Surplomber l’humanité (à peu de frais)
Nul besoin de débourser des millions et s'envoler dans l'espace pour apprécier l'essentiel
Les homo sapiens sapiens que nous sommes passons le plus clair de nos journées le nez dans notre bol de Cheerios, les yeux rivés sur nos petits appareils noirs. Il nous arrive toutefois, de temps en temps, de lever les yeux pour contempler l’immensité du ciel étoilé — du moins, la partie observable malgré la pollution lumineuse de la ville. Depuis nos ancêtres les plus primitifs, nous nous demandons parfois jusqu’où s’étend cette immensité et quelle est notre place dans ce grand dessein insaisissable.
Grâce à la privatisation des voyages dans l’espace, quelques privilégiés peuvent aujourd’hui se permettre de s’approcher pour mieux voir. C’est ainsi que les Terriens ont récemment pu lire le témoignage ébloui d’un certain Capitaine Kirk, William Shatner, en extase au retour de son voyage suborbital et souhaitant partager sa prise de conscience transformatrice.
Dans un extrait de son nouveau livre publié par le magazine Variety, il raconte son voyage du 13 octobre 2021 sur Blue Origin. Les internautes qui partagent abondamment l’extrait sur les réseaux sociaux retiennent surtout la partie du récit où Shatner décrit le choc émotif qu’il ressent en contemplant, d’un côté, le vide absolu de l’espace qui le remplit d’une terreur existentielle inconsolable et, de l’autre, la vue apaisante de la terre, notre seule et unique maison, bourdonnante de vie, de chaleur, de couleurs.
Ce phénomène de choc cognitif qui se produit quand un humain observe la Terre à partir de l’espace se nomme «l’effet de surplomb» (Overview Effect en anglais). Je me demande ce que ressentirait le poussin embryonnaire s’il pouvait observer sa coquille de l’extérieur, ou ce que penserait le poisson qui verrait l’océan à partir de la plage. Distorsion de l’ordre naturel, exposition à des choses que l’on ne devrait pas voir, et pourtant on les contemple — il n’est pas étonnant que le cerveau subisse un choc entre ce-pour-quoi-il-a-évolué et ce qui se présente soudainement à lui dans cette prise de vue terrible et magnifique.
De retour sur terre depuis un an, Shatner explique que son espoir en l’humanité est finalement plus fort que la terreur que lui a inspirée la vue de l’espace, et il conclut que nous devons nous reconsacrer à nous aimer les uns les autres. Ce message a pourtant quelque chose de familier… n’est-ce pas précisément ce que les évangiles nous exhortent de faire depuis le début de l’ère chrétienne ?
Prendre de la hauteur sur la piste de danse
Mais n’y a-t-il pas d’autres chemins pour en arriver à une telle prise de conscience? Des chemins qui, notamment, n’impliqueraient pas des millions de dollars et des tonnes de CO2?
Du macro ou micro, de l’immense à l’hyperlocal : je mets mon manteau et je descends la rue pour vivre mon choc cognitif dans un bar à karaoké du village, à Montréal. Moins dispendieux qu’un voyage dans l’espace et clairement accessible à tou-te-s, le bar à karaoké a en commun avec le voyage en espace de nous sortir de notre milieu naturel pour nous plonger dans un univers hétéroclite, où les lois qui règlent notre quotidien sont temporairement suspendues. Si la gravité existe encore, les interactions ne répondent plus nécessairement aux lois de la (socio)physique.
Loin de provoquer un effet de surplomb par l’altitude extrême, le karaoké est une immersion dans les profondeurs de la diversité humaine, l’abandon des classements méritocratiques et une thérapie-choc de distanciation de l’égo. Les pires chanteurs sont chaleureusement applaudis, les meilleurs sont momentanément admirés, et tous viennent en aide à celui dont la voix chancelle, le portant sur une bouée de voix levées à l’unisson. À la fin de la soirée, en poussant la porte de sortie on accueille avec gratitude l’air oxygené de l’extérieur. On ressort de l’expérience humble, un peu ivre, la voix rauque, les larmes aux yeux et avec un espoir renouvelé en l’humanité.
Le vide stérile de l’espace, on peut le contempler partout, en tout temps — et ce, gratuitement. Pour trouver une raison d’espérer, par contre, il suffit parfois d’explorer le microcosmos qui se trouve au coin de la rue.
Justine McIntyre a une formation en musique classique. Après un passage en politique municipale, elle a entrepris une maîtrise en management et développement durable. À travers ses écrits, elle explore les thèmes à l’intersection de l’art, de l’environnement et de la politique.
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