Le dangereux virage de la science et du journalisme

--- 29 juin 2023

Quand l'idéologie remplace la déontologie, le public perd confiance

Il y a quelques jours, Le Devoir a publié une entrevue avec l’historien Yves Gingras, professeur et directeur scientifique de l’Observatoire des sciences et des technologies de l’UQÀM. S’exprimant dans le cadre du congrès de l’Acfas, M. Gingras dénonçait la «moralisation» de la science, qu’il définit comme la révision ou la rétractation d’articles «non pas parce que leurs résultats ne sont pas valides, mais parce qu’ils déplaisent à certaines communautés ou à certains groupes de pression». 

L’entrevue touche à plusieurs enjeux et note en particulier les aspects systémiques du problème:

La politique des [trois conseils subventionnaires, IRSC, CRSH et CRSNG] prévient aussi que « les chercheurs qui entreprennent des projets de recherche comportant une démarche critique [en sciences humaines] adopteront des mesures appropriées pour respecter les normes culturelles, protéger la sécurité des participants, et réduire au minimum les préjudices potentiels au bien-être de la communauté dans son ensemble ». Ainsi, une recherche archéologique qui découvrirait des choses qui contrediraient les convictions culturelles d’une communauté ne pourrait donc pas être publiée parce qu’elle risquerait d’offenser ladite communauté, dit [Yves Gingras].

À certains égards, les critiques de M. Gingras rejoignent celles formulées en avril dernier par une trentaine d’universitaires, incluant deux prix Nobel, dans un article intitulé À la défense du mérite en science. L’article, qui a fait l’objet d’une couverture abondante et de débats pointus, s’en prend essentiellement aux idéologies identitaires contemporaines qui cherchent à remplacer les processus scientifiques classiques – recherche ouverte, débats rigoureux, empirisme et conclusions fondées sur des inférences logiques – par des critères subjectifs fondés sur l’identité des auteurs et un certain tribalisme idéologique. Les auteurs concluent par un appel:

Les scientifiques doivent commencer à se lever pour défendre l’intégrité de leurs champs d’étude, malgré les risques d’intimidation et d’attaques verbales; les philanthropes et organismes subventionnaires devraient lier leur soutien à des recherches scientifiques rationnelles et non partisanes. La science maximise sa contribution au bien commun quand elle se consacre à la recherche libre de la connaissance, à l’abri des orthodoxies idéologiques.

De la science au journalisme

Le même jour où Le Devoir publiait son entrevue avec Yves Gingras, le New Yorker a publié un long entretien avec A.G. Sulzberger, grand patron du New York Times. La discussion touche à plusieurs thèmes mais les passages les plus intéressants portent sur le choc des visions au sein du vénérable journal. Sulzberger résume ainsi le débat:

Le rôle des journalistes devrait-il être de favoriser une certaine cause, un parti, un groupe, une idéologie, ou même une solution spécifique à un enjeu précis? Ou le rôle des journalistes devrait-il être de suivre la vérité de manière indépendante et d’essayer d’armer le public avec les faits, le contexte et la compréhension dont il a besoin pour que notre démocratie géante et diversifiée s’organise et se gouverne?

Sans surprise, Sulzberger explique que la deuxième option est celle du journalisme traditionnel, celle du New York Times, et la sienne, mais qu’il a été «frappé de voir tant de moyens intellectuels déployés pour plaider l’autre côté» depuis quelques années. Ce qui lui avait toujours semblé une évidence – que le journalisme ne devrait pas être orienté – est soudain contesté. Sulzberger résume ainsi sa critique de ce nouveau courant:

La réponse la plus courte est que je m’oppose à la certitude — celle des journalistes qui amorcent un reportage en sachant quelle histoire ils veulent raconter et quel résultat ils veulent favoriser. Je crois que cette posture est dangereuse pour le journalisme. Je parle dans mon essai de cet engagement nécessaire des journalistes à décrire le monde tel qu’il est, et non le monde tel que nous aimerions qu’il soit. Le journalisme exige une posture de recherche plutôt que de conviction. 

Dans l’essai qui a servi de prétexte à l’entrevue du New Yorker, Sulzberger écrit:

L’indépendance est cet engagement journalistique, de plus en plus contesté, à suivre les faits là où ils mènent. L’indépendance place la vérité — et sa recherche, dans un esprit d’ouverture sceptique — au-dessus de toute autre considération. Tout ceci peut sonner comme des clichés ennuyeux et bien-pensants d’un cours de journalisme 101, mais dans cette époque hyper-polarisée, le journalisme indépendant, et les valeurs parfois contre-intuitives qui l’animent, sont devenus un projet radical. (…) L’indépendance exige des journalistes qu’ils soient prêts à exonérer des gens réputés vilains, ou qu’ils questionnent ceux qu’on perçoit comme des héros. Elle exige que les journalistes publient ce qu’ils apprennent — de manière juste et complète — peu importe l’identité des personnes mécontentes ou les possibles conséquences politiques. L’indépendance demande qu’on énonce clairement les faits, même s’ils semblent favoriser une partie à un conflit. Et elle implique de noter et de décrire fidèlement les ambiguïtés et les débats dans les cas plus fréquents où les faits ne sont pas clairs, ou quand leur interprétation prête à des divergences raisonnables, laissant ainsi aux lecteurs le soin d’apprécier par eux-mêmes cette incertitude.

L’entrevue se porte ensuite sur un certain nombre de reportages et de publications qui ont donné lieu à de vifs débats au sein du New York Times et parmi ses lecteurs au cours des dernières années: des articles révélant que l’Ukraine avait utilisé des bombes à fragmentation; les articles sur la destruction de courriels et le serveur privé de Hillary Clinton; des articles sur les écoles juives hassidiques de New York qui ne suivent pas le curriculum scolaire; la publication de lettres ouvertes de Tom Cotton et de Vladimir Poutine; des articles sur les question de genre, etc. 

Dans tous ces cas, les critiques voulaient essentiellement faire disparaître les textes et les reportages. Sulzberger résume ainsi leur pensée: «C’est peut-être vrai, mais, puisque l’information pourrait être mal utilisée, nous ne voulons pas qu’elle soit publiée». Sulzberger reprend la formule plus tard dans l’entrevue, au sujet des controverses éthiques et médicales entourant les traitements hormonaux et les chirurgies visant les mineurs trans: «dans les faits, nos critiques nous demandent de faire semblant que le débat n’existe pas, de peur que l’information soit détournée». 

Mon collègue Simon a récemment écrit là-dessus lui aussi.

UNE NOUVELLE MORALITÉ?

Le parallèle est clair entre les observations de M. Gingras sur la science et celles de M. Sulzberger sur le journalisme: dans les deux cas, on déplore que des informations et des analyses valides soient évacuées en raison de l’effet qu’elles pourraient avoir sur certaines personnes ou de l’utilisation politique qu’on pourrait en faire. Autrement dit, on ne juge plus à l’aune de la vérité, mais de ses conséquences. Comme l’avaient fameusement écrit les Britanniques à propos de l’argumentaire de l’administration de George W. Bush en faveur de l’invasion de l’Irak: the facts were being fixed around the policy.

M. Gingras qualifie cette dérive de «moralisation» mais, avec égards, le terme me semble mal choisi, parce qu’il suggère le passage d’une science amorale à une science morale. 

Or, il y a toujours eu une certaine moralité (ou, peut-être plus précisément, une éthique) en science. Les méthodes doivent être rigoureuses et éprouvées. Les conflits d’intérêts doivent être déclarés. Les résultats doivent être réplicables et correctement rapportés. Les analyses doivent être transparentes. Les conclusions doivent être logiques, reconnaître leurs limites et découler des résultats. Les auteurs doivent accepter et répondre aux critiques. (Les sciences humaines diffèrent des sciences pures mais ces disciplines sont aussi régies par des normes visant à leur conférer une certaine crédibilité.)

Tous ces principes servent, depuis longtemps, à distinguer la bonne science de la mauvaise science. La première commence avec des faits, des méthodes et des analyses rigoureuses, et ajuste les conclusions en conséquence. La seconde commence avec les conclusions désirées et ajuste les faits, les méthodes et les analyses en conséquence.

Les adversaires idéologiques de Gingras et Sulzberger proposent aujourd’hui d’inverser cette logique: la bonne science et le bon journalisme sont ceux qui mènent aux résultats voulus; la mauvaise science et le mauvais journalisme sont ceux qui nous contredisent ou qui pourraient aider nos adversaires. 

LA TERRE BRÛLÉE DE LA DÉMOCRATIE

Ainsi, la fin justifie les moyens. Les sujets sont étudiés ou ignorés suivant la ligne éditoriale; les informations contradictoires sont omises; les contextes et les analyses sont tronqués; les perspectives opposées sont évacuées ou caricaturées; les citations arrangées pour favoriser un camp et défavoriser l’autre. On évacue sciemment des faits, des idées et des gens de l’espace public. Plusieurs médias, notamment, semblent avoir abandonné toute velléité d’informer le public et de lui présenter les nuances et la complexité des enjeux, cherchant plutôt à créer des «soldats pour la guerre des narratifs». 

Certains vont même plus loin. Sous couvert de lutte à la désinformation, de protection contre les préjudices ou de résistance à diverses menaces, des groupes cherchent à criminaliser, exclure ou censurer les articles et les propos qu’ils réprouvent

On passe ainsi d’une éthique déontologique, qui se fonde sur l’intégrité des méthodes, à une éthique conséquentialiste, qui se fonde sur la conformité à des orientations sociopolitiques. C’est un virage – certains diraient un dérapage – majeur, tant pour le journalisme que pour la science, deux entreprises humaines qui ont historiquement fondé leur crédibilité sur un idéal déontologique.

La confiance du public dans les médias et la science est aujourd’hui à son plus bas. C’est un enjeu réel et grave pour les démocraties, peu importe où l’on se situe sur le spectre politique. Et la politisation de la science et du journalisme – tant chez les conservateurs que chez les progressistes – contribue assurément pour beaucoup à cet effritement de la confiance.

Comme le disait récemment Sudip Parikh, président de l’Association américaine pour l’avancement de la science, «la science doit être non partisane». Il aurait pu ajouter que le journalisme devrait l’être aussi.


Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la Caisse de dépôt et à l'Institut du Québec. Il travaille actuellement comme directeur des affaires parlementaires au Sénat.

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