Le regard masculin

--- 30 mai 2025

Des leçons apprises de ma fille

Partir en Europe à la veille de ses 20 ans, à la découverte de ce vieux continent et de ses populations, voici un parcours dont rêvent bon nombre de jeunes nord-américains que nous sommes, enracinés dans cette terre « neuve ».

J’ai eu ce privilège — que je reconnais aujourd’hui comme tel — de vivre cette expérience transformationnelle dans ma jeunesse, quand je suis partie pour la France afin de poursuivre des études en musique. Une année d’exploration devenue deux ans d’apprentissages et d’amours.

Aujourd’hui, c’est moi qui reste sur le perron en regardant partir ma fille, soudain grande.

Où est passé le temps? Je la prends dans mes bras pour l’embrasser mais elle me semble déjà changée, déjà loin de moi. Je reconnais son impatience à quitter la maison et le pays et je suis heureuse qu’elle puisse, elle aussi, vivre cette expérience, profiter de la liberté exploratrice et vivifiante que l’on ressent en étant loin de chez soi. Je formule une petite prière intérieure pour demander au grand monde de l’accueillir doucement, de la bercer et de la protéger du mal durant son périple.

Ce que je n’avais pas anticipé, c’est le vide qu’allait créer son absence de la maison. Dans les semaines qui ont précédé son départ, elle était là, tout près, autour de moi, comme elle l’a toujours été. Elle me parlait de sa fin de session universitaire, de ses examens, de son programme de voyage, des villes qu’elle comptait visiter et des personnes qu’elle prévoyait y rencontrer pendant que moi, je l’écoutais d’une oreille distraite, préoccupée par mon travail et par les mille-et-unes demandes d’amis, de collègues, de la bureaucratie et d’autres banalités — les tâches ménagères et la sempiternelle paperasse qui grugent un temps inouï au quotidien.

Depuis la naissance de ma fille — précédée par deux frères, elle est la petite dernière de nos trois enfants — elle m’accompagne partout. J’ai l’habitude de sa présence physique, de sa voix qui me parle, que j’entends souvent chanter dans la maison.

Nous sommes pourtant loin d’être des parents hélicoptères. Nous avons toujours laissé à nos enfants une grande autonomie — genoux écorchés et sorties secrètes inclus — presque à la manière des parents des années ‘70 et ‘80. Nos enfants free range étaient de ceux qui allaient seuls au parc à bicyclette et qui n’avaient pas de cellulaire avant secondaire 4.

Mais, chez nous, on se retrouve en famille le soir pour souper et le matin à la table du déjeuner. Des années après le décollage des garçons, en après-midi, je lance encore souvent à ma fille, Je me fais un thé, en veux-tu? Oui! vient sa réponse du fond de sa chambre, où elle est plongée dans une lecture.

Je vis donc ce qu’on appelle le syndrome du nid vide, cet étrange mélange de nostalgie, de tristesse pour le temps qui passe et de nouvelle liberté, qui me permet de retrouver du temps individuel et en couple et de m’investir dans des projets encore impensables il y a quelques années. Des amies me confient avoir retrouvé leur rythme de jeune couple, partageant une bouteille de vin en écoutant un film un soir de semaine, faisant l’amour bruyamment parfois – un programme assez banal pour des couples sans enfants, mais qui relevait de l’impossible quand on avait encore de jeunes enfants à la maison.

Comme à mon habitude, je ne m’imaginais pas un avenir très différent de mon passé immédiat. Je vis donc cette liberté nouvelle comme un vide à remplir plutôt qu’un répit longtemps attendu et planifié.

L’Identité de mère

Jusqu’à récemment, le domaine relationnel, tel que vu par la psychanalyse, avait tendance à éclipser la perspective de la mère dans les relations mère-enfant, pour se concentrer presque uniquement sur l’impact des figures parentales sur le développement de l’individu. La philosophe et psychanalyste féministe Luce Irigaray accuse ainsi la pensée occidentale d’avoir rendue la mère « muette ». À travers ses écrits, elle appelle à un nouvel ordre symbolique dans le domaine psychanalytique, où les femmes, mères et filles, seraient reconnues selon leurs propres termes, et non à travers un « prisme masculin » — le regard hagard du vieux docteur Freud s’élevant rarement au-dessus du niveau de notre sexe.

La révolution s’opère doucement, et on découvre aujourd’hui une panoplie d’informations, d’études et de programmes gouvernementaux qui s’intéressent à la maternité et à la parentalité globalement (puisque nous sommes, au Québec, une société égalitaire). Plus la maternité est rare, plus elle devient précieuse, méritant assurément une attention plus pointue.

Parmi les premières à se pencher sur la relation mère-fille, la psychanalyste et sociologue Nancy Chodorow postule dans son œuvre La reproduction du maternage : psychanalyse et sociologie du genre (1978) que le processus de séparation fille/mère serait plus éprouvant que celui des garçons avec leur mère, en raison de la plus grande « disponibilité émotionnelle » des mères à leurs filles.

Cette observation correspond à la complexité de ma relation avec ma propre mère; à ce que j’ai aussi observé des difficultés relationnelles de ma mère avec la sienne; et à ce que je vis présentement au moment du départ de ma fille. Des complexités intergénérationnelles qui ne sont pas pour autant des « traumatismes intergénérationnels » — une notion qui fait couler beaucoup d’encre de nos jours, notamment en ce qui concerne l’héritage des enfants des Premières Nations, Inuit et Métis, envoyés de force dans les pensionnats autochtones.

En l’absence d’un traumatisme, il y a tout de même certains thèmes qui réapparaissent d’une génération à l’autre, tels des leitmotivs familiaux: l’identification à la mère et au rôle de la mère, suivi du rejet de cette identité pour embrasser son contraire (le père, d’autres modèles); la différenciation abrupte avec la mère, suivie de l’émergence lente des points de convergence. Il y a des attitudes et des gestes qui se reproduisent, pour le meilleur et pour le pire.

Et puis, à travers ce développement relationnel, il y a la conscience du corps, et du regard posé sur ce corps, d’abord par soi-même et par les membres du cercle familial intime puis, plus tard, par d’autres personnes, à l’école ou chez des amies, puis celui des inconnus. Notre corps féminin ne cesse d’être un objet d’admiration et de condamnation, de répugnance et de désir: la conscience du corps — et de sa perception par autrui — est fondamentale au développement de notre identité de femme.

Le regard masculin

Je reviens sur la critique d’Irigaray concernant le « prisme masculin » à travers lequel la psychanalyse de Freud et de ses disciples formulait des théories sur la femme et la féminité.

À 48 heures de son départ en voyage, ma fille a soudainement fait volte-face. Non pas concernant son voyage, mais sur sa manière de se présenter à l’autre durant ce voyage. Les mots — prononcés par ses frères, par son père, par sa grand-mère, et ceux, muets, transmis par le regard des autres — ont fini par l’atteindre. Elle qui s’est toujours présentée au monde de manière très assumée, un peu théâtrale dans ses choix de vêtement et de maquillage, ne se souciait peu ou pas de ses poils. Je trouvais qu’il y avait quelque chose d’enfantin, de léger et d’insouciant dans ce rapport au corps. De la liberté et du je-m’en-foutisme.

Vous êtes victimes du regard masculin! Rétorquait-elle aux interrogations insistantes, rejetant ce regard critique sur son corps. Je riais d’admiration et d’étonnement qu’elle nous serve cet argument féministe, admirant sa bravoure et, du même coup, me trouvant bien soumise et domptée par rapport à la fille que j’étais à une autre époque, qui se fichait elle aussi des conventions et du regard des autres. Mais voilà qu’à 48 heures de son départ, j’ai vu ma fille sortir le pot de cire à épiler.

Le lendemain, je l’ai trouvée un peu abattue, se lamentant de sa propre capitulation face à la crainte de mal paraître sous le regard des Européens. Ainsi entrons-nous dans le doux moule des conventions et des apparences.

Heureusement qu’elles sont là, nos filles, pour nous rappeler à chaque génération notre souveraineté sur nos corps, pour confronter les regards et les jugements qui pèsent sur nous, et pour réclamer la liberté d’exister telles que nous sommes!

Je voudrais la prendre encore dans mes bras. Lui souffler qu’elle demeure libre, pendant que j’ai encore cette chance. Mais elle est déjà partie, envolée par-dessus l’océan, vers le vieux continent. De toute façon, je me dis qu’elle n’a pas besoin de sa mère pour lui dire — elle est en train de la saisir d’elle-même, sa liberté. Ce serait mon plus ardent souhait de femme.


Justine McIntyre a une formation en musique classique. Après un passage en politique municipale, elle a entrepris une maîtrise en management et développement durable. À travers ses écrits, elle explore les thèmes à l’intersection de l’art, de l’environnement et de la politique.

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