Les profondeurs de Donald Trump
Pour combattre efficacement le Trumpisme, il faut comprendre son programme de la perspective de ses partisans

On n’associe généralement pas les mots « profondeur » et « Trump ». Et pour cause : depuis la naissance de mon intérêt pour la politique, je n’ai jamais vu un politicien faire preuve d’autant de narcissisme et de superficialité.
La chose n’est pas nouvelle. Quand il n’était qu’un promoteur immobilier et une vedette de tabloïds à New York, Donald Trump vantait ses prouesses sexuelles dans le New York Post, investissait dans les concours de beauté et ne rêvait que d’une chose: faire la une du Time Magazine. C’est aussi l’homme qui, en 1989, avait publié des annonces pleine page dans les journaux de New York pour réclamer le retour de la peine de mort pour cinq jeunes Noirs accusés de viol, et qui ont finalement été déclarés innocents. Son historique de commentaires racistes, xénophobes et misogynes est bien connu, de même que son refus d’accepter la défaite – d’un prix de télévision à une élection présidentielle.
Toujours obsédé par son image et sa vaniteuse poursuite de l’admiration générale, Donald Trump mène aujourd’hui sa carrière politique de façon inconstante, grossière et souvent grotesque. Visiblement incapable d’envisager la vie comme autre chose qu’une série de transactions à court terme – dépourvu d’idéal ou d’allégeance qui transcende ses intérêts – il cherche à consolider son pouvoir et la loyauté de ses subalternes, faisant fi des normes démocratiques. Au-delà même de ses innombrables frasques personnelles et de ses tendances nationales-populistes à la sauce autoritaire, le style politique de Donald Trump n’est certainement pas de ceux qu’on associe spontanément à la réflexion approfondie et à la délibération mûrement réfléchie.
Dans ce contexte, il est tentant de conclure que nous avons affaire, en la personne du président américain, à une espèce d’amuseur public, un clown aussi bruyant qu’insignifiant. Le récent scandale de Signalgate n’a pas aidé, bien sûr. Certains ont tôt fait de sauter sur la gaffe pour conclure que cette administration n’avait aucun plan ni rationalité autre que de promouvoir l’incompétence. L’annonce des «tarifs réciproques», le 2 avril dernier, a été l’occasion de dénoncer une nouvelle fois le ridicule du président qui a notamment imposé des tarifs à des îles désertes et des bases militaires américaines.
Cette perception de bouffonnerie n’est pas sans conséquence: en assimilant tout ce qui émane de la Maison Blanche à de la bouillie pour les chats, on élimine la nécessité des analyses approfondies. Le type est un imbécile, il ne faut pas chercher à comprendre — il faut simplement résister.
Dans les milieux progressistes, ce réflexe va parfois plus loin. Il s’érige alors en proscription de toute tentative de présenter ou d’expliquer les arguments et les motivations politiques sous-jacentes de l’administration Trump; en interdiction de parler d’autre chose que des gaffes, des énormités et des scandales. L’exercice serait en soi suspect et condamnable comme sanewashing — c’est-à-dire le travail de réflexion et d’analyse en vertu duquel le programme politique de Trump serait rendu compréhensible et digeste par des intellectuels qui, du coup, feraient le jeu de ce fou furieux.
En exhortant les observateurs de la chose publique à ne pas «normaliser» ou chercher un sens dans les actions de Trump, ces commentateurs de gauche reprennent ainsi à leur compte la célèbre formule de Stephen Harper qui appelait les Canadiens à ne pas « commettre de la sociologie » en cherchant les causes profondes du terrorisme. Dans un cas comme dans l’autre, la prescription est claire : il ne faut pas chercher à analyser, expliquer ou comprendre, il faut simplement condamner, immédiatement et sans appel.
Keep your friends close, but your enemies closer
Or ce refus apparent de s’interroger sur les origines et les causes profondes de l’émergence de Donald Trump me semble profondément malavisé. Comment des gens qui se considèrent intelligents et dotés de sens critique peuvent-ils sérieusement demander à d’autres de ne pas réfléchir? De ne pas se mettre dans la peau d’autrui? De ne pas chercher à comprendre un programme politique de la perspective de ses partisans?
Lors du premier mandat de Trump, il était possible de questionner la légitimité de son élection sous prétexte qu’il avait perdu le vote populaire, qu’il était en porte-à-faux avec son propre parti et que – outre peut-être Steve Bannon qui, par moments, avait formulé une vision politique plus claire – les actions du président paraissaient souvent incohérentes, ne visant qu’une forme d’auto-promotion provocatrice. Dans ces circonstances, on pouvait être tenté de conclure que l’élection de Trump représentait un accident de parcours de l’histoire américaine, un égarement temporaire auquel il ne fallait pas accorder plus d’importance que nécessaire. C’était en partie l’idée derrière le mouvement de Résistance qui prévalait au sein de la gauche américaine entre 2016 et 2020, lors de l’administration Trump 1.0.
En 2025, toutefois, il n’est plus vraiment possible de tenir ce discours de manière lucide. Si certains rêvent encore du blocus d’antan, celui-ci n’inspire plus la même ferveur. Alors même que les électeurs américains connaissent encore mieux le personnage de Trump qu’en 2016, ils ont voté pour lui en plus grand nombre. Cette fois, Trump a remporté le vote populaire, gagnant même des appuis significatifs au sein de groupes — jeunes, Noirs, Latinos — que les Démocrates courtisent depuis toujours. La légitimité de son élection en 2024 est incontestable. Par ailleurs — surtout grâce à des conseillers de l’ombre — ses orientations politiques sont aujourd’hui beaucoup plus claires et explicites pour quiconque se donne la peine de chercher à comprendre.
Une nouvelle vision du monde
Il n’est pas question ici de proposer une analyse exhaustive du programme que les débuts de l’administration Trump 2.0 laissent entrevoir. Nous en aurons encore pour plusieurs années. Par ailleurs, certains aspects de l’agenda politique semblent si liés à la personne ou aux instincts particuliers de Trump qu’ils ne méritent pas nécessairement d’analyse profonde.
Je crois toutefois qu’il est utile de commencer à tracer les contours de quelques pièces maîtresses de cette nouvelle vision du monde que la Maison-Blanche pousse agressivement sur les États-Unis et le reste du monde.
Sur le plan du commerce international, l’administration Trump rejette explicitement le paradigme néolibéral qui s’est imposé depuis l’ère Reagan. Au début des années 1980 et pendant les quatre décennies suivantes, cette époque s’est caractérisée par une mondialisation croissante où les grandes entreprises, jouant le jeu du libre-échange, ont optimisé leur rentabilité en abaissant leurs coûts – en particulier de main d’œuvre – et leurs prix.
Le citoyen néolibéral était assimilé à un consommateur-investisseur, que les gouvernements cherchaient à satisfaire en gardant les prix au plus bas et les rendements boursiers au plus haut. Ces politiques libre-échangistes ont eu pour effet de déplacer des millions d’emplois vers la Chine et d’autres pays où les coûts de main-d’œuvre étaient plus faibles que dans les économies industrialisées.
Globalement, les États-Unis se sont considérablement enrichis pendant cette période. En ce sens, les politiques économiques néolibérales – appuyées tant par les partis de centre-gauche que par les partis de centre-droit – ont été un succès.
Mais, comme on le sait, cet enrichissement est loin d’avoir profité à tous. Les inégalités se sont creusées entre les gagnants et les perdants de la mondialisation, entre les élites côtières et les régions dévastées du flyover country.
Pendant des années, face à ces inégalités croissantes, les administrations Démocrates et Républicaines ont cherché, chacune à leur façon, à réparer les pots cassés. Les Démocrates ont voulu « compenser les perdants » par des politiques de redistribution, tandis que les Républicains, plus portés sur la responsabilité individuelle, misaient sur des programmes de formation des travailleurs.
Mais ces tentatives de faire avaler la pilule de la mondialisation ont échoué. À tort ou à raison, une majorité d’Américains ont le sentiment d’avoir été floués, « oubliés » par le consensus de Washington. Et c’est ce consensus néolibéral vieux d’une quarantaine d’années que l’administration Trump 2.0 jette aux poubelles.
La vision défendue et mise de l’avant par des gens comme Oren Cass, Marco Rubio, Peter Navarro, Robert Lighthizer et Jamieson Greer – le nouveau représentant américain au commerce, qui a été ému aux larmes lors de son passage au Sénat — part du principe que le dogme libre-échangiste nuit aux États-Unis. Dans une étonnante évolution politique (qui explique en partie la forte popularité de Trump chez les syndiqués américains) le Parti Républicain de Donald Trump s’est ainsi fait le chantre d’une forme d’économie locale, de la dignité du travail et d’un capitalisme du bien commun qui privilégie la production et les emplois nationaux plutôt que la course effrénée aux bas prix. Cette vision rejoint en partie celle de Bernie Sanders. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant de voir les syndiqués américains de l’automobile applaudir les actions du président en matière de tarifs.
Le virage est néanmoins radical et profondément déstabilisant. L’administration Trump semble osciller chaque semaine entre une volonté de renégocier des accords de commerce internationaux plus avantageux – pour les Américains – et l’abandon pur et simple des normes du commerce international des 40 dernières années.
Dans ce nouveau paradigme, le Canada se retrouve doublement coincé. D’abord comme pays dont l’économie dépend fortement des exportations vers les États-Unis. Puis, dans un second temps, comme victime d’une vision impériale des États-Unis, où les pays de stature économique et militaire plus modeste doivent naturellement se retrouver sous le joug de leur puissance maîtresse.
L’annulation du wokisme
Sur le front culturel, l’administration Trump 2.0 a déclaré la guerre totale à l’idéologie woke, ciblant particulièrement les programmes d’équité, de diversité et d’inclusion (EDI) et les questions touchant à l’identité de genre. Les publicités répétées sur ces enjeux ont mis les Démocrates sur la défensive et ont assurément contribué à la réélection du candidat Républicain.
La notion d’EDI englobe un ensemble de concepts, de programmes et de pratiques visant à accroître la représentativité et l’inclusion de groupes historiquement marginalisés au sein des institutions. Certaines dimensions du mouvement EDI soulèvent peu de controverses : on pense notamment aux initiatives d’accessibilité, de visibilité ou de consultation de divers groupes. Tant que ces initiatives visent à enrichir et élargir les perspectives, sans exclure ou limiter les droits d’autrui, elles paraissent difficilement attaquables.
Des tensions émergent toutefois autour de la notion centrale d’équité – le « E » de EDI – qui diffère fondamentalement du principe d’égalité.
Alors que l’égalité formelle suppose un traitement identique de tous – equal protection of the laws, pour reprendre les mots du 14e Amendement de la constitution américaine – l’équité propose au contraire de traiter différemment certains groupes selon leur position dans des systèmes jugés opprimants. Cette logique se traduit par des politiques et des programmes qui réservent des postes ou des contrats à des membres de groupes précis, qui accordent des préférences explicites ou implicites à certains profils dans l’embauche, les promotions ou les subventions et qui allouent des ressources ou des priorités sur la base d’identités particulières. Ces mesures sont justifiées par l’idée que les discriminations passées ou présentes doivent être corrigées par des politiques de redressement qui favorisent certains groupes, notamment les programmes de discrimination positive (affirmative action). Les statistiques démontrent que ces programmes ont un impact majeur sur les chances de succès de divers groupes selon qu’ils sont avantagés ou désavantagés par ces préférences.
C’est sur ce dernier point que l’administration Trump a agi avec force, au premier jour de sa présidence, via un décret qui «interdit la discrimination illégale et rétablit les opportunités fondées sur le mérite». Le décret énonce ainsi sa raison d’être:
Depuis longtemps, les lois fédérales sur les droits civiques protègent les Américains contre la discrimination fondée sur la race, la couleur, la religion, le sexe ou l’origine nationale. Ces protections des droits civiques servent de fondement à l’égalité des chances pour tous les Américains. (…)
Pourtant, aujourd’hui, près de 60 ans après l’adoption du Civil Rights Act de 1964, des institutions critiques et influentes de la société américaine, notamment le gouvernement fédéral, des grandes entreprises, des institutions financières, l’industrie médicale, des grandes compagnies aériennes commerciales, les forces de l’ordre et les établissements d’enseignement supérieur, ont adopté et utilisent activement des préférences dangereuses, humiliantes et immorales fondées sur la race et le sexe sous le couvert de ce que l’on appelle « la diversité, l’équité et l’inclusion » (DEI) et qui peuvent violer les lois sur les droits civiques de cette nation.
Sur ces enjeux, l’administration Trump n’effectue pas simplement un virage politique. La Maison Blanche endosse et amplifie la décision de la Cour suprême des États-Unis dans l’arrêt Harvard (qui portait sur les programmes de discrimination positive) et déclare que toutes les mesures qui distinguent les individus sur la base de leur race, de leur couleur, de leur religion ou de leur sexe – et qui avantagent ou désavantagent en fonction de ces critères – sont discriminatoires et illégales. Le décret de Trump rétablit ainsi le principe de l’égalité formelle – plutôt que la notion d’équité – comme la norme applicable aux relations entre le gouvernement et la population.
Cette décision ne sort pas de nulle part. Au lendemain de la décision Harvard, un sondage Gallup indiquait que près de 70% des Américains appuyaient la fin de la discrimination positive dans les admissions universitaires – incluant 52% des Noirs et 68% des Latinos. Chez les Américains Noirs de moins de 40 ans, 62% appuient la fin de la discrimination positive.
Par ailleurs, le décret anti-EDI de Trump constitue en quelque sorte l’extension, à l’échelle nationale, d’amendements constitutionnels adoptés depuis longtemps en Californie, au Michigan et ailleurs, et qui proscrivent les préférences fondées sur la race, le sexe et l’ethnicité. Un certain nombre d’intellectuels Noirs des États-Unis, incluant Coleman Hughes et John McWhorther, plaident depuis des années pour l’abolition des préférences identitaires dans les embauches, les promotions, les programmes et les contrats publics. Même dans les universités américaines à l’avant-garde du mouvement, l’EDI suscitait de l’exaspération bien avant l’élection de Donald Trump.
Tout récemment, dans une affaire de discrimination sur la base de l’orientation sexuelle, les juges Démocrates de la Cour Suprême des États-Unis ont elles-mêmes indiqué qu’elles refusaient qu’on applique un standard de preuve plus exigeant à l’égard d’une personne appartenant au «groupe majoritaire». Ce faisant, les juges ont semblé confirmer que la discrimination visant un groupe majoritaire peut exister au même titre que celle visant un groupe minoritaire.
À la lumière de ce qui précède, il semble donc que les décrets anti-EDI du président Trump soient moins une déclaration de guerre qu’un constat de décès. L’opinion publique et juridique américaine semble être majoritairement opposée aux préférences identitaires depuis longtemps, et favorable à des approches universalistes et colorblind. À l’article 7, le décret précise explicitement que toute personne demeure libre d’exprimer une opinion contraire à celle du décret, mais que les programmes d’EDI jugés illégaux seront éliminés par le gouvernement.
Considérant que ces mesures d’EDI avaient été profondément intégrées dans tout l’appareil fédéral sous l’administration Biden, le changement de cap aura des impacts majeurs sur une foule de programmes du gouvernement américain – embauches, subventions, contrats publics et autres – qui favorisaient ou défavorisaient des catégories de personnes ou d’entreprises sur la base de certains attributs identitaires.
Sur les questions liées au genre, l’administration Trump propose également de faire marche arrière. À ce sujet, le décret de la Maison Blanche distingue le sexe (classification biologique immuable d’un individu comme mâle ou femelle) de l’identité de genre (ressenti subjectif, indépendant de la réalité biologique du sexe, et existant sur un continuum infini) et rétablit le sexe comme critère d’application et d’interprétation des lois fédérales.
Dans les faits, ce décret vise à mettre fin à un débat juridique qui a cours depuis une quinzaine d’années au États-Unis. Ce débat porte notamment sur l’interprétation à donner à la notion de discrimination «sur la base du sexe» dans la loi qui interdit la discrimination entre hommes et femmes en matière d’éducation (le Titre IX). Sous l’administration Biden, la notion de sexe avait été interprétée comme incluant l’identité de genre, notamment via un décret promulgué – comme celui de Trump – au premier jour de sa présidence. En 2024, Biden en avait remis une couche en adoptant un règlement qui stipulait que la discrimination sur la base du sexe inclut l’identité de genre.
Le hic, c’est que le règlement de Biden a été invalidé en Cour fédérale avant même le décret de Trump. Dans sa décision, le juge écrit:
Comme cette Cour et d’autres l’ont expliqué, élargir le sens de ‘sur la base du sexe’ pour inclure ‘l’identité de genre’ tourne le Titre IX à l’envers. Alors que le Titre IX cherchait à uniformiser les règles du jeu entre les hommes et les femmes, il regorge d’exceptions qui permettent aux hommes et aux femmes d’être séparés sur la base des différences physiques persistantes entre les sexes. (…) L’objectif même du Titre IX est d’empêcher la discrimination fondée sur le sexe — introduire l’identité de genre dans le mélange éviscère la loi et la rend essentiellement absurde.
Ainsi, avant même que Trump entre à la Maison Blanche, l’interprétation de l’administration Biden avait été déclarée inconstitutionnelle dans un jugement qui affirmait que la loi en vigueur établit le sexe (et non l’identité de genre) comme motif de discrimination interdite. Trump a beau aimer ses décrets, c’est la Cour fédérale qui a asséné le coup de grâce à la vision de l’administration Biden.
Le résultat concret de cette décision (et, accessoirement, du décret de Trump) sera de faire primer le sexe biologique sur l’identité de genre, notamment lorsqu’il est question d’aptitudes physiques ou de lieux intimes. Il s’ensuit que la participation au sport de compétition pour femmes sera réservée aux personnes de sexe féminin uniquement. Même chose pour l’accès aux prisons, toilettes, vestiaires, etc.
Sur ces questions de genre en particulier, il est notable que les positions défendues par le Parti Démocrate au cours des dernières années — qui faisaient régulièrement primer le genre auto-déterminé sur le sexe biologique — sont en porte-à-faux avec l’opinion d’une forte majorité des électeurs américains.
Ainsi, 79% des Américains – incluant 67% des Démocrates – considèrent que les femmes transgenres ne devraient pas pouvoir participer à des compétitions sportives pour femmes. Sur la question des bloqueurs de puberté ou des traitements hormonaux visant le changement de sexe, 71% des Américains – incluant 54% des Démocrates – s’opposent à ces traitement pour les moins de 18 ans. Un autre sondage, plus récent, suggère que le camp Démocrate a résolument perdu la bataille des idées et de l’opinion publique sur les enjeux liés au genre. En ce sens, les positions de l’administration Trump sur ces questions sont beaucoup plus en phase avec l’évolution de l’opinion publique que celles de ses adversaires.
Certains leaders Démocrates – incluant deux candidats potentiels à la présidence, le gouverneur de la Californie Gavin Newsom, et l’ex-chef de cabinet de Barack Obama, Rahm Emanuel – ont d’ailleurs récemment rompu avec leur parti sur ces questions. Au cours des prochains mois et des prochaines années, il semble de plus en plus inévitable que la réinvention du parti Démocrate passera notamment par un affrontement entre ses factions woke et anti-woke.
Liberté d’expression: le cynique retour du balancier
Le troisième élément que je retiens de la révolution trumpienne concerne la liberté d’expression.
Cette notion – abondamment évoquée lors de la campagne électorale et brandie depuis plusieurs années dans les milieux conservateurs comme cheval de bataille central dans la lutte contre la censure progressiste — constituait un pilier de la vision politique mise de l’avant par Trump 2.0.
Bien sûr, les Républicains avaient de quoi se plaindre, considérant le phénomène abondamment documenté de la culture de l’annulation qui a sévi aux États-Unis et ailleurs pendant des années. Cette culture prenait plusieurs formes : bannissement de certains mots et idées, orientation idéologique de la science et du journalisme, lutte idéologique contre le discours haineux et la désinformation, annulation de conférences, de-platforming et censure à géométrie variable sur certains médias sociaux et algorithmes IA, lesquels obligeaient visiblement la conformité à un narratif woke.
Trump et ses partisans étaient bien placés pour invoquer la Constitution américaine et défendre une vision robuste de la liberté d’expression — une conception qui consiste en particulier à tolérer l’expression de points de vue et d’opinions avec lesquels on est en désaccord, parfois profondément. Si elle avait défendu la liberté d’expression avec intégrité, la nouvelle administration aurait assurément bénéficié de plusieurs appuis (sur ce point), incluant de la part de nombreux progressistes écoeurés des réflexes de censure émanant de leurs rangs.
Malheureusement – et sans surprise, connaissant l’amour de Trump pour la vengeance – la Maison Blanche a plutôt choisi de tomber à son tour dans les excès qu’elle dénonçait chez ses adversaires. Elle se livre désormais à des formes de censure et de répression idéologique encore plus graves que celles qu’elle condamnait vigoureusement il y a quelques mois. L’effet de refroidissement (chilling effect) qu’on dénonçait lorsque les campus universitaires étaient sous l’emprise de la rectitude politique a fait place à la peur réelle d’être arrêté, déporté, définancé ou blacklisté, qu’on soit étudiant universitaire ou associé dans un cabinet d’avocats.
Combiné au mépris évident de Trump pour la branche judiciaire et l’autorité du Congrès, ce dérapage incontrôlé vers une censure conservatrice constitue assurément l’une des dérives les plus dangereuses de cette nouvelle administration. Si on peut raisonnablement imaginer qu’un bon nombre d’électeurs américains soutenaient, du moins en théorie, un virage plus protectionniste dans la politique économique, de même que l’élimination des préférences identitaires de l’EDI et le rétablissement du sexe comme critère d’application des lois, il n’est pas clair qu’ils aient voté pour une présidence aux accents de monarchie, ni pour l’interdiction de la dissidence politique.
Sur les tendances liberticides de la seconde administration Trump, on perçoit même un inconfort croissant dans certains milieux conservateurs ou libertariens, qui s’inquiètent de voir que le président semble prêt — voire enthousiaste — à jeter le bébé avec l’eau du bain woke. Ironiquement, les milieux de gauche et progressistes sont aujourd’hui ceux qui se retrouvent à plaider pour la liberté d’expression et qui sont choqués (avec raison) de voir leurs conférences annulées. Il s’agit là d’une cause fondamentale et, en théorie, transpartisane, qui constitue peut-être un début de programme pour un parti Démocrate en mal de direction. Espérons que, le jour où les progressistes reprendront la Maison Blanche, ils auront l’intégrité de défendre la liberté d’expression de tous.
Le péril de l’homme de paille
Les adversaires de Donald Trump, aux États-Unis comme ailleurs, ont l’obligation stratégique — voire déontologique — de creuser les idées et les réalités qui fondent ses actions. À défaut de faire ce travail, qui revient à bien des égards à celui de l’homme d’acier, ses opposants se retrouvent à critiquer un homme de paille, à insulter une caricature, et à multiplier l’indignation superficielle plutôt que de répliquer aux causes profondes. Autrement dit, pour faire œuvre utile, il faut connaître son adversaire et comprendre ce qui motive ses partisans, de leur perspective.
Ce travail d’analyse — et la construction d’une réponse progressiste, empathique et durable — ne fait que commencer. L’entreprise devra toutefois s’appuyer sur des recherches et des réflexions lucides, qui n’ont pas peur de commettre de la sociologie.
Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la CDPQ et au Sénat du Canada. Il est actuellement vice-président chez Casacom.
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