L’homme d’acier, dernier rempart du journalisme

--- 24 septembre 2024

Quiconque se soumet à la discipline de l’homme d'acier fait du vrai journalisme. Le reste n’est que littérature. 

Il y a quelques semaines, dans un podcast de Radio-France, le chroniqueur Jean Brossier a posé une question intéressante: les influenceurs vont-ils remplacer les journalistes? 

Autrement dit, les personnes qui traitent d’actualité et de sujets de nature sociale et politique sur Instagram, X, YouTube ou leur blogue personnel, sans titre de journaliste ni rattachement à un média traditionnel, vont-ils rendre le journalisme obsolète? On pense à des gens comme Hugo Travers en France, J.J. McCullough au Canada anglais, et des dizaines d’autres, ici et ailleurs, qui peuvent être blogueurs, podcasteurs ou humoristes – de Joe Rogan à John Oliver.    

Malheureusement, l’exposé de Brossier m’a semblé très mince. Le chroniqueur semble s’être résigné à l’effacement de la distinction entre journaliste et influenceur, prédisant que «la réussite d’un journaliste se mesurera demain à sa présence sur les réseaux sociaux, aux nombres d’abonnés qu’il détient, au nombre de ‘vues’ sur ses posts».

La question de départ ouvrait pourtant la porte à une discussion pertinente, particulièrement à notre époque. Qu’est-ce qu’un journaliste? Qu’est-ce qu’un influenceur? Qu’est-ce qui distingue les deux? Faut-il s’inquiéter d’une mutation ou d’un quelconque remplacement? Dans le petit monde médiatique, ce sont de grandes questions. 

Qu’est-ce qu’un journaliste?

J’ai déjà écrit il y a plusieurs années que les journalistes ne sont pas chirurgiens et qu’il n’était pas nécessaire, au nom de la protection du public, de créer un titre réservé ou exclusif qui distinguerait les «vrais» journalistes des faux. C’est encore ce que je crois: aucun diplôme spécialisé ni affiliation particulière n’est requis pour faire du journalisme et les tentatives de «protéger le public» en encadrant les médias sont généralement des réflexes corporatistes qui risquent de faire plus de tort que de bien. 

Cela dit, affirmer que le journalisme ne devrait pas être un métier réservé et exclusif ne décrit pas ce que c’est, positivement. 

Il existe des tonnes de définitions différentes du journalisme. Celles des dictionnaires, celle du Centre national de ressources textuelles et lexicales. Celle, plus exhaustive, de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec. Quelques lois québécoises et canadiennes avancent aussi des définitions du journalisme et du contenu de nouvelles – notamment la Loi sur la protection des sources journalistiques, la loi sur les médias en ligne (C-18) et même la Loi sur l’impôt et ses lignes directrices

Au-delà de leurs différences, ces définitions décrivent généralement le journalisme comme un ensemble d’activités ou de métiers – recherche, rédaction, entrevue, mise en page, photo, édition, etc. – exercées professionnellement pour le compte d’un média. Pour prendre le cas le plus classique: si vous êtes payé pour écrire dans un journal, vous êtes journaliste.  

Or, il me semble que cette manière de définir le journalisme – en référant à un certain nombre d’activités faites pour le compte d’un type d’entreprise particulier – n’est plus appropriée pour notre époque, notamment pour deux raisons. 

Premièrement, parce qu’il est évident que le journalisme peut aujourd’hui se pratiquer de manière indépendante, sans lien avec une entreprise de presse au sens traditionnel du terme, et avec ou sans rétribution. Le critère de rattachement professionnel à un média, qu’on trouve dans la plupart des définitions courantes, est largement désuet. 

Deuxièmement, parce qu’en cette ère où n’importe qui peut publier, sur une infinité de plateformes, du contenu écrit ou audiovisuel – c’est-à-dire à l’époque où les médias traditionnels ont perdu leur monopole d’antan sur l’impression et la diffusion de contenu – il importe de cerner ce qui distingue le journalisme véritable des autres contributions à nos débats publics. À mon sens, cette distinction ne peut plus se faire simplement sur la base des métiers ou des activités exercées – rechercher, écrire, photographier, mettre en page – mais doit plutôt se fonder sur un critère de méthode, sur une manière d’aborder et de traiter des enjeux sociaux et politiques. 

Autrement dit, au-delà des fonctions et des moyens des employeurs, c’est le procédé journalistique qui permet d’identifier qui fait du journalisme, et qui n’en fait pas. Il s’agit d’une méthode de travail et non d’un mode de production. J’y reviens dans quelques paragraphes.

Influenceurs et mélange des genres

Je rappelle que, pour les fins de cette discussion, je m’intéresse aux personnes qui traitent de questions sociales, politiques ou économiques dans une perspective d’information et de commentaire – peu importe qu’elles se définissent comme influenceurs, journalistes ou autres. Je ne m’intéresse pas aux publireportages, aux capsules promotionnelles, aux contenus de style de vie ou de croissance personnelle. Il me semble que la question posée par Jean Brossier est intéressante uniquement dans la mesure où elle porte sur des influenceurs qui jouent sur le même terrain que le journalisme traditionnel. 

Selon Larousse, un influenceur est: «une personne qui, par sa position sociale, sa notoriété et/ou son exposition médiatique, a un grand pouvoir d’influence sur l’opinion publique, voire sur les décideurs.»

Suivant cette définition, il est clair que les rôles d’influenceur et de journaliste peuvent se recouper. Si un influenceur se résume à une personne connue et médiatiquement exposée qui influence l’opinion publique, alors il va sans dire que certains journalistes sont des influenceurs, en particulier ceux qui jouissent d’une grande visibilité. Mais, à l’inverse, les influenceurs sont-ils journalistes? Voilà la question. 

Le critère de l’homme d’acier

En ce qui me concerne, la différence entre un journaliste et un influenceur ne tient pas à la popularité, au titre, à la rémunération, à la plateforme, au ton ou au rattachement à une organisation quelconque. La différence est dans la méthode – peu importe qui la pratique. Certaines personnes qui ne se considèrent pas journalistes font du journalisme. Et certaines personnes qui prétendent faire du journalisme n’en font pas réellement. 

Cette méthode, c’est celle de l’homme d’acier (en anglais: steelmanning). Ce procédé s’applique en particulier aux analyses et commentaires sur des sujets sociaux et politiques controversés, mais on peut aussi l’appliquer aux reportages présentés comme factuels, qui sont invariablement teintés par les choix de l’auteur.

La méthode de l’homme d’acier consiste essentiellement à inverser le sophisme de l’épouvantail (aussi appelé l’homme de paille). Il s’agit de chercher proactivement, et de mettre de l’avant clairement, honnêtement et sous leur meilleur jour, les informations et les arguments les plus solides de chaque côté – et en particulier du camp moins populaire ou pour lequel on ressent moins de sympathie. Si vous penchez à droite, l’homme d’acier vous oblige à présenter fidèlement et complètement les meilleures informations et arguments de la gauche – et d’y répondre si vous le souhaitez. Si vous êtes souverainiste, l’homme d’acier exige que vous présentiez les données et raisonnements les plus solides du camp fédéraliste – quitte à les contredire. Si vous êtes woke, l’homme d’acier implique que vous exposiez de bonne foi les critiques légitimes du wokisme, ne serait-ce que pour y répliquer.

Dans certains cas, le procédé peut même exiger qu’on présente des informations et des arguments de manière encore plus solide et cohérente que ceux qui les formulent. Il peut s’agir, par exemple, de passer outre les diatribes confuses de Donald Trump et de tenter d’expliquer (mieux que lui) les réalités qu’il dénonce. Il peut s’agir d’ignorer les maladresses de certains militants écologistes pour décrire sérieusement les enjeux qu’ils soulèvent. 

L’homme de fer constitue un défi plus exigeant que la molle exhortation à présenter les deux côtés (ou plus) d’un débat ou d’une controverse. Beaucoup de journalistes et de chroniqueurs officiels considèrent qu’ils ont fait leur travail quand ils ont consacré la majorité de leur reportage ou de leur chronique à présenter ou mettre en valeur une seule perspective, avant de concéder quelques points à l’autre camp, souvent présentés de la manière la plus faible, déformée et repoussante possible. D’un côté, ces honnêtes gens, justes et bien informés; de l’autre, ce moron qui dit n’importe quoi

Après plusieurs années à œuvrer dans l’univers médiatique – parfois en plein cœur, parfois en périphérie – j’en suis venu à considérer que quiconque se soumet à la discipline intellectuelle de l’homme d’acier fait du vrai journalisme. Le reste n’est que littérature. 

Le procédé de l’homme d’acier implique d’inverser l’instinct universel qui nous pousse à valoriser les perspectives qu’on aime et à saboter celles qui nous répugnent. L’exercice est d’autant plus difficile qu’il mène souvent à deux conséquences fâcheuses pour la personne qui l’emploie. 

D’abord, il peut embrouiller une situation que l’on croyait claire, voire dégonfler une histoire qu’on imaginait scandaleuse. Quand on fait l’effort de chercher, lire et comprendre en profondeur les meilleurs arguments des deux camps, on en ressort régulièrement avec moins de certitudes, et parfois même un peu paralysé. C’est la conséquence de penser contre soi-même. (Au fil des ans, j’ai lu quelques jugements de tribunaux, notamment de la Cour suprême des États-Unis, dont les opinions majoritaires et les dissidences étaient tellement fortes que j’en suis ressorti étourdi.)

L’autre conséquence négative de l’homme de fer, c’est que le procédé n’est pas très populaire. La plupart des gens n’apprécient pas qu’on mette en valeur des informations et des positions qu’ils n’aiment pas, même pour les contredire. Il est plus facile et agréable d’avaler des récits qui confortent nos positions que des exposés qui déstabilisent nos convictions. Dans la mesure où il ne cherche pas à flatter les préjugés d’un public déjà acquis – qu’il soit progressiste, woke, conservateur ou nationaliste – l’homme d’acier avance en terrain aride, sans alliés naturels, généralement en retrait des mouvements de masse. La nuance est rarement virale, et rarement payante. 

Un idéal difficile 

Il va sans dire que l’idéal de l’homme d’acier – parce qu’il s’agit bien d’un idéal – est difficile à atteindre. Il faut du temps, de l’espace, du discernement, de l’intégrité, de l’intelligence, de la bonne foi, de l’indépendance et du courage. Même les journalistes et les chroniqueurs qui en sont capables ne sont pas toujours à la hauteur de cette exigence. Plusieurs n’essaient même pas. 

Or, abdiquer cet idéal – accepter, comme semble le faire Jean Brossier, que «la frontière entre journaliste et influenceur va complètement disparaître» – marquerait la mort du journalisme qui mérite d’être valorisé, défendu et soutenu, incluant par des fonds publics. C’est la résistance aux sirènes de la popularité facile qui fonde la valeur du journalisme véritable. C’est la résistance à la tentation de donner à notre gang ce qu’elle demande qui distingue l’homme d’acier journalistique de l’influenceur de basse-cour. 

C’est là, il me semble, tout le danger de notre époque médiatique. Dans sa chronique, Brossier écrit que «face à la concurrence des influenceurs, la réussite d’un journaliste se mesurera demain à sa présence sur les réseaux sociaux, aux nombres d’abonnés qu’il détient, au nombre de ‘vues’ sur ses posts». Dans la foulée, Brossier se demande si les influenceurs vont remplacer les journalistes. 

Il me semble toutefois que ce n’est pas la bonne question à poser. Quand les journalistes auront complètement troqué la discipline et l’exigence de l’homme d’acier pour l’auto-promotion et la course au trafic web, ce ne sont pas les influenceurs qui deviendront des journalistes. Ce sont simplement les journalistes qui auront cessé d’en être. 


Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la Caisse de dépôt et à l'Institut du Québec. Il travaille actuellement comme directeur des affaires parlementaires au Sénat.

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