Les idées avant les identités
Les sociétés s'affaiblissent quand elles valorisent les attributs identitaires davantage que les qualités personnelles
Il y a quelques jours, un scandale a éclaté quand des membres du conseil de ville de Los Angeles ont été enregistrés alors qu’ils tenaient des propos racistes dans une discussion sur le découpage de la carte électorale. Une personne déclare «Au diable ce type, il est avec les Noirs. » La même personne traite le fils adoptif (Noir) d’un conseiller municipal (Blanc) de «petit singe», avant de qualifier les immigrants autochtones en provenance du Mexique de «petites personnes foncées… tellement laides».
Ces propos viennent-ils d’un disciple de Donald Trump? Non. Ils sont de Nury Martinez, une femme de 49 ans d’origine latinoaméricaine, présidente du conseil de ville (avant sa démission), et Démocrate. Ses interlocuteurs étaient deux autres élus Démocrates d’origine latinoaméricaine, et le président du plus important syndicat local, lui aussi Latino.
Le 25 septembre dernier, une femme de 45 ans a remporté l’élection en Italie: Georgia Meloni. Mme Meloni est une ancienne journaliste et mère d’une fillette de 6 ans. Elle sera la première femme Première ministre de l’histoire du pays, succédant à Mario Draghi, un banquier Blanc de 75 ans.
Georgia Meloni est aussi leader des Frères d’Italie, un parti national-conservateur descendant des partis fascistes italiens. Elle s’oppose à l’avortement, aux unions homosexuelles, au multiculturalisme et à l’immigration non européenne.
Quelques semaines plus tôt, une autre femme devenait Première ministre du Royaume-Uni: Mary Elizabeth (Liz) Truss, une comptable de 47 ans. Liz Truss s’est empressée de nommer le cabinet le plus diversifié de l’histoire du pays. Parmi les quatre ministères les plus importants, aucun n’était dirigé par un homme Blanc. Son ministre des Finances, Kwasi Kwarteng, est fils d’immigrants ghanéens. La ministre de l’Intérieur, Suella Braverman, est fille d’immigrants indiens. Le ministre des Affaires étrangères, James Cleverly, a une mère originaire de Sierra Leone. La ministre de la Santé et vice Première-ministre, Thérèse Coffey, est une femme.
Liz Truss et Kwasi Kwarteng sont aussi des libertariens convaincus, évangélistes du libre marché, et la première chose qu’ils ont faite en accédant au pouvoir a été d’abaisser fortement les impôts, notamment ceux des plus riches. Même les marchés financiers ont jugé ces gestes profondément irresponsables, à tel point que la Banque d’Angleterre a dû intervenir pour tenter de sauver les meubles. Le gouvernement a reculé en partie, mais il était trop tard; la chute de popularité a été brutale. Kwarteng a été démis de ses fonctions après 38 jours et la Première ministre n’a plus que 9% d’appui dans la population. Aujourd’hui, le parti Travailliste, dirigé par Keir Starmer, un homme Blanc hétérosexuel de 60 ans, a 30 points d’avance dans les sondages.
Revenons aux États-Unis. À la Cour suprême américaine, le juge le plus conservateur est un homme Noir, Clarence Thomas. Parmi les autres juges conservateurs, on trouve aussi Amy Coney Barrett, une femme qui a notamment permis de renverser la décision Roe v. Wade. Donald Trump est un homme Blanc hétérosexuel, bien sûr. Mais parmi ses ambassadeurs les plus féroces, on compte aujourd’hui Marjorie Taylor Greene, une Représentante de 48 ans, et le puissant investisseur et activiste Peter Thiel, un homme homosexuel de 55 ans. Lors des primaires Démocrates de 2016, l’égérie de la gauche progressiste américaine, Alexandria Ocasio-Cortez, 33 ans, d’origine latinoaméricaine, avait fortement soutenu Bernie Sanders, un homme Blanc hétérosexuel de 75 ans, et non Hillary Clinton. La semaine dernière, l’ex-Représentante Tulsi Gabbard, 41 ans, une femme originaire des Samoa américaines, a annoncé qu’elle abandonnait le parti Démocrate, l’accusant d’avoir succombé à la «lâcheté woke» et de promouvoir le «racisme anti-Blanc». Entre les élections de 2016 et 2020, Donald Trump a significativement augmenté ses appuis chez les femmes, les Noirs et les Latinos, alors que les hommes Blancs bougeaient dans la direction opposée, vers Biden.
Avez-vous le tournis? Moi aussi.
Plus près de chez nous, lors de la récente course à la chefferie du parti Conservateur du Canada, les trois candidats ayant terminé en tête étaient Pierre Poilievre, un homme Blanc, libertarien (catégoriquement rejeté par les conservateurs sociaux), Jean Charest, un homme Blanc, progressiste-conservateur traditionnel (également infréquentable pour les conservateurs sociaux), et Leslyn Lewis, une femme Noire, très conservatrice sur les questions sociales.
Les identités avant les idées
Que faut-il retenir de toutes ces histoires?
Pas grand chose. Il serait évidemment absurde de conclure que les Latinas sont racistes, que les Noirs sont conservateurs, que les femmes sont fascistes ou que les homosexuels sont partisans de Donald Trump. L’inverse est aussi vrai. Dans tous les camps sociaux et politiques, il y a des hommes et des femmes, des gens de toutes les cultures et de toutes les orientations sexuelles. L’humanité n’est pas constituée d’une série de troupeaux identitaires homogènes.
Et pourtant, ces traits personnels semblent revêtir une importance capitale pour certains, qui voudraient diviser le monde en catégories – femmes, hommes, Noirs, Blancs, Latinos, Autochtones, homosexuels, hétérosexuels – et les soutenir ou les honnir en tant que tels. Au-delà des idées, des expériences et des mérites, les gens sont ainsi essentialisés et réductibles à leur sexe, leur couleur, leur origine ou leur orientation sexuelle. On inclut ou on exclut à vue, quand c’est possible, sinon à la case que vous cochez. Tel groupe est favorisé, tel autre défavorisé.
On voit cette tendance un peu partout, ici et ailleurs. Chez ces politiciens ou politiciennes qui prétendent parler au nom d’un groupe et chez ces militants qui invitent à soutenir un candidat ou une candidate en raison de son genre ou de sa couleur. On le voit dans les recrutements politiques, corporatifs ou universitaires qui ciblent des catégories plutôt que des compétences. On le voit, cyniquement, quand certaines industries impopulaires font passer leurs messages par des lobbyistes femmes ou membres de minorités, en espérant que le contenant l’emportera sur le contenu. On l’a vu, sincèrement, quand le président Biden a déclaré qu’il allait nommer une femme Noire à la Cour suprême – avant même de savoir qui ce serait. Il avait choisi une catégorie; ne restait qu’à la remplir. (Je n’ai aucun doute quant aux qualifications remarquables de la juge Ketanji Brown qu’il a finalement nommée – diplômée de Harvard, clerc à la Cour suprême, juge à la Cour d’appel fédérale, etc. J’aurais simplement préféré qu’elle soit nommée pour son mérite personnel amplement suffisant et non pour remplir une case prédéterminée.)
Rappelons que dans le cas de Biden, la même chose s’était produite en 2020 quand, alors candidat à la présidence, il se cherchait un(e) colistier(ère). Dans le camp Démocrate, la pression militante était forte pour qu’il choisisse une femme Noire, qui qu’elle soit.
Quand on a sondé la population, toutefois, la réaction était fort différente: 82% des répondants ont dit que la couleur de la peau ne devrait avoir aucune importance. Chez les électeurs Noirs des États pivots (swing states), ils étaient 91% à partager cet avis. Chez les Latinos, le chiffre était de 88%. Il semble que l’obsession de certains militants pour les catégories identitaires ne soit pas largement partagée par la population.
Comprenons-nous bien
Je suis très favorable à la diversité, sous toutes ses formes. Je me réjouis de voir, en politique et ailleurs, des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, des gens de toutes les origines et de toutes les cultures. Je crois que les institutions publiques et privées sont plus fortes et légitimes quand elles reflètent la société et j’appuie les efforts pour éliminer les obstacles systémiques et les injustices historiques qui nuisent à cette représentativité. Au plan politique, je penche bien davantage pour l’évolution sociale, politique et économique que pour la préservation du statu quo ou la nostalgie du passé.
Cela dit, les contenus devront toujours passer avant les contenants. L’idéal de diversité, tout légitime et important qu’il soit, ne peut pas se contenter d’une approche paresseuse fondée sur la classification par genre et par couleur, qui fait abstraction de la substance. Les sociétés s’enrichissent assurément de la diversité, mais elles s’appauvrissent encore plus quand elles valorisent les attributs identitaires davantage que les qualités et compétences personnelles. Surtout que, faut-il le rappeler, les identités sont loin d’être monolithiques.
Les études et les sondages démontrent que, dans le grand public, cette idée est bien acceptée. Dans les cercles idéologiques militants, toutefois, la rhétorique des identity politics demeure bien vivante, sous couvert de progressisme.
Je n’ai personnellement aucun doute quant à mes convictions progressistes, mais je suis las des catégories de personnes, des cases de questionnaires et des appels à soutenir telle ou telle personne en raison de son genre ou de sa couleur. Ici comme ailleurs, les conservateurs ont toujours cherché à préserver les privilèges et les avantages de certains groupes identitaires ou économiques en excluant les autres. Il est désolant de voir aujourd’hui certains progressistes, naturellement critiques de ces distinctions arbitraires, se mettre à enfermer les gens dans des boîtes eux aussi. La réponse forte à ceux qui voudraient diviser le monde en classes de citoyens ne consiste à proposer de nouvelles catégories, mais à travailler à s’en débarrasser.
Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la Caisse de dépôt et à l'Institut du Québec. Il travaille actuellement comme directeur des affaires parlementaires au Sénat.
7 Commentaires
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Entièrement d’accord avec Jérôme Lussier. Mais ce ne sont pas seulement les partis politiques, les corporations, les universités ou autres institutions qui catégorisent les gens. Les personnes elles-mêmes s’identifient et se regroupent par catégories. Les catégorisations sont inévitables parce qu’elles naissent du besoin des gens de se serrer les coudes en fonction d’une cause qui leur tient à coeur. Les transgenres revendiquent des droits accrus pour les trans, les Noirs défendent les droits des Noirs, même chose pour les Autochtones, les personnes handicapées, etc. C’est comme si on isolait chacun des ingrédients d’une pizza pour satisfaire les goûts spécifiques de chacun : l’un va prendre la croûte, l’autre les rondelles de pepperoni, un troisième va choisir les poivrons, les champignons ou je ne sais quoi. Au bout du compte, ça calme un tantinet et pour peu de temps l’appétit de chacun, mais ça n’a plus rien à voir avec une pizza. À force de vouloir se distinguer absolument, les regroupements finissent par devenir des ghettos qui excluent tous ceux qui ne portent pas le bon chapeau, ce qui est totalement contreproductif. Au lieu de se battre pour une vraie diversité, on se bat pour son petit coin de diversité à soi. Finalement, peu importe qui on est, on finit toujours par être le juge des uns ou le paria des autres. On est encore bien loin d’une véritable diversité, qui se passerait des étiquettes pour inclure toutes les différences, sans distinction aucune.
Merci de votre commentaire Mme Groulx. Je vous propose la lecture de cet autre billet qui, je crois, rejoint un peu votre pensée:
https://vasteprogramme.ca/2022/03/08/vendre-son-indignation/
Quand j’enseignais la sociologie, je faisais lire un texte qui déroutait, tiré de la revue SCIENCES HUMAINES. On y expliquait l’utilité des STÉRÉOTYPES, lesquels aident souvent à mieux saisir les groupes, lesquels peuvent devenir dangereux, voire assassins. Même remarque pour le concept d’ETHNOCENTRISME, concept dont j’aime bien parler.
Jérôme, bon texte, avec beaucoup d’exemples pertinents. Mais ton titre est un vœu pieu. Les idées sont loin derrière et vont probablement le rester…
Les identités ne mènent rien du tout. C’est l’opinion qui est en tête. C’est ça qui compte. On préfère tout d’abord avoir une opinion. L’identité vient ensuite, et finalement, pour certains, il y a les idées qui peuvent transcender tout ça. Du moins, c’est mon opinion.
Il y a certes des limites aux politiques identitaires et le texte de Lussier illustre bien des paradoxes importants. Je suis tout à fait d’accord avec la critiques des déterminismes sociaux, nous ne sommes pas que des reflets des milieux d’où nous provenons, nous sommes aussi en cheminement vers ce qu’on désire. Cela dit, l’argumentation proposée dans ce texte comporte à mon sens un grand angle mort: nulle part il n’est question de la protection de l’identité francophone en Amérique. En tant que Québécois, monsieur Lussier bénéficie pourtant d’un statut appréciable. Il peut discuter des identités de genre, de racialisation et de tout ce que propose la diversité dans sa langue, il peut remettre en question le bien-fondé des arguments qu’on présente souvent à leur sujet, et il en a bien le droit, mais tout cet argumentaire néglige un fait important: il est écrit dans une langue qui bénéficie aussi de politiques identitaires. Le français persiste dans son existence en Amérique grâce à des nombreuses politiques que nous nous sommes données collectivement. De la même manière que des communautés diverses cherchent à faire valoir leur place dans l’espace public en s’assurant une présence dans des postes-clés, les Québécois.es ont organisé une défense de leur identité linguistique. Il y a donc des mérites aux revendications de ces groupes « minoritaires ». Nous sommes passés par le même chemin.
Merci Jérôme pour ce texte, qui illustre un certains nombre de travers contemporains comme l’essentialisation et l’espèce de « politique comme kaléidoscope » que cela génère chez certains mouvements militants.
Je vois ça régulièrement dans le milieu environnemental que je connais un peu, avec une certaine tendance de considérer les communautés autochtones commes des alliées naturels dans la lutte aux changements climatiques, en raison de ce qu’on imagine être une « essence » autochtone. Peut-être que ce préjugé est en partie appuyé, mais il est certainement en bonne partie fantasmé. L’essentialisation d’un groupe, quel qu’il soit, leur nie toute espèce d’agentivité au-delà des caractéristiques de cette soit-disant essence : les autochtones (les femmes trans, les personnes racisées, les hommes blancs de plus de 50 ans…) sont comme cela, croient ceci et se comportent comme cela. L’essentialisation tue l’autodétermination, l’agentivité et même le dialogue social, en fait.
N’empêche, comme tu le reconnais toi-même quand tu écris « j’appuie les efforts pour éliminer les obstacles systémiques et les injustices historiques qui nuisent à cette représentativité », nos sociétés sont continuellement parcourrues d’injustices qu’une démarche progressiste est condamnée à continuellement combattre. En ce sens, des ‘zooms’ sur des groupes marginalisés, accompagnés de revendications en leur faveur dans l’espace public, m’apparaissent inévitables et sains. Ces zooms nous font évoluer comme société. Une société exclusivement basée sur les compétences, les mérites ou (comme on dit en anglais), le ‘character’ est un idéal vers lequel tendre (et j’y adhére moi-même), plutôt qu’un état final à atteindre.
J’ai l’impression qu’un des multiples enjeux de nos sociétés complexes est de reconnaître à la fois la justesse des manifestations d' »identity politics » (ce qui les sous-tend et les justifie, ce qu’elles cherchent à transformer) et l’urgence de renforcer le « Nous », en cette période de délitement du collectif.
Désolé, c’est plutôt encore informe dans ma tête, mais je crois qu’on est en droit de s’attendre de la majorité privilégiée (dont je fais partie) d’être à l’écoute des revendications identitaires et de donner suite aux demandes légitimes de reconnaissance et de réparation des injustices. Je crois aussi qu’on est tout à fait en droit de tenir le discours que tu tiens – c.a.d. que nous devrions tendre vers un idéal dans lequel nous serons reconnus pour ce que nous sommes, individuellement comme dans nos identités multiples, à l’intérieur d’une société qui pourra continuer de dire ‘Nous ». Mais ce sera un travail jamais complété, toujours à refaire.
[…] en force de ces recrutements et évaluations par cases qui, loin de privilégier l’anonymat, érigent les identités raciales ou sexuelles en totems faisant foi de tout. Ils sont surtout l’apanage d’une certaine gauche identitaire qui, en réaction à des […]