Halte-là
Non. Je ne me morfondrai pas à 70 ans, seule, parce que je n'aurai pas eu le seul enfant que j'aurais pu avoir quand l'occasion s'est présentée.
J’ai froid.
Avez-vous déjà ressenti la tristesse qui vous tombe dessus comme les feuilles tombent des arbres? On dirait qu’à chaque feuille qui tombe, c’est un petit poids de larmes qui s’ajoute sur mes épaules. Chaque année, c’est la même rengaine dès qu’octobre arrive. Le ciel bleu est magnifique, l’air est plus frais, la lumière plus orangée, les arbres sortent leur grand jeu. Les couleurs explosent. La beauté de la nature est scandaleuse.
Puis les jours passent, un après l’autre. Et subtilement, les arbres se dégarnissent, lentement mais sûrement. Les jours raccourcissent. La grisaille s’empare du décor. Au fur et à mesure que la lumière disparaît, la lourdeur et la torpeur s’emparent de moi. En général, quand arrive novembre, je me sens vidée et triste. C’est la fin de quelque chose et je le ressens dans chacun des pores de ma peau.
Mais cette année, c’est différent. Cette année, je sens le mois de novembre de manière encore plus intense. Je suis aussi lourde, aussi pétrifiée par la fin, mais avec en plus un goût d’amertume dans la bouche. Car cette année, le mois de novembre sera aussi le marqueur d’une autre fin et si je suis convaincue que c’est une fin réfléchie, volontaire, nécessaire, c’est tout de même une fin prématurée, qu’on me dessine comme une fin lourde de conséquences… pour le reste de ma vie.
Vraiment? Ai-je le droit d’en douter?
J’ai 19 ans.
Aussi bien dire que juste au commencement. Au commencement de mon histoire. Pas celle de mon enfance. Celle-là est bien terminée. Peut-être même que c’est une des raisons pour lesquelles je me sens si lourde, parce que j’ai conscience de cette fin-là. Mais c’est une fin excitante, non? Parce qu’elle s’ouvre sur tous les possibles! J’ai la vie devant moi. Je sais, je sais, c’est une formule convenue. Sauf que c’est vrai pareil. Les stéréotypes, ça existe pour quelque chose. Après, libre à nous de les faire exploser…
J’ai la vie devant moi et l’horizon est ouvert. Il est magnifique, il est splendide, il est attirant. Il est aussi terrifiant, c’est selon. Je ne veux pas me tromper. Je sens une certaine pression à faire les bons choix, mais aussi une grande liberté pour me permettre de me dessiner comme j’en ai envie. C’est enivrant.
Alors pourquoi, pour ce choix-là, tout d’un coup, on me le fait porter différemment? Pourquoi pour cette décision-là, me fait-on sentir que quoi que je fasse, ce ne sera pas sans conséquence à long terme. Pourquoi tout est mis en place pour me faire douter? Comme si nécessairement, il y avait un avant… et un après et que quoi que je fasse, je ne pourrais pas vraiment m’en sortir.
J’ai froid, alors je vais vers mon lit pour me glisser dans mes couvertes. Couchée tout au fond, la douillette rabattue sur mon nez, j’observe le plafond. Une fissure lézarde le plâtre. Je ne l’avais jamais remarquée avant. Je n’avais peut-être jamais pris le temps de fixer le plafond, histoire de fixer mes pensées. Pour les arrêter de tourner un moment. Pour descendre au fond de moi-même. Prendre le temps de me visiter le cœur. Non, pas le cœur, le ventre.
« Salut! C’est moi! Je voulais juste te faire un coucou et te dire d’avance que j’ai pas l’intention de regretter malgré tout ce que tout le monde essaie de m’insinuer comme pensées à l’extérieur… Me prends pas pour une sadique ou une irresponsable. Me prends pas pour une conne, une insensible. Me prends pas non plus pour une naïve qui sait pas ce qu’elle fait. »
Au contraire! Je sais très bien ce que je fais. Et franchement, j’apprécierais vraiment sentir qu’on me traite pour ce que je suis : une femme. Une femme à part entière. Jeune, oui, mais femme dotée de toutes ses capacités de décider. De décider que ce n’est pas le moment d’avoir ce bébé-là. Et que ce n’est pas plus grave que ça.
Non. Je ne me demanderai pas des années durant ce que cet être aurait pu devenir.
Non. Je ne me morfondrai pas à 70 ans, seule, parce que je n’aurai pas eu le seul enfant que j’aurais pu avoir quand l’occasion s’est présentée.
Non. Je ne me sentirai pas sale d’avoir laissé les médecins intervenir dans mon tréfonds pour y retirer le fruit d’un amour d’un soir, d’une année ou de cinquante. Peu importe.
Non. Je ne me sentirai pas mal d’avoir empêché une vie.
Du fond de mon lit, je suis la fissure des yeux et elle me guide vers… une autre fissure. Comme les chemins qui se présentent à nous. Un qui mène à l’autre. On choisit ceux qu’on emprunte. C’est une découverte. On ne sait pas d’avance où mènera le chemin ni quelle sera la prochaine fissure. Mais ce qui est certain, c’est que là, maintenant, je prends la décision de ne pas accepter ce poids additionnel qu’on essaie de me dessiner, de me faire porter, sous prétexte que je souhaite interrompre une grossesse.
Ce qui est certain, c’est que je prends le chemin du refus. Je saute à pieds joints dans cette fissure-là et je ne regarderai pas en arrière. Je me donne le droit de dire tout simplement « partie remise », sans regret, sans amertume. Ça aurait pu. Mais je décide que ça ne sera pas. Sans plus de poids. Ce n’est pas la fin du monde. Arrêtez de me faire sentir que ça l’est.
J’ai chaud. La douillette est confortable. Je me laisse aller à mon sommeil.
Demain, je me fais avorter.
Maude Choko est avocate experte en droit du travail, des arts et du divertissement, et également active dans le milieu artistique. Poussée par le désir de raconter des histoires, elle a écrit et produit plusieurs courts métrages, une série web et des pièces de théâtre.
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