Combattre la discrimination en fermant les yeux
Les recrutements et évaluations anonymes devraient s’appliquer partout où c’est possible
De la musique avant toute chose
Au cours des années 1970, plusieurs orchestres aux États-Unis ont changé leur façon d’embaucher des musiciens.
Dans les grands orchestres, le recrutement des instrumentistes est un processus très compétitif qui comporte plusieurs rondes d’auditions, certaines enregistrées, d’autres en personne. Beaucoup sont appelés, peu sont élus.
Or, en 1970, on trouvait surtout peu d’élues. Dans les cinq plus grands orchestres américains, on comptait seulement 6% de femmes.
En réponse aux accusations de favoritisme et de discrimination, les orchestres ont donc institué des auditions à l’aveugle. Dorénavant, les musiciens ne seraient pas identifiés sur leurs enregistrements, et ils et elles joueraient derrière un écran au moment des auditions en personne. On a même donné instruction aux femmes de retirer leurs souliers pour éviter que le son des talons hauts ne trahisse leur genre.
Les résultats ont été remarquables. Entre 1970 et 1993, le pourcentage de femmes dans les grands orchestres est passé de 6% à 21%, une hausse particulièrement significative quand on sait que le roulement de personnel est faible dans ces ensembles. Le pourcentage a continué d’augmenter depuis. Dans une étude célèbre, les chercheuses Claudia Goldin et Cecilia Rouse ont calculé que les auditions à l’aveugle augmentaient de 50% les chances qu’une femme passe la première ronde d’audition, et qu’elles augmentaient encore davantage les chances qu’une femme soit ultimement sélectionnée.
Bien entendu, les auditions à l’aveugle ne permettent pas seulement d’éliminer la discrimination fondée sur le genre. Elles enrayent aussi – ou, du moins, limitent de manière très significative – les possibilités de copinage et de discrimination fondée sur d’autres motifs: origine ethnique ou culturelle, signes religieux, âge, handicap, apparence physique, etc.
C’est d’ailleurs pour cette raison que certains ont farouchement résisté au changement. Un ancien président de l’orchestre philharmonique de Vienne, opposé à l’inclusion de femmes et d’étrangers, avait apparemment expliqué son opposition aux auditions à l’aveugle en affirmant que «toute la personnalité» devait être jugée lors des auditions – incluant bien sûr le genre et l’ethnicité des candidats – et il avait appuyé son argument en racontant avec horreur l’anecdote d’une audition aveugle qui s’était conclue par la sélection d’un musicien… japonais. (Il n’avait pas été embauché.)
Répliquer le modèle
Les orchestres ne sont pas les seules organisations à avoir adopté ces évaluations aveugles. Pour éliminer les sources de biais, incluant ceux liés à la notoriété ou au prestige, les revues académiques utilisent régulièrement la révision par les pairs en double aveugle, où l’identité des auteurs et des réviseurs est inconnue. Il existe d’ailleurs des protocoles détaillés pour s’assurer du véritable anonymat des soumissions.
De manière un peu différente, le vénérable magazine The Economist publie tous ses articles sans identifier d’auteur, suivant le principe que ce qui est écrit est plus important que la personne qui écrit. Si vous souhaitez réagir à un article, il faudra argumenter et convaincre, et ne pas simplement encenser ou condamner le messager.
Quand j’étais étudiant à l’université, tous les examens et tous les travaux étaient identifiés par un code qui garantissait l’anonymat des étudiants et qui limitait les biais et le favoritisme dans la correction. Le schmoozing de prof et les beaux discours en classe ne servent à rien quand vous êtes identifié comme «0735» sur votre copie d’examen.
De grands employeurs ont aussi commencé à recruter sur une base aveugle. Ces innovations faisaient notamment suite à la publication d’une étude affligeante qui avait démontré qu’aux États-Unis, un même CV suscitait des réactions très différentes selon la consonance Noire ou Blanche du nom du candidat. (La même expérience a été menée au Québec, avec des résultats aussi désolants.) On trouve aujourd’hui certaines entreprises qui se spécialisent dans ces recrutements à l’aveugle, qui permettent d’accroître la diversité dans les milieux de travail.
Il y a quelques années, Jean-François Lisée avait lancé l’idée des CV anonymes pour contrer la discrimination à l’embauche au Québec. De passage à Montréal en 2017, le maire de Berlin avait aussi vanté ce système, mis en place notamment pour lutter contre la discrimination visant les immigrants Turcs en Allemagne. Mais Denis Coderre et le gouvernement Libéral de l’époque avaient fermé la porte.
Si ça n’était que de moi, ces processus anonymes devraient s’appliquer partout où c’est possible: recrutements dans le secteur public et le secteur privé, publications diverses, concours, admissions, demandes de subventions, etc.
Gains collectifs, dommages collatéraux
Les évaluations aveugles accomplissent simultanément trois objectifs: elles combattent la discrimination et les biais sociaux, elles renforcent la confiance en soi et elles accroissent la crédibilité des institutions.
À l’inverse, les organisations qui tolèrent ou favorisent les préférences identitaires entretiennent la logique discriminatoire, elles fragilisent la confiance en soi – ai-je été choisi parce que je le mérite ou parce que je coche telle ou telle case? – et elles minent leur propre crédibilité – cette institution n’est pas sérieuse, elle fait passer les caractéristiques identitaires avant la compétence.
Pour les défenseurs des préférences identitaires, cela dit, les conséquences personnelles et institutionnelles des mesures n’ont pas beaucoup d’importance. Ce sont les statistiques qui comptent: tant que les différents groupes identitaires n’auront pas atteint l’égalité ou les cibles fixées, il faudra ajuster le système (un peu ou beaucoup) pour obtenir les résultats qu’on souhaite. Tant pis pour le ressentiment et l’aliénation que ces mesures peuvent susciter chez les uns ou les autres.
Et il ne s’agit pas uniquement de la complainte des vieux hommes blancs. Il y a plusieurs années, j’avais visionné un débat sur la discrimination positive aux États-Unis et j’avais été frappé – déstabilisé serait un mot plus juste – par les interventions de John McWhorter et de Joseph C. Phillips – deux jeunes intellectuels Noirs, un Démocrate et un Républicain, qui plaidaient pour l’abolition des «préférences raciales» dans leur pays, et leur remplacement par des critères socioéconomiques. Pour la première fois, j’étais confronté à l’envers de la médaille de certaines politiques que j’avais toujours appuyées.
Un retour en arrière
Malheureusement, on assiste aujourd’hui à un retour en force de ces recrutements et évaluations par cases qui, loin de privilégier l’anonymat, érigent les identités raciales ou sexuelles en totems faisant foi de tout. Ils sont surtout l’apanage d’une certaine gauche identitaire qui, en réaction à des disciminations passées (graves et indéniables), considère que le meilleur remède consiste à instaurer aujourd’hui une discrimination opposée. Les militants de ce mouvement ont construit des raisonnements alambiqués pour expliquer que l’exclusion inversée n’est pas réellement discriminatoire, mais ils ne convainquent pas grand-monde. Plusieurs considèrent par ailleurs que le fétichisme identitaire représente une forme de corruption des idéaux progressistes.
Je ne doute pas des intentions louables de plusieurs militants de cette gauche identitaire contemporaine. Je les côtoie quotidiennement. Leur soif de justice, d’inclusion et d’équité est authentique. Je partage leurs idéaux. En tant que libéral progressiste, il s’agit à bien des égards de «ma gang». Mais j’ai aujourd’hui le sentiment que ces approches sont contre-productives et qu’elles mènent à des reculs sociaux, personnels et institutionnels. Pour redevenir une force politique qui ratisse large, je suis convaincu que le mouvement progressiste devra abandonner ses silos identitaires et renouer avec ses aspirations universalistes.
Un dernier mot, pour ceux qui se réjouiraient trop vite de cette critique des dérives woke. Avec sa loi 21 et sa défunte Charte des valeurs – des lois qui discriminent sur la base de signes religieux – le Québec est devenu le porte-étendard nord-américain d’une forme de discrimination. Vous pouvez retourner la chose dans tous les sens, mais le fait demeure: ces lois excluent des personnes sur la base de leur apparence et de leur identité. En ce sens, elles souscrivent à la même logique que celle des militants intersectionnels.
Personnellement, je préfère encore le voile que les orchestres placent entre le jury et la musicienne.
Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la Caisse de dépôt et à l'Institut du Québec. Il travaille actuellement comme directeur des affaires parlementaires au Sénat.
4 Commentaires
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Merci de partager cet exemple d’auditions à l’aveugle pour les musiciens. C’est définitivement une approche qui devrait être employée. D’ordinaire, une ligne s’ajoutait aux offres d’emploi sur l’inclusion soit que l’employeur encourage les candidatures issues de la diversité ou ayant une forme d’handicap. C’était peut-être par politesse mais ça devait au minimum témoigner de la conscience d’une sous-représentation de ces groupes en milieu de travail. Ce qui dérange aujourd’hui c’est qu’on ne se gêne pas d’exclure textuellement un ou des groupes surreprésentés par leur genre et ethnicité. Même les femmes policières blanches seraient dorénavant surreprésentées. Une femme blanche d’origine grecque qui s’identifient pleinement à la culture québécoise pourrait se servir des origines de sa grand-mère afin d’être favorisée à l’emploi, c’est un exemple que j’invente. Ça demeure farfelu et nettement injuste.
Sans vouloir ressasser le débat sur la loi 21, je ne suis pas d’accord avec vous quand vous dites qu’on a beau la retourner dans tous les sens sans y voir une forme d’exclusion. Il y a bien des femmes musulmanes qui travaillent en ce moment même dans le système d’éducation pré-collégiale. Est-ce que le fait de ne pas porter le voile durant les heures de cours font d’elles de mauvaises croyantes? Il doit bien y avoir aussi des hommes de confession Sikh. Nombre d’entre eux ne portent pas le turban ce qui ne les empêchent pas de fréquenter le temple. Si le Québec est devenu un porte-étendard de discrimination, il faut noter que les Sikh sont maintenant autorisés à conduire une moto sans casque dans plusieurs provinces canadiennes. Non seulement ils sont favorisés par rapport au non Sikh mais ils sont surtout exposés au danger que représente la moto. Je doute personnellement que leurs dieux et coutumes avaient prévus l’invention du véhicule motorisé à deux roues ou que des Sikh pourraient un jour devenir prof de français sur un autre continent et se plier à des contraintes de laïcité, une valeur progressiste. Les religions peuvent s’adapter.
Pour en revenir à la moto, si un homme portant un turban sur son Harley souhaite emmener sa conjointe en balade, elle devra elle porter le casque. Les femmes de cette confession ne portent pas le turban. Est-ce que les provinces canadiennes sont porte-étendards du sexisme ambiant que permettent les accommodements religieux canadiens? Non, je laisse le sexisme aux religions, elles savent y faire. Je suggère plutôt une assurance moto accessible à tous les canadiens pour être exempt du casque et ainsi joindre les aspirations universalistes comme vous faites référence.
Félicitations pour votre vaste programme!
Une amie musicienne professionnelle de très haut niveau me disait que ces embauches à l’aveugle ont brisé le droit de cuissage que se réservaient certains chefs d’orchestre.
[…] parce que « l’autorité » n’est pas une preuve de vérité que nous avons mis en place des processus à l’aveugle, de manière à ce que le statut du chercheur, le prestige d’une institution ou la qualité […]
Bel article monsieur Lussier si on oublie votre conclusion en forme de « Québec bashing ». Oui Québec serait discriminatoire s’il exigeait la laïcité à l’embauche mais ce n’est en RIEN le cas.
Au contraire après embauche à l’aveugle, exiger la discrétion religieuse c’est promouvoir le respect social interculturel au moins lorsque représentant l’État et l’école. Si le Québec est «le porte-étendard nord-américain» de cette valeur, j’en suis fière.
L’emprise des « robes noires » sur notre passé récent, nous a appris une très saine méfiance face aux marketings religieux en tout genre!