Fake news et fake fake news

--- 8 juin 2023

Il faut distinguer la vraie désinformation des faits ou des opinions qu'on voudrait supprimer

La semaine dernière, le même jour où le Québec a appris le décès du très regretté Michel Côté, une fausse nouvelle a circulé à propos de la mort de Jean Leloup. Il semble que c’était un (très mauvais) canular. Une fake news, pour reprendre la détestable expression popularisée par Donald Trump. 

Délires 

C’est un fait incontestable: les fake news existent. Dans les milieux plus polis, on parle généralement de «désinformation». (Les Français ont proposé «infox» mais le mot n’est pas courant chez nous.) 

Si j’écris qu’Elvis a été kidnappé par des hommes-lézards qui le gardent prisonnier dans un palais magique en Antarctique, c’est (probablement) une fake news. Si j’écris que François Legault, Justin Trudeau, George Soros et Céline Dion font partie d’une société secrète de saxophonistes cannibales, c’est assurément n’importe quoi. Si j’écris que la Terre est plate et que la NASA nous cache la chose depuis des décennies parce que… Bref, vous comprenez l’idée. 

Dans les cas ci-dessus, les choses sont assez claires. Dès le premier coup d’œil, les énoncés paraissent hautement suspects et ils évoquent le principe de Sagan voulant que «les affirmations extraordinaires nécessitent des preuves extraordinaires». 

Bien sûr, les niaiseries de ce genre n’ont rien de nouveau. Depuis des décennies, le National Enquirer (entre autres) raconte des histoires de kidnapping et de grossesses par des extra-terrestres, d’attaques de zombies ou de découverte de nouveaux suspects dans l’assassinat de JFK. Je souris parfois en lisant ces manchettes criardes en attendant de passer à la caisse à l’épicerie. 

Faut-il interdire ces stupidités? Peut-être. Je ne sais pas. Il m’arrive de penser qu’elles jouent un rôle utile en aiguisant le sens critique du public. Si vous croyez vraiment qu’on a découvert un cimetière de sirènes et que les humains redeviennent des singes, je ne peux rien pour vous.

Fake news

Il existe toutefois une deuxième catégorie de fake news, beaucoup plus insidieuse et toxique. Il s’agit de la désinformation délibérée, qui se déploie à la limite du crédible et qui échappe au principe de Sagan. 

Savez-vous quoi? Le cabinet de François Legault a eu des discussions confidentielles avec une entreprise ontarienne spécialisée en gestion des déchets nucléaires concernant un lucratif contrat d’enfouissement à proximité de Baie-Comeau. Donald Trump a promis de livrer l’Ukraine et la Pologne à Vladimir Poutine si ce dernier l’aide à remporter la prochaine élection. Les banques canadiennes se préparent secrètement à un crash immobilier majeur en 2024 en raison de l’endettement des ménages et des hausses de taux d’intérêt.

Toutes ces nouvelles sont entièrement inventées. Elles ne reposent sur rien de concret. Mais – et c’est là le problème – elles ne sont pas complètement insensées à leur face même. Elles s’inspirent de faits, de contextes et de préjugés qui leur donnent un vernis de crédibilité, même pour des gens relativement informés. Autrement dit, elles pourraient être vraies. 

Cette forme de désinformation a le potentiel de se propager rapidement et de laisser des impressions durables, même quand les fausses informations sont démenties et corrigées (on appelle ce phénomène le «continued influence effect»). Ces fake news – peu importe leur teneur et qui elles visent – présentent un danger existentiel pour les démocraties parce qu’elles sapent la confiance, alimentent les extrêmes et fragilisent le tissu social. On en a vu plusieurs exemples au cours des dernières années, notamment aux États-Unis et au Canada. 

Il faut bien sûr tolérer la parodie. On peut fermer les yeux sur des délires du Weekly World News. Mais on ne peut pas accepter la propagation de nouvelles trompeuses qui déstabilisent les sociétés et minent des institutions légitimes.

Enrayer le problème ne sera pas facile, cela dit, dans la mesure où toute solution devra être efficace, rapide et politiquement neutre, et qu’elle devra cibler uniquement les contenus réellement mensongers tout en respectant la liberté d’expression de tous. Je ne doute pas que les gouvernements aient la responsabilité de lutter activement et énergiquement contre ce fléau, mais c’est une grosse commande. 

Fake fake news

Il existe finalement une troisième catégorie de contenu controversé. 

Dans certains cas, il s’agit de nouvelles ou d’informations taxées de fake news mais qui, dans les faits, n’en sont pas. 

En août 2020, l’Institut national de la santé publique du Québec a réalisé un sondage qui concluait que 23 % de la population croyait à «la théorie du complot selon laquelle le nouveau coronavirus a vu le jour dans un laboratoire ». L’INSPQ affirmait alors que la thèse voulant que le virus de la Covid-19 était issu d’un laboratoire chinois à Wuhan était une fake news et déplorait qu’un Québécois sur quatre y souscrive. 

Le problème, c’est que le FBI considère depuis longtemps que l’hypothèse de la fuite du laboratoire est la plus probable. Le département américain de l’énergie arrive à la même conclusion, tout comme une enquête de la Chambre des représentants au Congrès. Après avoir passé des années à combattre cette théorie, l’OMS a changé son fusil d’épaule l’an dernier et reconnu que la thèse était plausible. Même l’ex-directeur de la santé publique de Chine a récemment déclaré qu’on ne pouvait pas exclure la possibilité d’une fuite du laboratoire.

Est-ce que toutes ces enquêtes et ces déclarations prouvent hors de tout doute que la thèse de la fuite du laboratoire est la bonne? Non. Ce qui semble toutefois clair, c’est que l’INSPQ a (sans doute malgré lui) contribué à la désinformation en discréditant une hypothèse qui, dans les faits, s’avère entièrement plausible. 

Dans d’autres cas où on invoque les fake news, on constate qu’il est moins question de faits erronés que d’informations, de perspectives ou de références qui déplaisent à certains. 

En 2017, une tempête politique avait éclaté au Québec à la suite de la publication d’un article d’Andrew Potter dans le Maclean’s, qui proposait une analyse sociologique de la société québécoise. Les critiques avaient prétexté des erreurs de faits (mineures et rapidement corrigées) mais il est clair que le véritable scandale était dû aux opinions que l’auteur exprimait. Potter avait même dû démissionner de son poste à l’université McGill. 

Tout récemment, des critiques se sont élevées en réponse à un dossier du Journal de Montréal sur la «noyade démographique» du Québec, qu’on a accusé de déformer la réalité et d’attiser l’hostilité envers les immigrants. (Je suis d’accord avec ces critiques.) Certains ont même souhaité sanctionner le Journal de Montréal pour des manquements éthiques. 

En lisant les principaux articles du dossier, toutefois, on ne relevait pas vraiment de fake news. On pouvait certainement dénoncer la manière dont les informations étaient présentées, le choix des intervenants et la partialité du reportage, mais le dossier lui-même ne reposait pas sur des faussetés manifestes et il ne constituait pas de l’incitation directe à la haine. Les opposants au reportage en avaient essentiellement contre la perspective éditoriale et les opinions exprimées, directement ou indirectement. Comme le disait récemment la sénatrice (et ancienne journaliste) Paula Simons, «beaucoup de gens croient que les journaux publient des erreurs factuelles alors qu’il s’agit simplement de choses qu’ils n’aiment pas».

Le problème avec une définition aussi vague et subjective de la désinformation, c’est qu’elle englobe potentiellement la totalité du journalisme. Tous les médias et tous les journalistes choisissent les sujets qu’ils couvrent ou ne couvrent pas, les statistiques qu’ils présentent ou ne présentent pas, les sources qu’ils citent ou ne citent pas. Avec comme résultat que tous les reportages du monde – incluant ceux qui se prétendent les plus neutres et objectifs – ont un certain biais, issu de leurs réflexes et de leurs angles morts. 

un risque réel

Comme l’ont rappelé plusieurs organisations internationales dans une déclaration conjointe de 2017, les lois visant à contrer la désinformation ne peuvent pas censurer ou réprimer des opinions impopulaires sous couvert de lutte contre les fake news.

«Le droit humain de répandre des informations et des idées ne se limite pas à des déclarations « correctes » … ce droit protège également les informations et les idées susceptibles de choquer, offenser et déranger, et … les mesures d’interdiction de la désinformation peuvent constituer une violation des normes internationales relatives aux droits humains.»

Ces risques ne sont pas théoriques. 

Au Canada et ailleurs, plusieurs groupes invoquent les notions de désinformation et/ou de haine pour tenter de censurer ou de limiter la diffusion d’opinions ou de perspectives opposées aux leurs.

Un des exemples les plus frappants des dernières années concerne les tentatives de bannir, sous couvert d’antisémitisme, la critique des politiques israéliennes. Cet effort a été condamné notamment par des centaines d’universitaires canadiens, incluant plusieurs universitaires Juifs, de même que dans la presse israélienne progressiste. D’autres groupes voudraient interdire, sous couvert de désinformation ou de discours haineux, les critiques du militantisme transgenre. Ron DeSantis et d’autres politiciens conservateurs déploient aujourd’hui les tactiques illibérales et intolérantes qu’ils dénoncent chez leurs adversaires woke

Il va sans dire que la censure et les tentatives d’exclure quiconque du débat public ne sont pas plus acceptables quand elles viennent d’un camp que de l’autre. Comme l’écrivait récemment Suzanne Nossel, pdg de PEN America:

«Cette escalade du conflit pour le contrôle du discours public devrait inquiéter tous ceux qui se soucient de la liberté d’expression, quelle que soit leur allégeance politique. La gauche est trop prompte à vouloir faire taire ceux qui l’offensent ou la menacent. La droite – DeSantis en tête – va encore plus loin en légitimant le recours au pouvoir du gouvernement pour interdire certains livres, idées et points de vue. La plus grande victime de cette bataille risque de n’être ni les idées progressistes, ni les idées conservatrices, mais le principe de la liberté d’expression lui-même.»

Alors que le gouvernement canadien s’intéresse de près aux enjeux de désinformation et de sécurité en ligne, il ferait bien de suivre les recommandations de douze organisations de la société civile, incluant la Ligue des droits et libertés et des organisations juives, arabes et musulmanes, qui l’implorent notamment de  «ne pas créer de nouvelles définitions du contenu préjudiciable en sus de celles établies par la loi et dans le Code criminel».

Si protéger la démocratie exige qu’on lutte contre les fake news qui la menacent, il ne faudrait pas qu’on sacrifie, au nom de la désinformation et de la sécurité, la liberté d’expression sur laquelle elle repose.


Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la Caisse de dépôt et à l'Institut du Québec. Il travaille actuellement comme directeur des affaires parlementaires au Sénat.

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