêts divers (et parfois divergents) existent au sein de la population. Dans la vraie vie, ils sont incontournables et souvent légitimes. Le problème, c’est que dans un univers polarisé, où le scandale et l’indignation paient davantage que la nuance et la réconciliation, il n’y a plus d’incitation à s’élever au-delà de son état et de ses intérêts propres. La poursuite désintéressée du bien commun a certainement toujours été rare et difficile (voire utopique), mais les lois du marché politique et médiatique contemporain exacerbent le problème: chacun est poussé à représenter et défendre son clan et ignorer l’intérêt général, dans une logique de rapport de force ou de corporatisme politique, social ou identitaire. Hors de la gang, point de salut.

Il va sans dire que la plateforme que nous lançons aujourd’hui ne changera pas cet état de fait. Il faut plutôt y voir une espèce de laboratoire dédié à l’exploration d’une thèse un brin (très) idéaliste : l’espoir qu’au-delà des camps et des étiquettes, il existe des constats et des aspirations susceptibles de ratisser large et de rassembler des personnes aux horizons divers, à défaut de convaincre tout le monde.  

En ce sens, Vaste Programme propose une méthode – le risque de l’incertitude, l’exploration des idées adverses, l’ouvrage patient – bien plus qu’un… programme.

Nos collaborateurs ne pensent pas tous la même chose et ne seront pas toujours d’accord. Mais nous souhaitons faire preuve, autant que possible, d’une discipline commune dans notre façon d’aborder les sujets et d’en débattre: avec bonne foi et humour, sans mépris ni faux-fuyant. Nous n’y parviendrons pas toujours. Espérons seulement que nous n’arrêterons pas d’essayer.  

Comme l’écrivait Saint-Denys Garneau, il s’agit peut-être simplement de ne pas “s’endormir et mourir dans un fauteuil”, et de chercher plutôt, à se “reposer sans appui”.


Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la CDPQ et au Sénat du Canada.

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