Le casse-tête des déguisements : le diable est dans les détails

--- 26 octobre 2022

En voulant changer les règles du jeu, c’est la signification même de ces événements, et leur pertinence, qui sont remises en question.

Photo: Jessica Rockowitz via Unsplash
Hommage, mauvais gout, autodérision ou dénigrement ?

Quand je vivais en France et que je rapportais de mes séjours au Maroc des gandouras ou des babouches pour mes amis, j’étais toujours mi-irritée mi-amusée de les voir arborer fièrement ces tenues traditionnelles nord africaines lors des célébrations du Mardi Gras en s’exclamant « regarde, je porte ton beau boubou! ».

Mais ce qui m’agaçait encore davantage à l’époque, c’étaient les magrébins eux-mêmes qui sortaient cet attirail le jour du carnaval, dans un mélange d’orientalisme dégoulinant de loukoum et d’africanisme à la sauce harissa.

Au Québec et au Canada, rien ne m’est plus insupportable que ces fêtes gourmandes et autres festivals interculturels avec leurs amalgames et leurs figures imposées comme la tente caidale, la cérémonie du thé bâclée et la danse dite baladi… Shéhérazade n’était pas arabe, mais perse. Avant d’en convaincre les membres de la société d’accueil, que ces festivals ont l’ambition d’éduquer, il faudrait le rappeler aux organisateurs, eux-mêmes d’origine nord-africaine.

Tout ça pour dire qu’en matière de manifestations culturelles, les vexations intentionnelles sont bien moins fréquentes que les maladresses, la paresse intellectuelle, l’auto-folklorisation ou encore l’ignorance de sa propre culture et de celle des autres.

Encore récemment, une chroniqueuse culturelle livrait à la radio une critique dithyrambique de Mamma, la formidable pièce de théâtre réunissant sur scène trois générations de québécoises d’origine égyptienne, incarnées par des actrices québécoises d’origine moyen orientale et maghrébine. Elle concluait en affirmant à quel point il était important pour les minorités de se raconter, de se voir représentées dans le milieu culturel et qu’il était beau d’assister à la prestation de ces treize femmes issues « de la péninsule arabique ». Ce n’est pas un crime, mais quand on fait dans la culture, et dans la promotion de l’inclusion de surcroit, il est sage de consulter une carte du monde afin d’éviter ce genre d’amalgame, surtout si on veut se distinguer de ces intolérants qu’on qualifie d’ignorants.

Pourquoi remettre ce sujet sur la table? Parce que les célébrations entourant Halloween ravivent la controverse sur les déguisements et l’appropriation culturelle.

D’entrée de jeu, il est important de rappeler que nous n’avons pas tous la même définition de l’appropriation culturelle et le même seuil de tolérance à ses différentes manifestations.

Tout le monde s’entend pour dire qu’il est condamnable de spolier les richesses d’un pays et de détourner des œuvres d’art en les exposant dans des musées du Nord, sans dédommager les artistes du Sud qui les ont conçues ou leurs descendants. 

Mais les positions divergent quant à la légitimité d’autres formes d’appropriation culturelle : porter des vêtements ou offrir des menus dits ethniques, enseigner le yoga, jouer des rôles, réaliser des films sur une minorité ethnique ou sexuelle, à moins de faire soi-même partie de cette minorité.

Les divergences sont encore plus importantes quant à l’obligation faite aux créateurs de valider le contenu de leurs œuvres par des représentants du groupe concerné. On est ici sur le terrain de la liberté de création et on risque de dénaturer la finalité même du travail artistique, lequel doit permettre la transgression, le métissage, la prise de distance, le décalage et la possibilité de bousculer les frontières de temps, de genre et d’espace.

Interdire des déguisements ?

Sur la question des vêtements, les avis sont encore plus partagés.

Pour ma part, je distinguerais deux cas de figure.

D’un côté, le fait de porter des coiffes, des tresses ou des tenues dites « ethniques » ou « exotiques », par choix esthétique, par préférence, par inclination : cela fait partie de la liberté de s’habiller comme on veut. Seuls les régimes totalitaires imposent des codes vestimentaires dans l’espace public. Dans les états de droit, les uniformes et les restrictions vestimentaires s’appliquent à l’espace professionnel, pour des corps d’emploi bien précis, encadrés par un devoir dument justifié de neutralité et d’apparence de neutralité.

De l’autre, le fait de se déguiser en empruntant des tenues dites ethniques : dans ce cas, on flirte avec le dénigrement, même quand l’intention est de rendre hommage à une culture. On peut à juste titre rappeler que les habits traditionnels ne sont pas des déguisements et qu’on peut leur faire honneur en les portant à d’autres occasions que le carnaval ou l’halloween.

Outre les vêtements dits ethniques, les tenues d’halloween qui encouragent l’hypersexualisation des fillettes et les stéréotypes sexuels sont également décriées par une partie de la population, qui prône leur retrait des boutiques de location de déguisements.

Mais ce n’est pas aussi simple : entre autres variables, le contexte et l’âge des protagonistes sont très important.

Certes, cela fait partie du mandat de l’école de ne pas banaliser les déguisements encourageant l’hypersexualisation des fillettes.

Mais que faire avec des jeunes élèves garçons (ou filles), en plein questionnement sur leur identité et qui passent parfois par une phase durant laquelle ils affichent une apparence qui exacerbe les stéréotypes sexuels, pour affirmer leur rejet de l’identité qui leur a été assignée à la naissance? Le déguisement qui force le trait peut être un début de sortie du placard pour ces personnes.

Quant aux femmes adultes, le débat au Québec met souvent en exergue le souci de ne pas les infantiliser et brimer leur liberté en leur imposant de se couvrir ou de se découvrir.

On a également réussi à s’entendre collectivement sur le fait qu’une tenue dite sexy, portée par choix, ne doit pas être perçue comme une invitation au viol ou aux agressions sexuelles. Une femme a le droit de s’habiller comme elle le désire, sans être culpabilisée et accusée d’aguicher les agresseurs.

Ce principe s’applique aussi aux déguisements. On peut faire de la prévention, lutter contre les stéréotypes sexuels à l’école et dans les médias, mais on ne peut pas interdire à des adultes de choisir certains déguisements, même si on se doute qu’ils ont peut-être intégré malgré eux une image stéréotypée des hommes et des femmes.

Si on interdisait aux commerçants de vendre ou louer ces tenues, on pourrait se faire reprocher de dicter aux femmes comment se déguiser, de ne pas faire confiance à leur jugement et à leur capacité de choisir librement.

Par ailleurs, les boutiques peuvent les proposer, mais les clientes adultes ne sont pas obligées de les louer ou les acheter.

Si c’est le choix de société que nous avons fait, nous devons accepter de vivre avec la complexité, l’ambiguïté et les paradoxes qui en découlent, comme nous le faisons par exemple avec l’alcool, le tabac et les jeux de hasard, qui sont une source de revenus pour l’État et une source de dépenses pour le système public de santé et de services sociaux.

Et si on revenait au sens?

Avant de penser à les encadrer, il est important de se rappeler la fonction et le sens des déguisements et des manifestations comme le carnaval dans nos sociétés.

Bien entendu, Halloween n’est pas un carnaval à proprement parler, mais c’est une occasion de se déguiser.

À l’origine, ces pratiques visaient à permettre aux populations de laisser tomber les barrières de temps, d’espace, de genre et de classes sociales pour une durée déterminée. Un mélange de catharsis, de dépaysement et d’évasion (sortir de soi, de son identité et de sa condition).

Voilà pourquoi des hommes se déguisaient en femme et vice versa (barrière de genre), des riches se déguisaient en gueux et portaient des haillons (barrière de classes sociales), des personnes empruntaient des tenues à une autre culture (barrière d’espace) ou à une autre époque (barrière de temps).

En voulant changer les règles du jeu, c’est la signification même de ces événements, et leur pertinence, qui sont remises en question.

Sans compter le casse-tête que représente l’exercice visant à « encadrer » les déguisements.

On peut retirer des vitrines les tenues qui véhiculent explicitement (et sans équivoque) des messages haineux et des idéologies contraires au respect du droit à l’égalité; c’est cohérent et en conformité avec nos chartes et nos lois. Encore que, si on en juge par l’état actuel du débat public, il n’est pas évident aujourd’hui d’en arriver à un consensus sur ce qu’est une idéologie fasciste, extrémiste ou antidémocratique. La tendance est à surestimer l’extrémisme du camp adverse et à minimiser celui qui sévit dans son propre camp.

On empêche des élèves de se présenter à l’école en tenue de combat, avec des armes, et cela est tout à fait logique : la non-violence et la résolution pacifique des conflits font partie des apprentissages et doivent s’incarner dans différentes sphères de la vie scolaire, incluant les célébrations entourant l’Halloween.

Mais le diable est dans les détails. Par exemple, peut-on aller jusqu’à interdire à des élèves d’arborer l’uniforme des forces armées canadiennes le jour de l’Halloween, sachant par ailleurs que cette institution fait régulièrement la promotion d’une carrière au sein de l’armée auprès des jeunes, en mettant en évidence tous les avantages qui y sont associés tels que des bourses et autres mesures incitatives?

Pour ce qui est de dresser la liste des déguisements relevant de l’appropriation culturelle, du sexisme, de la transphobie ou de tant d’autres choses, il s’agit d’une entreprise délicate, qui peut verser dans l’absurde.

Autant renoncer tout simplement à célébrer ces fêtes, si l’on considère que la société a évolué et que ce genre de manifestations a perdu sa raison d’être dans un contexte pluraliste où les sensibilités sont exacerbées.

Toutefois, les sociétés ont besoin de rituels et la nature a horreur du vide.

Les déguisements bannis disparaitront, mais pas les messages malveillants qu’on leur attribue, à tort ou à raison, et qui n’ont pas besoin de véhicules comme le carnaval ou l’Halloween pour circuler.

Le slogan des soixante-huitards était « il est interdit d’interdire ». Il est ironique de constater que certains petits enfants sont plus enclins à l’interdiction que leurs grands-parents.


Rachida Azdouz est psychologue, autrice et chroniqueuse. Chercheure affiliée au LABRRI, son programme est modeste : résister aux injonctions, surveiller ses angles morts, s'attarder aux frontières et poursuivre sa quête.

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