Gilford coin Port-Cartier

--- 30 mars 2024

C’est un pays pas donné, les épinettes sauraient vous le dire. L’ivresse des largeurs peut vous rendre fou.

C’est un long, lent, interminable coup de pinceau goudronné, à même le sable et les cailloux, entre deux murs de sapinages. C’est la route 138, dépassé Baie-Comeau. Parfois la mer se révèle, et ses plages de sable noir, l’ébriété des nuages… Parfois rien. Souvent. On entre en soi, pas le choix.

D’autres fois, un village apparaît, début janvier, dans ce neige désert, sous l’étoile des mages. En mai, les petites villes s’éveillent d’adolescentes rieuses et de garçons en skate, sous le jour qui s’allonge sur l’eau jusqu’à l’idée rouge de partir. Ici et là, les réserves invisibles d’un parler de lichen. Et les épinettes noires toujours, comme une mer de minarets, une foule à la fête-dieu, la chair de poule du pays. Les insupportables épinettes comme épuisées d’être surprises, mais toujours dressées.

Monsieur Hébert habite directement sur la 138, dans le bungalow brun voisin de son célèbre casse-croûte. Monsieur Hébert ne manque pas de jarnigoine. Il parle pour parler; c’est parfois vérité et c’est parfois mensonge; Natashquan n’est pas si loin. 

Monsieur Hébert, chacun chacune l’appelle ainsi jusqu’en secondaire 3. Après, c’est Jean-Charles. De Baie-Comeau à Havre Saint-Pierre, pour tout le monde c’est Jean-Charles. Charly pour les intimes. 

***

C’est un labyrinthe de sens uniques, un damier pour mères à vélo, un échiquier d’agents immobiliers, un arrondissement parisien d’outre-mer. C’est le Plateau Mont-Royal.  Les plus modestes souvenirs y sont rénovés à grands frais, au point de ne plus reconnaître les petits morveux qui y régnaient jadis, millionnaires d’un hot-dog steamé. Mais ses ruelles redeviennent encore et toujours des villages. La lumière et les arbres caressent, d’une même ombre, des briques qui n’oublient pas. 

Parfois la misère quitte le coin Saint-Denis/Mont-Royal et s’y égare, un peu sonnée de s’y sentir bien mais sans pouvoir entrer nulle part.

Monsieur Hébert habite sur Gilford, dans un petit condo trop cher mais beau comme une cafetière expresso. Monsieur Hébert c’est pour les fonctionnaires. Il préfère Professeur Hébert. Prof lui est un mot doux. Il publie beaucoup. Des articles savants, et maintenant un livre qui défraie la chronique. Tout le monde en parle, c’est la porte à côté.

***

De retour à Port-Cartier…

 C’est qui?

 Madame Chose, là, avec son mari qui passe la gratte, pis la belle Djamila.

 Ah, la famille Bamboula!

 Charly… On est mariés depuis quasiment 50 ans : je le sais que t’es niaiseux. J’ai pas besoin d’une piqûre de rappel!

 Veux-tu ben entendre à rire, maîtresse d’école que t’es! Toi aussi, t’as de la misère à le retenir, leur nom. T’as dit « Madameeee Choseee-là »…

 Ce que je sais, par exemple, c’est que les rues de la municipalité ont jamais été aussi bien déblayées que depuis que c’est lui qui s’en occupe.

 Exagère pas, Francine! Roger faisait ça comme un chef.

 Roger a pris sa retraite, ça fait vingt ans!

 Peut-être mais il s’appelait Poitras!

Le soupir de Madame Hébert est si profond qu’il fait de la buée sur la vitre au-dessus de l’évier.

 Envoie la main, Charly, t’es dans le chassis, là, ils te voient…

 Moi aussi je les vois. Drôle d’idée de prendre sa marche en pyjama! 

Francine tourne lentement, et un peu théâtralement, la tête vers son mari dont le visage s’égarouille d’un coup. Toujours face à la fenêtre, il échappe un senti « Mon doux seigneur Jésus!!!! »

***

Au même moment sur Gilford…

 Comment ça « Ça marche pas »!!? 

 Calmos, Professeur Hébert! Ça marche pas comme dans « Y’a pas de signal »…

 Comment ça « Y’a pas de signal »!?

 Je travaille ni pour La Source ni pour Vidéotron, mon amour.

 Voyons donc!

Le professeur Hébert éteint tout, débranche tout, hyperventile une minute puis, comme tout bon citoyen numérique, rebranche l’ensemble et rallume et… Toujours rien.

 Panique pas, Benoît.

 Tout le monde en parle commence dans 20 minutes!

 Oh!

 Quoi?

 Dehors, y’a un gars qui vient de tomber sur le trottoir, juste en face… Viens voir. C’est pas un des indi, s’cuse, des autochtones qui est souvent au coin de…

 Fais le 911. Moi je vais appeler le service à la clientèle. 

 

 Quoi? Je peux absolument pas manquer ça, Isabelle, tu comprends, ils font du montage, ce serait facile de déformer mes propos.

 (Gros soupir d’Isabelle) Il a l’air d’être correct… Y’a quelqu’un qui s’est arrêté. Il l’aide à s’asseoir dans les marches.

Appuyez sur le un

En face, le type qui habite au rez-de-chaussée sort en tenant une tasse fumante.

Appuyez sur le quatre

Un passant offre une clope. 

Cet appel peut être enregistré

L’homme dans les marches sourit de ses rares dents.

Veuillez raccrocher.

 Le gars de Vidéotron dit qu’il ne peut rien faire; c’est une panne. Je vais appeler ma mère! Ils enregistrent encore des affaires avec leur vieux magnétoscope!

 La police à c’t’heure! C’est une ambulance que j’ai demandée…

 Ça répond pas! Encore en train d’écouter une niaiserie sur Noovo, j’imagine…

 Bon, elle arrive ton ambulance!

 Ben oui, han, ils vont pouvoir t’embarquer : en état de choc d’avoir manqué ta propre entrevue!

 Isabelle, come on…

***

Par un beau dimanche du début de mai, Monsieur Mohsine Fennane  prenait sa marche du soir avec sa femme Saïda et leur grande fille de 12 ans. Deux minutes sur la 138 avant de prendre les petites rues pour se rendre jusqu’au fleuve où Djamila retrouverait ses amies sur la grève pendant que ses parents, sur la promenade, jaseraient à voix basse de ce qu’ils ont quitté, de ce qu’ils ont trouvé et de l’organisation des vacances d’été. Mais, juste en passant devant le casse-croûte, Mohsine se sent mal, perd l’équilibre, tente de s’appuyer sur sa femme puis s’effondre au bord de la route.

Du bungalow jouxtant le casse-croûte, sort à l’épouvante un bonhomme grisonnant, en petit corps et bretelles. Les bras en croix et les mains faisant signe d’arrêter, il traverse la 138, tel Moïse fendant la Mer Rouge. La jeune fille crie au secours, la femme tapote le visage de son homme et lui répète de se réveiller dans une langue que même Charly comprend à ce moment-là. Une voiture ralentit puis une autre. Paul Tardif dans son pick-up fait un virage en U pour s’immobiliser à leur hauteur…

 Qu’est-ce qui se passe?

 Que c’est que tu veux qui se passe, Paulo? Il est à terre! Il est certainement pas en train de se faire griller.

 Je viens de croiser le docteur Bilodeau qui rentrait chez eux…

 Qu’est-ce que t’attends? Va le chercher! Paulo, Paulo! Aide-moi à le transporter dans la maison avant.

 C’est toute une pièce d’homme. Madame, pouvez-vous m’aider? Prenez une jambe, m’a prendre l’autre…

Francine, qui les a rejoints en pantoufles, enlace la petite par les épaules. 

 Viens avec moi, Djamila.

 J’ai fait le 911, Madame Francine.

 T’as bien fait, ma grande. Mais le docteur Bilodeau va arriver bien avant le 911! Inquiète-toi pas.

On installa Mohsine sur le divan. Presque instantanément, une débarbouillette humide fut sur son front, sa femme accroupie près de lui. « Assis-toi, Djamila. Veux-tu une liqueur, quelque chose? » 

Le téléphone sonne. C’est Montréal. « Réponds- pas, d’un coup que le docteur essaie d’appeler! »

***

Par un beau dimanche du début de mai, dans leur logement de la rue Gilford, à Montréal, deux jeunes quarantenaires habillés en noir s’apprêtaient à manger devant la télé, contrairement à leur habitude. Le professeur Benoît Hébert, chercheur en sciences sociales, franchissait ce soir-là le Rubicon, passant de son habituel public d’experts au grand public proprement dit et sur la télévision nationale, à heure de grande écoute s’il vous plaît. Depuis quelques semaines, son livre Un Québec arc-en-ciel, célébrant l’inclusion, ne quittait plus les vitrines des librairies et faisait la manchette.

La soirée ne se passa pas comme prévue.

Et il ne sut jamais le nom de l’homme effondré devant chez lui. 

***

Outardes, sonnettes de vélos puis grillons, le ciel vibre, l’été se passe. D’un côté, panini au canard effiloché et fromage Pied-de-vent, de l’autre, guédille du Chef. On se zyeute discrètement à la piscine du Parc Laurier. On fait pareil sur la grève à Port-Cartier. À force, les feuilles rougissent et se mettent belles pour aller danser. On monte les abris Tempo. Premier sablage des trottoirs. L’hiver c’est si vite arrivé.

***

Au jour du Jour de l’an, le téléphone sonne dans un certain bungalow brun. La rue Gilford appelle la route 138.

 Casse-croûte-Chez-Jean-Charles-bonsoir-on-est-fermés!!

 Bonne année, papa!

 Bonne année, mon garçon! Veux-tu ma bénédiction? Au nom de la frite, du roteux et du coke glacé, je te bénis ainsi que tes nombreux héritiers! Vous êtes où là? Vous êtes pas tout seuls toujours?

 On est avec des amis à la maison.

 Je les connais-tu? Y’a-tu du monde de par chez nous?

 Pas vraiment, y’a Bolivar qui vient de l’Uruguay, Betty, de l’université Dalhousie à Halifax – c’est elle qui traduit mon livre en anglais. Isabelle a invité une collègue de sa maison d’édition qui est venue avec sa blonde. Et pis on a de la grande visite : la poétesse innue Blandine Vollant.

— Tu vois ben qu’il y a du monde de par chez nous : Blandine c’est une fille de Maliotenam!

 … Momo, j’te surveille!

 Momo? Tu parles à Monsieur Lajoie, là, Maurice?

 Hé, non! Il était là tantôt mais il est parti en sproutte, sur ses grands chevaux… Mohsine, laisse m’en de la petite sauce rouge! J’veux en mettre sur mon pâté… Sa femme Saïda, elle fait une petite sauce rouge que tu croirais pas à ça : elle est bonne avec toutte! Toutte! Moi j’en mets une cuillère pour deux cuillerées de ketchup aux fruits ça change la vie!

 Mohsine? Saïda?

 Ben oui, une histoire de fous. J’te raconterai. J’y pense : c’est le soir que tu passais à « Parle, parle, jase, jase » qu’on s’est rencontrés!

 Tout le monde en parle, papa.

 Si tu le dis. C’est ce soir-là pareil.

 Pourquoi Monsieur Lajoie est parti en sproutte?

 Mohsine  lui dit « Bonne année, grand nez »; l’autre répond : « Toi pareillement, le musulman! »

 C’est pas vrai!

 C’était pas méchant… C’était cave en simonac, par exemple! Mais attends, c’est pas ça la shotte : la petite Fatima – 12 ans, toi! -, y répond : « Soigne tes répliques, le catholique! » Maudit qu’on a ri! Avec ses grands yeux noirs pis sa petite face penchée l’air de dire ce qu’elle venait de dire, ça valait 100 piasses! En plus, elle lui a répondu ça du tic au tac!

 Du tac au tac, papa

 Peut-être. Mais elle lui a répondu ça pareil! Toujours est-il qu’il est parti bouder chez eux. 

 Peux-tu me passer maman?

 Écoute, mon Benoît, ta mère a les quatre ronds allumés, là, la maison est pleine de monde, on fournit pas. Elle va te rappeler tantôt, ok? Embrasse Isabelle!

 Qu’est-ce que t’as, chéri?

 Mon père a des amis musulmans…

 Tu devrais peut-être l’imiter, dit Blandine, les épaules déjà sautillantes de rire.

 Ben là, Blandine!

 Mon beau Benoît, y’a rien que des écrivains à ton party du Jour de l’an… Tu devrais t’ouvrir un peu à la diversité, je trouve!

Tout le monde l’a ri. 

En particulier Isabelle.

Ainsi que le digne fils de Charly.

***

C’est un pays pas donné, les épinettes sauraient vous le dire. L’ivresse des largeurs peut vous rendre fou. Malgré ses grands bras d’eau débordant d’horizons, c’est une terre qui gèle en caillou plusieurs mois par année.  Le fleuve s’y glace comme le ciment des villes. Mais les enfants partout dessinent des fleurs dans le frimas. Et la plupart du temps c’est le bonheur qui dit comme il faudra de temps pour saisir le bonheur. C’est un pays comme ça, d’épinettes et d’éternité. Il faut y croire au coeur des hommes, laisser les camps débarrés et savoir, dans tout son être, qu’un bungalow brun c’est parfois une Cherry Blossom déguisée. Sans ça, on n’y arrive pas.

Ben oui, ben oui : toi pareillement, grandes dents!