Ne laissez pas les faits gâcher une bonne histoire

--- 26 août 2023

Les médias traditionnels font face à une crise existentielle

Dans le monde anglophone, une vieille blague circule depuis toujours dans les salles de nouvelles: Never let the facts get in the way of a good story. On attribue souvent la phrase à Mark Twain. 

Cette boutade sarcastique, également d’usage dans les milieux francophones, illustre la propension de certains journalistes à sélectionner, omettre ou exagérer certaines informations pour présenter une version partielle (et partiale) de la réalité dans leurs reportages ou leurs chroniques. On maquille un peu les affaires pour améliorer le produit. Pour quiconque raconte des histoires fondées sur le réel, il s’agit d’une tentation constante.

Dans certains cas célèbres, des journalistes inventent des histoires de toutes pièces pour faire sensation. Ces fabulateurs sont prêts à tout pour susciter l’intérêt, gagner un auditoire et atteindre la gloire professionnelle. Quand ces fraudes sont démasquées – le plus souvent par d’autres journalistes – elles font évidemment scandale. Mais elles sont assez rares.

Ce qui est beaucoup plus courant, c’est le choix conscient ou inconscient du contexte, des faits et des perspectives qu’on décide d’inclure, ou non, dans un reportage ou une chronique. Ces décisions sont parfois innocentes, le résultat de la paresse, de l’ignorance, des contraintes d’espace ou de temps. Mais elles sont parfois délibérées, issues d’une volonté de valider une certaine vision, de favoriser certains groupes, ou de confirmer certaines allégeances. On cherche alors à «contrôler le narratif». 

Ainsi, on relativise les travers d’une gang et on grossit ceux de la gang d’en face. On braque les projecteurs sur certaines réalités et on en occulte d’autres. On publie les statistiques qui appuient notre vision et on omet celles qui la contredisent. On invoque le contexte quand il nous aide et on l’ignore quand il nous nuit. On présente les meilleurs arguments d’un camp et on évacue ou on caricature ceux des opposants. On s’indigne des raisonnements fallacieux, des attaques personnelles et de la rhétorique toxique quand ils visent nos amis mais on déploie les procès d’intention, le salissage personnel et les arguments malhonnêtes contre nos ennemis.

Contrairement aux reportages purement fictifs, ces manipulations, ces biais ou ces réflexes ne débouchent pas sur des nouvelles entièrement fausses. Il y a presque toujours une part de vérité dans ce qui est raconté. Mais le public averti perçoit néanmoins que – en particulier chez ceux qui clament haut et fort leur neutralité objective – on oriente le message, on influence les perceptions, on passe des idées en contrebande. 

Bien sûr, on dira que tout cela est inévitable, que toute forme de récit ou d’écriture incarne nécessairement la pensée et les préjugés de son auteur et qu’il est utopique d’imaginer qu’une œuvre journalistique puisse être exempte de tout biais, de toute perspective, de tout angle mort. Je suis entièrement d’accord. C’est comme ça depuis toujours. 

Un nouveau monde médiatique

Le contexte a toutefois bien changé au cours des dernières décennies. Je résume rapidement l’histoire. 

Le premier choc majeur est bien sûr venu d’Internet. Avec l’explosion rapide des contenus disponibles en ligne – rapports, études, documents gouvernementaux, lois, règlements, procès-verbaux, archives, enregistrements audiovisuels, médias internationaux, etc. – tout le monde avait soudain accès à un immense répertoire d’informations qui permettait de court-circuiter les filtres médiatiques et d’accéder directement aux sources primaires. Du jour au lendemain (presque) les gens ne dépendaient plus des médias traditionnels pour leur rapporter les informations; s’ils le voulaient, ils pouvaient s’informer de manière autonome, incluant en allant directement à la source, souvent plus détaillée, exhaustive et experte qu’un reporter généraliste. Ils pouvaient aussi publier par eux-mêmes, sans intermédiaire, sur de nouveaux sites et blogues divers. (En 1998, l’affaire Lewinsky avait fameusement été mise au jour par le blogueur Matt Drudge, qui avait court-circuité le magazine Newsweek qui refusait de publier la nouvelle.)

Cette révolution a eu plusieurs conséquences. La multiplication des sources, incluant des sources étrangères, a permis de comparer, de contraster (et parfois de critiquer) les failles et les biais des médias traditionnels. L’émergence d’une multitude de nouvelles plateformes a massivement diversifié et démocratisé la consommation et la production de contenus. De nombreux sites et nouveaux médias spécialisés – météo, santé, hockey, jeux, politique, finance, potins, cinéma, annonces classées, etc. – ont graduellement et significativement érodé l’exclusivité dont jouissaient jadis les médias. Une part importante des contenus proposés par les médias traditionnels est ainsi devenue accessible gratuitement et en tout temps sur le web. Tout le monde pouvait désormais lire, écouter, voir et publier tout ce qu’ils voulaient, sans frontières ni intermédiaires. 

La deuxième révolution est arrivée un peu plus tard avec les médias sociaux. Si Internet avait effrité le monopole des médias sur la production et la consommation de contenus, les médias sociaux sont venus donner le coup de grâce en éliminant le seul avantage des médias traditionnels qui restait relativement intact: le pouvoir de diffusion. Avant Facebook et Twitter, vous pouviez démarrer un blogue personnel sur Internet, mais les moyens de diffuser et de faire connaître votre œuvre étaient limités; l’idéal était encore que les médias traditionnels parlent de vous. Grâce à Facebook et Twitter, toutefois, vous aviez désormais accès à des plateformes de diffusion très puissantes, qui vous donnaient un accès immédiat à d’immenses communautés sans frontières. La notion de viralité était apparue: non seulement vous n’aviez plus besoin des médias traditionnels pour publier vos textes; vous n’aviez plus besoin d’eux pour les diffuser et les relayer à grande échelle. Certains politiciens – incluant l’ex-chef du PQ Pierre-Karl Péladeau – ont abondamment utilisé et bénéficié de ces plateformes qui leur permettaient de contourner les médias et les journalistes.

La combinaison d’Internet et des médias sociaux a donné naissance à un nouvel écosystème. L’oligopole médiatique d’antan a graduellement cédé la place à une multitude de sources, de formats et de plateformes, des sites spécialisés en tous genres (des plus sérieux aux plus superficiels), des agitateurs partisans à toutes les sauces, des usines à clics et à mèmes, une explosion de commentateurs et d’analystes indépendants (dont certains de très grande valeur), des contenus sensationnalistes, orientés et d’une partialité décomplexée. Les géants Facebook et Google sont graduellement devenus les lieux où tous ces contenus – dont le journalisme traditionnel n’était qu’une petite partie – étaient indexés et partagés. En misant sur l’organisation cohérente et personnalisée des produits ouverts et décentralisés présents sur le web, ces plateformes ont réussi à construire des espaces presque clos, qui captent et gardent notre attention avec une efficacité redoutable. 

Pour les médias traditionnels, les ingrédients étaient réunis pour une grave crise existentielle.  Chute de revenus publicitaires (généralement non compensés par des revenus d’abonnements), perte d’auditoire au profit de nouvelles voix et de nouvelles plateformes, valeur ajoutée incertaine, influence diminuée et crédibilité contestée. Les médias traditionnels ne contrôlent plus ce qui est publié, ils ne contrôlent plus ce qui est diffusé, ils ne contrôlent plus ce que les gens lisent ou écoutent, et leur valeur – tant informationnelle qu’économique – n’est plus ce qu’elle était. Les mises à pied et les faillites se sont multipliées jusqu’à ce que les gouvernements interviennent pour sauver les meubles.

Quels meubles? La question suscite des réactions diverses. Pour certains, les médias traditionnels gardent toute leur importance comme références indispensables et gages d’une crédibilité intacte et essentielle. Pour d’autres, ce sont des institutions dépassées, dont le modèle économique et la pertinence se sont effondrés avec la perte de leur monopole. Une chose est claire: l’avenir s’annonce difficile à mesure que le public abandonne les vieilles plateformes audiovisuelles – chasses-gardées des médias traditionnels – au profit du web et de ses déclinaisons, où la compétition est féroce et pratiquement infinie. 

Si les médias traditionnels ont longtemps constitué le 4e pouvoir – qui pouvait surveiller et faire contrepoids aux pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire – on constate aujourd’hui l’émergence d’un 5e pouvoir, celui du public sur les médias sociaux, qui peut à son tour surveiller et faire contrepoids au pouvoir des médias traditionnels. 

Menace, riposte, C-18

C’est ainsi que les médias traditionnels, jadis détenteurs d’un monopole sur les contenus publiés et diffusés, sont passés d’un rôle de gatekeepers intouchables et influents à un rôle d’acteurs affaiblis et assiégés. Dans ce nouveau contexte menaçant, la tentation de raconter les histoires qu’on préfère – quitte à arranger les faits en conséquence – est revenue en force. Certains ont essentiellement choisi d’abandonner la neutralité au profit de la défense d’un point de vue, d’un groupe ou de leurs intérêts

On le voit en particulier dans la couverture récente de la loi C-18 – la loi qui a poussé Facebook (et possiblement Google) à retirer les hyperliens vers les nouvelles de sa plateforme – une initiative qui découle directement du nouvel écosystème médiatique. C’est une loi dont les conséquences sont très concrètes et il n’est pas surprenant que les médias soient en colère – eux qui espéraient des millions de dollars de Meta se retrouvent plutôt sans un sou et avec moins de trafic et de visibilité. 

Les médias québécois ont presque unanimement conspué les actions de Meta et encensé la loi C-18 (je note toutefois la position plus nuancée de Brian Myles dans Le Devoir). Les réactions ont été plus partagées du côté anglophone. Il faut notamment lire Andrew Coyne dans le Globe and Mail et les blogues spécialisés de Michael Geist, Sue Gardner, Steve Faguy et Open Media

J’ajoute quelques points.

Bien qu’on puisse légitimement les accuser d’être à l’origine de certains problèmes (mais pas tous) des médias traditionnels, les plateformes comme Facebook et Google n’ont jamais «volé» de contenu médiatique. Elles indexent (dans le cas de Google) ou permettent de partager (dans le cas de Facebook) des hyperliens de tous genres, incluant vers les sites de nouvelles. Mais le contenu demeure exclusivement sur les sites de nouvelles et c’est là qu’il est lu, vu ou écouté – à moins que les médias ne l’aient volontairement téléchargé sur Facebook ou ailleurs ou qu’ils aient conclu des ententes commerciales particulières. Par ailleurs, l’indexation et le partage d’hyperliens vers les sites de nouvelles sur Google, Facebook et Twitter (X) accroît significativement la visibilité et le trafic web des médias, ce qui explique pourquoi ils font tout, depuis plusieurs années, pour favoriser au maximum le partage de leurs contenus sur ces plateformes. Ils ont optimisé leurs sites pour être plus facilement trouvés sur Google, ils ont ajouté des boutons de partage Facebook, Instagram et Twitter sur leurs articles, ils ont employé des «animateurs de communauté» pour mousser les échanges sur les médias sociaux, etc. 

Évidemment, Google et Facebook font beaucoup d’argent tandis que les médias traditionnels souffrent. Mais les hyperliens de nouvelles ne constituent qu’une petite partie des contenus (et des revenus) de ces plateformes et la diffusion et la visibilité (gratuites) qu’elles offrent ont une grande valeur pour les médias. Les médias profitent-ils davantage de Facebook et Google que ces plateformes profitent des médias? Difficile à dire, mais la réaction des uns et des autres à la loi C-18 suggère que les médias sont ceux qui ont le plus à perdre. La réalité, c’est que les plateformes comme Facebook, Instagram, YouTube et Twitter (X) ont réussi à capter et garder l’attention des gens de manière beaucoup plus puissante et efficace que les médias et que, sans surprise, les annonceurs ont suivi. (Pour ceux qui pourraient croire que je suis béatement à la solde de Google et Facebook, je précise qu’il n’en est rien et que je suis même a priori favorable à l’idée de soumettre ces plateformes à une réglementation de type public utility, comme certains l’ont proposé, ce qui constitue en quelque sorte l’arme nucléaire de l’interventionnisme d’État.) 

La loi C-18 comporte un certain nombre de problèmes, mais le plus fondamental est assurément l’obligation qu’elle impose à Facebook et Google de payer les médias pour le simple fait que des hyperliens vers des nouvelles soient indexés ou présents sur leurs plateformes. Ces publications et partages d’hyperliens (par n’importe qui, incluant par les médias eux-mêmes) ont toujours été gratuits et autorisés en vertu d’exceptions à la Loi sur le droit d’auteur, mais la loi C-18 modifie soudain le régime pour imposer une obligation de paiement. Au-delà de la question économique, il s’agit d’un changement de paradigme majeur qui, pour ses critiques, «brise Internet». Quand l’Espagne a tenté de faire la même chose, il y a quelques années, Google a suspendu sa fonctionnalité «Nouvelles» pendant huit ans

En réponse à la même crise des médias, l’Europe a adopté une approche différente de la loi C-18: le partage et l’indexation de simples hyperliens est toujours gratuit, mais les hyperliens enrichis d’images ou d’extraits d’articles doivent être compensés. Google a accepté ce modèle et a conclu des milliers d’ententes suivant ce principe

La suite du monde (médiatique)

Personne ne peut prédire comment le Canada se sortira de l’impasse actuelle. Pour plusieurs, l’enjeu de C-18 semble être devenu symbolique – un genre de choc des titans entre géants du web et gouvernements, entre les algorithmes et la démocratie. Pour Google et Facebook, ce qui se passe au Canada est surtout important comme précédent pour le reste de la planète. Les gouvernements étrangers suivent l’affaire pour les mêmes raisons. 

Si j’avais à parier sur une issue, je miserais sur l’émergence, à moyen terme, d’un modèle de taxation des plateformes qui financerait un fonds de soutien au journalisme. La Californie étudie actuellement un modèle du genre, que d’autres États pourraient adapter à leur guise. Si cette formule n’est pas retenue, le modèle européen, fondé sur le droit d’auteur, pourrait s’imposer. Je doute personnellement que l’approche australo-canadienne soit largement répliquée, à moins qu’elle ne soit significativement modifiée.

Cela dit, même quand on aura trouvé un moyen intelligent de soutenir le journalisme indépendant, on n’aura pas réglé la question plus fondamentale, soit l’omniprésence et l’omnipuissance de Google, Facebook, Amazon, Apple et autres dans nos vies. Ces quelques entreprises font bien plus, et bien pire, que nuire aux revenus publicitaires des médias traditionnels: elles accaparent trop notre attention, manipulent trop nos émotions, orientent trop nos choix, appauvrissent trop nos échanges. Il faudra, plus tôt que tard, s’attaquer au coeur de ces problèmes.

Quant au journalisme lui-même, particulièrement tel que pratiqué par les médias traditionnels, il sera sans doute forcé d’évoluer avec la nouvelle donne. Les monopoles de production et de diffusion n’existent plus, l’accès aux sources s’est démocratisé, les normes de crédibilité ont changé. 

Certains se sont déjà adaptés. Pour les autres, la recette pourrait ressembler à ceci: abandonnez la Voix de Dieu; assumez votre perspective; misez sur les hyperliens; placez vos reportages dans le contexte le plus large possible; présentez fidèlement les faits, les sources et les arguments les plus forts de chaque camp; expliquez et justifiez vos conclusions; laissez place au doute. 

Voilà peut-être les meilleures histoires, et les plus nécessaires pour notre époque.


Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la Caisse de dépôt et à l'Institut du Québec. Il travaille actuellement comme directeur des affaires parlementaires au Sénat.

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