Quand les mesures intégratives deviennent ségrégatives

--- 29 juillet 2023

L'inclusion ne consiste pas à négocier l'excellence à la baisse et à moduler les exigences selon l’origine ethnique ou socioéconomique

Les controverses entourant les programmes d’équité en emploi (une mesure corrective que nos voisins du sud appellent la discrimination positive) mettent en relief des fausses perceptions qu’il est important de corriger, mais également des dérives bien réelles qu’il est nécessaire de reconnaitre, de prévenir et de contrer.

Si elles font ressortir des perceptions erronées, c’est parce qu’une partie de l’opinion publique ne saisit pas toujours la distinction entre l’égalité et l’équité.

En effet, demander aux institutions et aux employeurs de s’en tenir à l’égalité de traitement et de ne pas prendre en compte la couleur, le sexe, les conditions socioéconomiques, physiques ou mentales, c’est faire fi des barrières physiques et systémiques auxquelles font face des segments plus fragiles de la population.

Un traitement équitable consiste à prévoir des accommodements, des aménagements susceptibles de lever ces obstacles, sans toutefois créer de privilège ou de passe-droit, et sans brimer les droits d’autrui (collègues, usagers, citoyens, etc.). Il a fallu, par exemple, modifier les normes et pratiques entourant la progression de carrière dans les organisations afin de permettre aux femmes de ne pas avoir à choisir entre leur épanouissement professionnel et leur vie familiale. L’élargissement du congé parental aux hommes depuis quelques années obéit à la même logique corrective, en plus d’enchâsser un consensus social sur la répartition de la charge parentale entre les conjoints. 

N’eussent été ces mesures correctives, les hommes et les employés sans enfant seraient avantagés en matière de promotion et de développement professionnel. Dans le même ordre d’idées, les personnes en situation de handicap ont besoin d’accommodements pour accéder en toute équité aux lieux publics, à l’emploi, ou encore aux loisirs.

Faut-il toujours accommoder?

En dépit de leur pertinence et de leur légitimité, les programmes d’équité en emploi et les autres mesures correctives, comme l’accommodement raisonnable, ne sont pas livrés au jugement arbitraire des gestionnaires. L’obligation d’accommodement, par exemple, est balisée par la notion de contrainte excessive, qui permet de tracer la frontière entre le raisonnable et le déraisonnable en s’appuyant sur des critères rationnels: coûts excessifs, atteintes aux droits des autres employés ou citoyens, normes de sécurité ou d’hygiène, bon fonctionnement des opérations, mission du service ou de l’organisation, bien-être général, etc.

La désormais célèbre affaire des fenêtres givrées aux YMCA du Parc est une illustration parfaite de l’aménagement accordé à une minorité religieuse (dont les protagonistes n’étaient pas des clients, mais des voisins du centre sportif) sans avoir anticipé ses effets discriminatoires sur les vrais usagers.

Dans certains milieux, les accommodements fondés sur des motifs religieux sont encore aujourd’hui traités avec une telle indolence que les gestionnaires sautent l’étape la plus importante du processus, à savoir l’analyse de la recevabilité de la demande. 

En effet, avant de s’engager dans la recherche d’une mesure d’accommodement raisonnable, il est nécessaire de vérifier si la demande est légalement fondée et de s’assurer que le demandeur serait brimé dans l’exercice d’un droit fondamental si on ne l’accommodait pas. Si (et seulement si) c’est le cas, l’organisation a une obligation de moyens et doit examiner différentes options susceptibles de corriger la discrimination, sans entrainer de contrainte excessive, selon les critères mentionnés plus haut.

Or, en s’engageant prématurément dans l’analyse de raisonnabilité (ou de faisabilité) de la mesure, on présume que la demande est recevable et on induit le demandeur en erreur car on lui laisse croire que l’organisation cherche à rétablir son droit à l’égalité, alors qu’en réalité, c’est parfois un besoin ou un désir qui est en jeu, et non un droit fondamental. C’est comme si, dans un dossier de harcèlement, on confondait  une allégation avec une accusation et qu’on escamotait l’enquête qui permet de déterminer si les allégations sont fondées ou s’il s’agit d’un conflit ou d’un droit de gérance considérés à tort comme des actes de harcèlement.

En emploi, l’équité «à compétences égales»

Quant aux programmes d’équité en emploi, ils sont encadrés par le principe des « compétences égales », qui vise à éviter les embauches précipitées ou de complaisance, dans le seul but de « cocher des cases », quitte à niveler par le bas et à se montrer inéquitable envers une candidature plus méritante qui ne ferait pas partie des catégories ciblées par le programme.

En posant comme condition d’embauche la notion de « compétences égales » (le terme « équivalentes » serait plus approprié à mon sens), on ouvre la porte à des candidatures atypiques, à des parcours et des perspectives diverses, à la possibilité de penser hors les murs, de briser le confort de l’entre-soi, sans toutefois sacrifier les exigences essentielles à la réalisation des tâches et, le cas échéant, à la protection du public. 

Lorsqu’on se donne la peine de chercher et de diversifier ses bassins d’embauche, on trouve des candidatures qui combinent les deux exigences : l’excellence et la diversité. Les centres de formation professionnelle, les cégeps et les universités accueillent et décernent désormais des diplômes à des personnes en situation de handicap et celles issues de minorités ethniques .

Malheureusement, les politiques d’équité en emploi peuvent aussi déraper. Parmi les dérives les plus célèbres, on se souviendra du English Touring Opera, l’orchestre britannique qui avait décidé en septembre 2021 de se séparer de 14 musiciens Blancs pour « accroître toutes les formes de diversité ».

Or l’équité n’est pas un jeu de chaise musicale, et encore moins un exercice dont le but est de déshabiller Paul pour habiller Pierre. On ne renvoie pas un « majoritaire » pour le remplacer par un « minoritaire ».

On s’assure plutôt, lorsqu’un siège est vacant dans un conseil d’administration ou dans une organisation, que des personnes issues de groupes sous représentés dans ce secteur précis, aient un accès équitable au processus de sélection, qu’elles ne soient pas rejetées à l’étape de la présélection sur la base de leurs caractéristiques physiques ou socio-économiques, de la pauvreté de leur réseau de contacts qui les empêche de fournir des lettres de recommandation, ou de toute autre présomption de « non-conformité » aux exigences du poste.

On leur accorde ainsi une chance égale de démontrer leur capacité à remplir la fonction et on les évalue sans a priori, ni favorable ni défavorable.

Ce n’est qu’au terme du processus que le fait de favoriser – à compétences égales – une candidature issue d’un groupe cible, permet de trancher entre deux candidats de niveau équivalent. 

Il ne s’agit pas de discrimination positive. On n’accorde pas de privilège. On se donne simplement un repère pour arbitrer, un procédé utilisé dans toutes les situations d’embauche où l’on hésite entre deux candidats, au point de vouloir tirer au sort, même quand la représentation de la diversité n’est pas un enjeu. 

Puisque la décision finale revêt toujours un caractère subjectif et arbitraire, autant s’appuyer sur un critère comme l’équité, quand la situation le justifie.

Malheureusement, les employeurs qui sacrifient la notion de compétences égales tombent dans le même piège que ceux qui escamotent l’analyse de recevabilité des demandes d’accommodement, au risque de créer des précédents difficiles à gérer.

Il s’en trouve même pour affirmer que les notions de compétence  et d’excellence sont intrinsèquement colonialistes et occidentalo-centristes, une affirmation qui flirte presque avec le mythe du bon sauvage, un être moins rationnel que nous, qui mériterait qu’on le traite à la mesure de ses capacités limitées. Or, le traitement différencié des minorités ne signifie pas qu’il faille baisser les standards, mais seulement les débarrasser de quelques biais sexistes, générationnels, culturels ou autres.

Un glissement de terrain 

Dans les universités, on pense notamment aux chaires et aux affichages de postes de professeurs réservés à des minorités ethniques ou sexuelles.

Là encore, on confond souvent deux enjeux. 

D’un côté, l’équité en emploi, un enjeu de représentativité, de juste représentation de la diversité au sein du corps professoral. 

De l’autre, l’appropriation culturelle, un enjeu et un concept fourre-tout dans lequel s’entassent pêle-mêle des revendications de nature et de niveaux différents : la dénonciation légitime et nécessaire de la spoliation coloniale et de l’usage dénigrant ou mercantile d’éléments culturels, mais aussi le refus très discutable de voir des périodes sombres de l’histoire étudiées et racontées par des personnes n’appartenant pas au groupe touché directement par les souffrances en question. 

Cette dernière conception de l’appropriation culturelle – qui consiste à considérer des pans entiers de l’histoire comme des « éléments culturels » ne pouvant faire l’objet « d’appropriation culturelle » par des chercheurs issus du groupe dit dominant – est incompatible avec la liberté universitaire, une condition indispensable à l’exercice de la fonction de chercheur. Les groupes de pression politiques et économiques ne devraient jamais orienter les résultats de recherche. En vertu de ce même principe, ils ne devraient pas contraindre ou orienter les intérêts et les thèmes abordés par les chercheurs. Exclure un universitaire d’un champ de recherche sur la base de l’origine, du genre, du sexe ou autre est une atteinte frontale à la liberté universitaire.

En confondant ainsi les enjeux, on apporte des solutions irréfléchies et illégitimes à des préoccupations pourtant légitimes. On établit une hiérarchie absolue des droits, en subordonnant la liberté d’expression en contexte universitaire au droit à l’égalité sans discrimination. 

Or, en matière de droits et libertés de la personne, aucun droit ne peut être érigé en absolu. Voilà pourquoi, lorsque deux droits fondamentaux entrent en conflit, les tribunaux se livrent à un travail d’équilibrage et d’articulation, afin de déterminer lequel des deux droits aura préséance, dans ce contexte et dans ces circonstances précises. 

L’affaire Lieutenant-Duval à l’Université d’Ottawa illustre bien le genre d’égarement auquel peut conduire le fait d’amalgamer les enjeux et de trancher prématurément, sans avoir examiné attentivement les variables contextuelles.

La direction de l’Université a conclu trop rapidement à une atteinte au droit des étudiants à la dignité et à l’égalité. Ce faisant, elle a sacrifié le droit de l’enseignante à la dignité et à la présomption d’innocence, sans compter sa liberté universitaire, qui inclut le choix des méthodes pédagogiques adaptées à son enseignement. 

Égalité des chances ou reproduction des inégalités

Un autre concept fait son chemin aujourd’hui dans les milieux scolaire et universitaire : l’excellence inclusive.

De quoi s’agit-il exactement ?

L’excellence inclusive est une approche corrective dont le but est de mettre en place les conditions d’une égalité des chances réelle, en offrant aux jeunes un accompagnement tout au long de leur parcours scolaire et universitaire.

Elle suppose une intervention à des moments critiques du parcours afin d’éliminer ou de réduire les barrières à l’accessibilité et à la persévérance auxquelles se heurtent les populations vulnérables: obstacles financiers, manque de modèles inspirants et de réseaux de contacts, problèmes de logement, perte de motivation, épisodes dépressifs ou de découragement, perte de confiance en soi, etc.

Il s’agit en substance d’offrir aux élèves les plus vulnérables des bases solides et des filets de sécurité pour faciliter les transitions, ces moments propices au décrochage, comme le sont les passages vers le cégep et l’université, et comme l’a été la pandémie pour des jeunes défavorisés qui ne disposaient pas des conditions appropriées pour étudier à domicile et préserver une certaine discipline de vie.

Là encore, malheureusement, on observe ici et là des glissements de terrain et une tendance à confondre l’excellence inclusive – comme approche intégrative – et le nivellement par le bas, qui finit par se retourner contre ces étudiants vulnérables que l’on cherche à inclure.

Prôner l’excellence inclusive, c’est reconnaître que le mérite a besoin de conditions pour se manifester et se déployer. C’est offrir à ceux qui en ont besoin des outils et un accompagnement destinés à pallier les lacunes et à combler les déficits (de culture générale, notamment), accumulés par des jeunes qui n’ont pas évolué dans des familles où l’abondance de livres, de voyages, d’activités culturelles et de conversations stimulent naturellement l’intellect et aiguisent l’esprit critique. 

L’excellence inclusive ne consiste pas à négocier l’excellence à la baisse en modulant les exigences à l’entrée selon l’origine ethnique ou socioéconomique, minimisant le mérite et pénalisant par le fait même des étudiants au parcours exceptionnel, malgré leur appartenance à un groupe social vulnérable. 

Pour ne rien arranger, on amalgame régulièrement l’excellence inclusive avec un autre concept, qui brouille encore davantage les pistes: la co-construction comme mode de création de savoirs et la reconnaissance des savoirs expérientiels dans l’évaluation des étudiants.

La littérature en andragogie a largement démontré la valeur des savoirs expérientiels, en particulier dans un contexte d’éducation des adultes. J’ai moi-même dirigé les programmes d’une faculté dédiée à l’éducation permanente qui valorisait et reconnaissait les savoirs expérientiels développés par des étudiants adultes effectuant un retour aux études. Ces personnes avaient acquis un bagage personnel et professionnel qui pouvait être pris en considération dans les conditions d’accès au programme et/ou converti en crédits de formation, après avoir été soumis à une évaluation en bonne et due forme.  

Le cas des étudiants en formation initiale est toutefois très différent. On ne parle pas ici d’adultes qui reprennent des études après quelques années passées sur le marché du travail. Il s’agit de jeunes à qui on doit inculquer des bases solides.

Sauf exception, la prise en compte du bagage expérientiel de jeunes de 18 ou 19 ans qui intègrent l’université a pour effet de désavantager les plus défavorisés et de reproduire les inégalités existantes en entretenant une illusion d’égalité des chances et en laissant croire que tous les vécus ont valeur de savoir, quelque soit notre parcours, notre milieu social et nos expériences.

Il n’est pas question ici de dévaloriser les trajectoires difficiles ou d’établir une hiérarchie des vécus. Il ne s’agit pas non plus de dénigrer les savoirs expérientiels, de nier leur pertinence pédagogique ou de promouvoir un enseignement traditionnel axé sur la seule transmission. 

Mais il est important de ne pas confondre les rôles et les responsabilités.

Le fait de valoriser l’histoire de vie d’une personne issue d’une catégorie sociale vulnérable lui permet de développer sa résilience, sa confiance en soi, sa capacité à surmonter les obstacles et à se libérer des chaînes du déterminisme. Par ailleurs, les activités de perfectionnement et de formation continue qu’elle aura l’occasion de suivre tout au long de sa vie accorderont une place importante à ses acquis expérientiels.

En revanche, la responsabilité de l’université consiste à transmettre à cette personne les savoirs qu’elle n’a pas, à solidifier ses bases et à la tirer vers le haut, tout en levant les barrières à son émancipation intellectuelle, affective et sociale.

Pour être inclusive, l’université doit faire le travail de démythification nécessaire, en amont, pour encourager l’accessibilité (aménager des passerelles, créer des programmes d’immersion destinés aux élèves du secondaire). Elle doit installer des pare-feux, des mécanismes pour repérer et repêcher les décrocheurs potentiels (soutien pédagogique, financier et psychologique) et les maintenir en selle durant leur parcours universitaire.

Mais l’inclusion ne peut servir de paravent à la concurrence interuniversitaire et d’alibi à la course aux crédits étudiants: réduire les exigences à l’admission et à la diplomation pour contrer la baisse de clientèle, ce n’est pas une mesure intégrative et ce n’est surtout pas un projet progressiste.


Rachida Azdouz est psychologue, autrice et chroniqueuse. Chercheure affiliée au LABRRI, son programme est modeste : résister aux injonctions, surveiller ses angles morts, s'attarder aux frontières et poursuivre sa quête.

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