Journaliste, pas chirurgien
Les journalistes doivent accepter d’affronter avec courage la démocratie médiatique contemporaine
(Ce billet a été d’abord été publié sur le site du VOIR le 21 janvier 2011)
Lundi dernier, le groupe de travail sur le journalisme et l’avenir de l’information au Québec a remis son rapport à la ministre Christine St-Pierre. La balle est maintenant dans le camp de la ministre, qui doit décider où, quand et comment rendre le rapport public, et quelles recommandations retenir.
Je ne sais pas ce que contient le rapport. Mais en novembre dernier, la directrice du groupe, Dominique Payette, a indiqué que la création d’un statut professionnel pour les journalistes pourrait bien être la «pierre angulaire d’un système qui permettrait de soutenir l’information». Et plus tôt cette semaine, Stéphane Baillargeon écrivait que le rapport propose apparemment l’adoption d’un tel titre “qui permettrait de distribuer des avantages aux médias qui embauchent ces pros de l’info”.
À mon avis, n’en déplaise à mes collègues de l’AJIQ et de la FPJQ, la création de ce titre exclusif serait une grave erreur.
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Tout le monde accepte que le journalisme traverse une crise profonde. On ne compte plus le nombre de journaux qui ont cessé de publier et de journalistes mis à pied, au chômage ou en lock-out. Cette situation est très difficile à vivre pour les artisans des médias.
Tout le monde sait, aussi, que cette crise est le résultat de la migration massive de la production et la consommation de contenus vers Internet depuis 15 ans. On distingue (notamment) trois impacts majeurs de cette révolution:
- Les revenus d’antan disparaissent: Les revenus publicitaires ont chuté, et les abonnements payants et les ventes en kiosque diminuent à mesure que les gens se mettent à consulter leurs journaux, magazines et émissions en ligne, souvent gratuitement. Avec comme résultat que les entreprises médiatiques n’ont plus les moyens de payer leurs journalistes.
- Certains contenus n’ont plus de valeur: À l’heure où une quantité infinie d’information est disponible instantanément, sur Internet, Facebook ou Twitter, les médias ne peuvent plus espérer “vendre” du contenu disponible gratuitement ailleurs. Plus personne ne paie pour connaître, la météo, les numéro gagnants de la loto, les cotes boursières et les résultat des matches de hockey, parce que des tonnes de sites vous les donnent gratuitement, en temps réel, avec faits saillants. Ce qui compte maintenant, c’est le contenu exclusif à forte valeur ajoutée — ce qui est forcément plus rare. Vous pouvez voir le dernier discours d’Obama sur un site gratuit, mais si vous voulez savoir ce que David Brooks en a pensé, vous devrez obligatoirement vous rendre sur le site du New York Times, et payer s’il le faut. Même chose pour avoir les analyses ou les opinions de Pierre Foglia, Michel David, ou David Desjardins. C’est ce que certains ont appelé the age of the columnist.
- Les journalistes ont perdu leur monopole: Le public d’aujourd’hui peut lire, commenter et diffuser ce qu’il veut à travers le monde, incluant des milliers de sources auxquelles il n’avait pas accès il y a 10 ans. Vos journaux locaux vous ennuient? Vous pouvez lire le Guardian ou le Figaro sur Internet. Vos nouvelles télévisées sont fades? Regardez la BBC ou le Comedy Channel. Vous trouvez que les chroniqueurs officiels sont dans le champ? Des milliers de blogues vous attendent, de tous les horizons politiques et de tous les niveaux intellectuels, puissamment diffusés via Facebook et Twitter. Dans ce nouvel univers, certains journalistes ont grandi en stature et en influence, et d’autres ont été déclassés. Un nouvel ordre médiatique — hyperdémocratique — est apparu, dans lequel seul le contenu compte, les moyens de diffusion étant à la portée de tous.
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Quel lien entre tout ceci et la question d’un titre professionnel de journaliste?
Ceci: La dure réalité économique du monde des médias — chute de revenus et dévalorisation de certains contenus — ne sera pas changée par l’introduction d’un titre de journaliste professionnel.
La solution à ce problème (réel et grave) passe plutôt par des nouveaux modèles d’affaires, ou l’implantation d’un mode de facturation pour le contenu web, soit via des abonnements flexibles ou le micropaiement.
La subvention directe ou indirecte des médias (via, notamment, des avantages fiscaux consentis à certaines entreprises à certaines conditions) me semble une approche aussi temporaire que boiteuse.
(Quelques questions: Les “journalistes officiels” qui bloguent pour leur propre compte auraient-ils droit à ces avantages? Qui détermine qui a le droit d’être journaliste officiel et les critères applicables? Qu’est-ce qu’une entreprise médiatique aujourd’hui? Faut-il faire confiance aux journalistes eux-mêmes, qui ont démontré des tendances troublantes à l’arbitraire politique par le passé? Quel intérêt le club des “journalistes professionels” aurait-il à accepter plus de membres, et donc plus de concurrence? Comment éviter que le processus d’accréditation professionnelle puisse être politisé?)
À mes yeux, la seule utilité du nouveau titre de journaliste professionnel concerne le “problème” de la perte du monopole des journalistes d’antan, et l’émergence d’une concurrence venue de partout. L’objectif semble être de recréer (avec l’aide du gouvernement) une certaine exclusivité perdue, et distinguer les “vrais” journalistes des envahisseurs barbares que sont les blogueurs, twitteurs et autres citoyens à qui la technologie a soudain donné une voix. C’est du protectionnisme subventionné, défendu (comme c’est souvent le cas) en invoquant l’éthique et la protection du public.
Or depuis toujours, tout le monde peut être journaliste: ni les diplômes, ni l’employeur, ni les certifications ne distinguent un “vrai” journaliste d’un faux, ou un journaliste crédible d’un plein-de-marde. Certains journalistes ont des doctorats; d’autres ne sont jamais allés à l’université. Plusieurs mauvais journalistes ont étudié en communications; beaucoup d’excellents journalistes n’ont aucun diplôme du genre. N’importe qui avec un bon sens de l’observation et un bon esprit d’analyse peut devenir journaliste du jour au lendemain: la seule chose qui compte, c’est d’être intéressant et de ne pas dire trop de conneries, peu importe que vous soyez journaliste officiel ou blogueur anonyme en éducation ou en finance.
La réalité, vous l’aurez deviné, c’est que les journalistes ne sont pas des chirurgiens, et que le public n’a pas besoin d’être protégé de la perte de leur monopole. Le titre de “journaliste professionel” comporterait peut-être des avantages économiques pour les journalistes, mais il n’aurait aucun intérêt (ni justification) pour le public, qui continuerait à baser ses choix médiatiques sur les mêmes critères que toujours.
Entre-temps, les “journalistes officiels” auraient l’air d’une petite clique, régimentée par un code et des subventions, tristement accrochée à un statut exclusif maintenant dépourvu de légitimité. Rien pour redorer le blason d’une profession en crise.
L’alternative souhaitable, à mon avis, serait que les journalistes acceptent d’affronter avec courage la démocratie médiatique contemporaine, et qu’ils démontrent — par leur travail, sans invoquer de titre ou de privilèges quelconques — en quoi ils sont indispensables et qu’ils méritent d’être reconnus à leur juste valeur.
Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la Caisse de dépôt et à l'Institut du Québec. Il travaille actuellement comme directeur des affaires parlementaires au Sénat.
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