Jeu risqué et safe spaces

--- 13 mars 2024

Tout mouvement politique qui rompt avec la réalité objective ne peut pas survivre à long terme

Il y a quelques semaines, mon ami Simon a parlé d’un document de la Société canadienne de pédiatrie qui recommandait le «jeu risqué» pour les enfants. L’organisme résume ainsi son étonnante – et dangereuse – conclusion

Le jeu libre est essentiel pour le développement de l’enfant, de même que pour sa santé physique, mentale et sociale. Les occasions de se livrer au jeu libre extérieur, et au jeu risqué en particulier, ont considérablement diminué ces dernières années, en partie parce que les mesures de sécurité ont visé à prévenir toutes les blessures liées aux jeux plutôt que seulement les blessures graves et fatales. Le jeu risqué désigne des formes passionnantes et stimulantes de jeu libre dont l’issue est incertaine et qui comportent une possibilité de blessure physique.

Simon a profité de l’occasion pour se rappeler quelques jeux risqués de son enfance, dont le dévalage de côte en poubelle à Montréal-Est. Plusieurs amis et contacts ont partagé leurs propres souvenirs de jeunesse périlleuse. J’y suis moi-même allé du palmarès plus ou moins glorieux de mes blessures d’antan. 

(En réponse à Mathieu, ce contact Facebook qui voulait des détails: clavicule cassée en jouant au drapeau dans la cour d’école au primaire; bras cassé en faisant du skateboard à 14 ans, puis recassé quelques semaines plus tard, toujours en faisant du skateboard; côte cassée en faisant de la lutte avec un ami; quelques points de suture à la main gauche après être tombé sur des éclats de verre en jouant au basket; quelques points de suture au poignet droit après avoir frappé mon frère à travers le carreau d’une porte; pied cassé après avoir sauté trop loin, à partir de la mezzanine d’un ancien théâtre, et avoir ainsi dépassé le matelas de protection que notre prof avait installé, dans le cadre d’un cours d’éducation physique au secondaire; clavicule re-cassée dans une pratique de football; narine arrachée par un coup de bâton de hockey accidentel pendant un match sur l’heure du midi; clavicule cassée pour une troisième fois pendant la pause entre deux cours, en secondaire 5, alors que je m’obstinais à démontrer à un camarade de classe que sa clef de bras était inefficace. Tout ça sans compter les innombrables bleus, foulures et égratignures collectionnées dans les parties de cache-cache, la construction de cabanes illicites et les excursions de canot-camping.)

Aujourd’hui parent, je ne souhaiterais évidemment pas tous ces accidents à mes enfants. Par ailleurs, je distingue clairement les risques et les blessures issues de jeux vigoureux et d’aventures intrépides des tentatives délibérées de blesser, d’humilier ou d’intimider, qu’on ne saurait tolérer. Il y a une différence importante entre le fait de se casser un bras dans le cours normal d’un match de hockey et traîner toute sa vie les séquelles de traitements cruels et dégradants

La recommandation de la Société canadienne de pédiatrie me réjouit néanmoins dans la mesure où elle confirme l’intuition que la surprotection – physique, sanitaire, sociale, émotive – des jeunes ne leur rend pas service. La vie n’est pas un long fleuve tranquille et le vrai monde est loin de celui de Caillou. Comme parents responsables, il faut exposer – progressivement et proportionnellement – nos enfants au risque, à l’incertitude, à la différence et à l’adversité. 

Mais ceci n’est pas un billet sur l’éducation des enfants.

Tenir la réalité à l’écart

En 2004, un proche conseiller du président George W. Bush avait notoirement ridiculisé ses adversaires en leur reprochant d’être «membres de la communauté ancrée dans la réalité».

Pour le sympathisant démocrate que j’étais, la phrase était stupéfiante. Était-il vraiment possible d’être arrogant et déconnecté au point de se croire au-dessus de la réalité, ou capable de la changer par sa propre volonté? Il y avait là, il me semblait, une dérive qui augurait bien pour le camp progressiste: tout mouvement politique qui rompt avec la réalité objective ne peut pas survivre à long terme. Comme les soviétiques d’antan, les Républicains avaient commencé à prendre leurs rêves pour des réalités. Tôt ou tard, ils retomberaient sur Terre et ce serait tant pis pour eux. 

À bien des égards, la droite conservatrice vit encore dans ses fantasmes – en particulier sur la question écologique. Malheureusement, le camp progressiste compte aujourd’hui ses propres factions qui semblent préférer la fiction à la réalité – avec des conséquences sociales et politiques désastreuses. 

Les exemples sont nombreux et touchent différents milieux – des entreprises aux gouvernements, en passant par les ONG et les universités. Ces dernières sont d’ailleurs à l’avant-garde de la tendance: on ne compte plus les dénonciations de l’uniformité idéologique de certains campus, où la dissidence est punie et exclue de toutes les manières possibles afin de préserver certains dogmes d’un examen rigoureux. 

Récemment, c’est Larry Summers, ex-président de l’université Harvard et membre des administrations Clinton et Obama, qui expliquait ainsi le problème:

Je pense qu’il existe une impression largement répandue — et malheureusement très valable, à mon avis — que bon nombre de nos grandes universités se sont égarées. Que les valeurs jadis centrales et essentielles pour les universités — excellence, vérité, intégrité, opportunité — sont devenues secondaires par rapport à certains concepts de justice sociale, à la vénération de certains concepts d’identité, à la primauté du sentiment sur l’analyse, et l’élévation de la perspective subjective.

Protéger les adultes

La vénération de l’identité, la primauté du sentiment, l’élévation de la perspective subjective. Summers ne mâche pas ses mots mais son regard est lucide. Beaucoup des maux du progressisme identitaire moderne sont en effet issus de ces dérives. Même le journalisme et la science ont été contaminés par ce courant nouveau en vertu duquel, pour être recevables et publiables, les analyses et les opinions – les faits, même – doivent être conformes à certaines conclusions prédéterminées. 

Ainsi, les productions culturelles, les recherches scientifiques et les contributions intellectuelles ne sont plus évaluées avec rigueur et selon leurs mérites, mais à l’aune des traits identitaires de leur auteur ou de leur parti-pris idéologique, peu importe l’absurdité de leurs thèses. Les perspectives critiques, les informations inconvenantes et les contre-discours sont écartés ou censurés au nom de la sécurité, de l’équité ou de la lutte au discours haineux. On sacralise la subjectivité personnelle au point de décourager tout questionnement, même quand il est question de séquelles physiques irréversibles

Un fil conducteur relie tous ces phénomènes: la volonté de mettre certaines notions et convictions personnelles à l’abri de la contradiction et du test de la réalité, de manière à créer un environnement sécuritaire pour sa subjectivité. Il n’est permis à aucune argumentation rationnelle ou réalité objective de contrecarrer les idées et les sentiments issues de cette idéologie du soi omnipotent. On entretient ainsi une bulle dans laquelle les adultes – et notamment les jeunes adultes censés être au cœur de leur éducation – seront protégés de toute remise en question ou confrontation: un safe space intellectuel. 

Si la dérive est grave quand elle touche la recherche, l’analyse et l’opinion, elle devient carrément dramatique – et, heureusement, ridicule – quand elle s’étend aux faits historiques. 

Les dernières semaines en ont donné un exemple spectaculaire dans la foulée du lancement de Google Gemini, le moteur d’intelligence artificielle (IA) de Google qui permet notamment de générer des images sur demande.   

Les exemples maintenant célèbres parlent d’eux-mêmes. Des Vikings fantasmés Noirs et asiatiques. Des images des Pères fondateurs des États-Unis qui n’ont rien à voir avec la réalité. Des soldats nazis exemplaires de diversité. Des papes Noirs ou femmes. Les réponses écrites n’étaient pas mieux. L’outil de Google était incapable de déterminer si les tweets d’Elon Musk sont pires que le génocide perpétré par Hitler. Et ce tour de force: il serait apparemment inacceptable de mégenrer une personne même si c’était le seul moyen de stopper une apocalypse nucléaire.

S’agissait-il simplement d’erreurs innocentes dues à une technologie naissante? Bien sûr que non. Ces résultats loufoques sont le fruit de manipulations assumées, en vertu desquelles on a choisi de faire primer plusieurs considérations sociopolitiques sur la simple fidélité aux faits. Comme l’écrit Nate Silver sur son blogue: « modifier délibérément les instructions de l’utilisateur pour générer des résultats qui ne correspondent pas à sa demande originale — sans informer l’utilisateur — pourrait raisonnablement être décrit comme une forme de désinformation ».

Le monde à l’envers

Dans la foulée du scandale, Google a suspendu la génération d’images sur Gemini. Mais la question qui hante plusieurs observateurs aujourd’hui est la suivante: comment faire confiance à une entreprise qui a procédé à une telle supercherie? La prochaine version de Gemini sera-t-elle simplement plus subtile et dissimulatrice des mêmes biais et distorsions idéologiques? 

Je dois admettre que, naïvement, je n’avais jamais imaginé que Google – une entreprise réputée pour le génie de ses fondateurs et de ses employés, avec une culture et une ambition particulièrement portées sur l’excellence et l’intérêt public – tomberait un jour dans les mêmes travers que l’administration Bush. À se croire apparemment au-dessus de la réalité, capable d’inventer une nouvelle vérité pour satisfaire un agenda sociopolitique. 

C’est un travers grave, symptomatique d’un courant contemporain qui semble chercher frénétiquement à multiplier les safe spaces. Or, tout comme il n’existe pas de droit à ne pas être offusqué, il n’existe pas de droit à la sécurité de ses idées et de ses émotions – surtout chez les adultes. L’avis des pédiatres – qui recommandent le jeu risqué, incertain, comportant une possibilité de blessure – m’apparaît personnellement plus fécond, solide et durable. Le temps est peut-être venu, dans certains milieux, de traiter les adultes comme des enfants. 


Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la Caisse de dépôt et à l'Institut du Québec. Il travaille actuellement comme directeur des affaires parlementaires au Sénat.

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