Les pirates

--- 2 août 2023

Résistons à la mainmise des géants du web sur la diffusion de l'information!

Appelons un chat « un chat ». Les titans du web ne sont rien d’autre que des pirates. Ils se comportent exactement comme des hors-la-loi, se considérant au-dessus des règles autrement applicables à tous sur le territoire où ils se trouvent.

Le Parlement canadien a eu le courage tout récemment d’enfin adopter une loi visant à établir un « cadre pour réglementer les plateformes numériques qui servent d’intermédiaires dans l’écosystème de médias d’information au Canada afin de renforcer l’équité sur le marché canadien des nouvelles numériques ». L’objectif est de fournir un cadre de négociation entre les entreprises de qui relèvent les médias d’information, celles qui produisent les nouvelles (par exemple Radio-Canada, Le Devoir, le Journal de Montréal, etc.) et les exploitants d’intermédiaires de nouvelles numériques, tels les moteurs de recherche et les réseaux sociaux en ligne (les Google, Meta, X de ce monde). L’idée est que pour les exploitants d’intermédiaires de nouvelles numériques qui dominent le marché, se trouvant à tirer des avantages économiques indus des nouvelles qu’ils ne produisent pas eux-mêmes, il est nécessaire de rétablir l’équilibre dans le pouvoir de négociation entre eux et les entreprises produisant les nouvelles en question.

« La Loi ne s’applique aux intermédiaires de nouvelles numériques que s’il existe un déséquilibre important dans le pouvoir de négociation. L’objectif est d’aider les entreprises de nouvelles à négocier et à recevoir une indemnisation équitable lorsque des tierces parties dominant le marché tirent des avantages pécuniaires de leur contenu de nouvelles dans un environnement de marché qui n’est pas favorable à ces entreprises de nouvelles. »

Est-il nécessaire de rappeler que ce parlement qui a adopté la loi C-18 visant à obliger ces grandes entreprises que sont Meta, Google, Apple et autres à payer pour l’utilisation qu’elles font de contenus ne leur appartenant pas, c’est nous? Les élus nous représentent. Nous pouvons critiquer la législation adoptée, manifester notre désaccord, tenter d’influencer les prises de décisions et même changer nos représentants au moment des élections quand ils ne font pas notre affaire, en votant pour de nouveaux. Mais il reste que le corps formé par l’ensemble de ces représentants élus est notre voix collective, notre manière de décider des règles communes sur notre territoire, dans notre État. Notre manière privilégie la démocratie, comme dans la combinaison en grec ancien de « demos », pour peuple, et « kratos » pour pouvoir. En gros et très bref : notre système établit que le pouvoir soit exercé par le peuple (par opposition à un roi, un groupe restreint, un dictateur, etc.).

Contrairement à ce que certains veulent laisser entendre, dont ces titans, la loi est une manière de favoriser la démocratie en maintenant « la production de contenus de nouvelles et leur distribution à grande échelle et, ainsi, à assurer le respect des valeurs fondamentales qui sont à la base de la liberté d’expression au Canada, incluant la recherche de la vérité au moyen d’un échange ouvert d’idées, la participation à la prise de décisions d’intérêt social et politique, et l’épanouissement personnel par l’expression. » En effet, si les entreprises de nouvelles n’ont plus les moyens de produire des nouvelles de qualité et de manière indépendante, il y a péril. Or le constat dans l’état actuel des choses est que justement il existe un tel déséquilibre entre les intermédiaires qui dominent le marché et les entreprises produisant les nouvelles que ces dernières n’arrivent pas à obtenir le retour équitable sur les nouvelles produites, les revenus se trouvant en quelque sorte détournés par les intermédiaires en question.

Dans ce contexte, lorsqu’une entreprise privée clame haut et fort qu’elle ne se soumettra pas à la législation et que, pour manifester sa contrariété, elle boycotte les entreprises de nouvelles en bloquant les nouvelles des médias sur leurs plates-formes et applications, prenant en otage leurs millions d’usagers, elle incarne l’image du pirate. Elle nous rappelle qu’il est impératif de s’interroger sur la toute-puissance de certaines entreprises, dont l’influence et le pouvoir semblent être devenus plus importants que ceux des États démocratiques.

Et si nous reprenions la barre du bateau? Naviguer sur le web était à l’origine une promesse de démocratisation du savoir et d’égalité universelle, les intermédiaires devant être choses du passé. Qu’est-ce qui nous empêche de l’utiliser comme il était conçu au départ? À part, peut-être, l’irrésistible appât du gain et la navrante dépendance à tous ses réseaux sociaux, méticuleusement développée depuis de nombreuses années par ces mêmes pirates… Alors, qui sera le plus fort? Chacun de nous individuellement, nous dans un mouvement collectif, nous à titre de gouvernement ou les géants du web?

On se prend à rêver non pas d’une Journée nationale de la déconnexion, mais bien d’une semaine, d’un mois ou carrément d’une année. De façon plus réaliste, peut-être pourrions-nous prendre la saine habitude de limiter notre utilisation quotidienne des réseaux sociaux et de nous rendre directement à la source des médias d’information pour nous abreuver de nouvelles? Allez, chiche qu’on essaie! À notre tour de boycotter les pirates. Solidaires de nos vrais reporters!


Maude Choko est avocate experte en droit du travail, des arts et du divertissement, et également active dans le milieu artistique. Poussée par le désir de raconter des histoires, elle a écrit et produit plusieurs courts métrages, une série web et des pièces de théâtre.

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