Les papillons se posent là où on plante un jardin

--- 27 juillet 2023

Certaines interactions humaines ont besoin d'espaces particuliers pour fleurir

C’est un vendredi soir et je décide de rentrer à la maison à pied. Après une semaine à courir de rendez-vous en rendez-vous (même si plusieurs sont en virtuel) j’ai envie de ralentir le pas, et de traîner dans la ville. Je m’arrête dans deux-trois magasins en cours de route pour y acheter quelques items pour le souper. J’achète aussi deux cannettes de cidre rosé pétillant: ça fait juste assez festif pour un petit vendredi soir d’été tranquille.

Arrivée près de la maison, je me pose sur un banc avec mes sacs d’emplettes, à la Place Simon-Valois, rue Ontario, dans Hochelaga. L’arrondissement a récemment terminé des travaux majeurs sur la Place Valois visant à la transformer en « zone de rencontre », un large espace où piétons, cyclistes, voitures et véhicules de toutes sortes — poussettes, quadriporteurs, planches et autres — se partagent l’espace. Partager l’espace implique que chacun doit ralentir, se regarder, communiquer, et céder le passage.

La personne à l’origine de ce type d’aménagement urbain est Hans Monderman, un ingénieur de la circulation néerlandais. En se penchant sur la question de la sécurité routière et de la cohabitation des usagers de la route, Monderman a conclu que la multiplication de règlements, de restrictions et de codes fait en sorte que les individus se déresponsabilisent; c’est à dire qu’ils perdent leur capacité à adopter un comportement socialement responsable, se fiant aux signaux du système de gestion de la circulation plutôt que de négocier entre individus. Tous ceux qui ont déjà conduit au Caire, entre scooters, piétons et vendeurs de fruits, comprendront l’ampleur qu’un espace partagé peut prendre!

En période estivale, la rue Ontario devient une zone piétonne où les vélos sont autorisés à condition de circuler lentement. Seuls les véhicules motorisés sont interdits. La diversité des modes de déplacement n’en est que plus grande. Je vois passer un homme à vélo, pédalant lentement afin que les deux bouledogues qui y sont attachés puissent suivre le pas. Un troisième bouledogue, confortablement installé dans un panier à l’arrière du vélo, observe ses camarades. Peut-être qu’ils prennent chacun leur tour dans le panier? Maintenant arrive une très petite fille, haute comme trois pommes, portant un casque décoré de fleurs. Elle passe sur la rue devant moi avec grande confiance sur une petite trottinette bleu poudre qu’elle fait avancer en poussant fermement d’un pied.

Installé sur un banc un peu à l’écart, il y a un homme qui joue tout doucement sur sa guitare acoustique, une sorte de sérénade à cette douce soirée et à cette collection particulièrement diversifiée de l’humanité qui se trouve ici, plus ou moins par hasard.

Des jeunes, des vieux, des pressés, des flâneurs, des chics, des grunges — il y a de tout. Je constate que plusieurs regardent leurs téléphones — c’est l’appareil qui définit notre génération, après tout — mais ça me rassure de voir qu’un bon nombre de gens lèvent la tête et regardent autour d’eux, provoquant des regards croisés, de petits sourires, de la complicité: la communauté, quoi.

Quelle ville créons-nous?

En observant, entre deux gorgées de cidre rosé, ce grand manège de personnes et de moyens de déplacement, j’ai soudainement l’impression d’expérimenter en direct l’impact de nos politiques municipales.

Ça commence par une idée de ce qu’est une ville.

Une ville, c’est différentes choses pour différentes personnes. Et puis, à partir de cette idée, qui sera différente pour chacun, on formule nos politiques et règlements, on propose des projets, on contraint ou on libère l’espace.

Si on imagine une ville où chaque personne se promène entre sa maison et son lieu de travail en voiture, on stipulera dans nos règlements municipaux que chaque résidence doit comporter une case de stationnement (comme le fait Laval, par exemple). 

Si on conçoit une ville où les personnes souhaitent habiter — et non pas traverser à la hâte — leur espace, ça donnera quelque chose comme la rue Wellington à Verdun, l’avenue du Mont-Royal sur le Plateau, la Place Valois à Hochelaga. Et tant d’autres lieux publics fréquentés et animés par les personnes qui y vivent.

Ces temps-ci, un vif débat entoure un projet de site de transbordement que souhaite implanter Ray-Mont Logistique dans l’est de la ville, sur un grand terrain privé en friche. C’est une conception utilitaire de la ville qui dicte la pertinence du projet, qui faciliterait la circulation des biens entre le port et les sites de distribution.

Mais une autre vision de la ville, plus poétique, a émergé à partir de l’occupation de cet espace boisé par les citoyens, qui y ont développé un attachement. Sur le site de mobilisation citoyenne contre le projet de Ray-Mont Logistique, Résister et fleurir, on lit : «La description d’un lieu n’est jamais simple ni complète. Les lieux peuvent être définis d’une manière très cartésienne, méthodique et rationnelle, mais les lieux sont aussi et surtout des espaces habités de multiples relations et expériences sensibles qui les constituent.  Nous aimons apprécier les lieux à partir des relations qui s’y tissent, de ce qui y fleurit et de ce qu’ils font émerger comme expérience plutôt que ce que l’on pourrait leur imposer.»

Les papillons blancs

Perdue dans ces réflexions, je me laisse porter par le son de la guitare en regardant défiler toute la belle diversité humaine de mon quartier quand je vois apparaître à l’horizon cinq hommes vêtus de noir et portant des sombreros. Ils déambulent lentement dans la rue, un petit îlot noir qui trace un chemin dans la foule. Je n’en crois pas mes yeux….. des mariachis!

Puis j’ai eu la réflexion suivante: avant de planter de la lavande dans ma cour, je n’y avais jamais vu de papillon blanc. Ma cour n’était qu’un ramassis de roches et de mauvaises herbes. Mais depuis que j’ai planté de la lavande, je vois de temps en temps, et pour mon plus grand bonheur, de petits papillons blancs.

Avant d’offrir cet espace à la vie de quartier, il n’y avait pas de vie de quartier.

Je ne sais pas d’où viennent les mariachis, ni les papillons blancs, avant qu’ils atterrissent dans mon quartier. Ce que je sais, par contre, c’est qu’ils n’apparaîtront pas en plein milieu d’un boulevard achalandé. Et que parfois, si les conditions sont réunies, ils peuvent se poser là où la ville, dans son humanité, le permet.


Justine McIntyre a une formation en musique classique. Après un passage en politique municipale, elle a entrepris une maîtrise en management et développement durable. À travers ses écrits, elle explore les thèmes à l’intersection de l’art, de l’environnement et de la politique.

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