Une heure et quart avec Julien Lacroix
Deux pièges se trouvaient devant lui: la lourdeur et la légèreté. À mon sens, Julien Lacroix a trouvé la voie de passage entre les deux.
On a appris il y a quelques mois que Julien Lacroix, jeune étoile montante s’étant taillé une place de choix dans la petite galaxie de l’humour québécois, avant de déchoir à la suite d’allégations d’inconduites sexuelles, allait tenter un retour sur scène.
Ça ne surprendra personne, les impresarios ne se sont pas bousculés au portillon pour lui proposer de mettre en marché son nouveau spectacle. Il a donc choisi de tout faire lui-même ou presque, entouré de quelques amis, afin de louer des salles un peu partout en province, faire sa promotion sur les médias sociaux, vendre des billets et tenter de renouer avec le public.
Cette semaine, c’était ce qu’on appelle dans le jargon sa « rentrée montréalaise ». Il foulait les planches du théâtre Saint-Denis, au cœur du quartier latin. J’y étais mercredi soir. Un ami qui lui donne un coup de main m’avait invité. J’avais refusé, dans un premier temps, croyant qu’il s’agissait d’une première médiatique. « Non merci, je vais m’acheter des billets pour un autre soir. » Je déteste m’asseoir dans une salle garnie d’influenceurs prestigieux qui réfléchissent à ce qu’ils doivent penser. Surtout s’il y a un entracte. Rien n’est plus ennuyant qu’un entracte lors d’une première médiatique.
Il m’a rassuré: « Ce sera un soir comme tous les autres, promis! Et il n’y a pas d’entracte! »
J’ai donc accepté.
J’ai passé un assez bon moment. L’ambiance était conviviale, empreinte de bonhomie. Mais, je dois l’admettre, je ne suis pas un bon client pour les spectacles d’humour car, voyez-vous, l’humour, en soi, ça ne me fait pas rire. L’humour est un ingrédient de la comédie. Je n’ai jamais compris que l’humour puisse être une discipline à part entière.
Vous me comprendrez facilement : le poivre est un ingrédient, pas un plat. On ne peut pas servir du poivre à ses invités. On peut faire une sauce au poivre, ajouter du poivre à une recette, agrémenter un potage de quelques tours de moulin, mais si vous me dites « mon ami, ce soir, tu vas te régaler, j’ai pensé à te servir un bon bol de poivre! », alors mon doute sera total. Je risque de demeurer à la maison.
C’est ce même doute qui naît en moi lorsque je croise une affiche de spectacle d’humour. Plus encore si la chose m’est présentée comme de l’humour engagé. L’humour engagé, pour poursuivre la métaphore culinaire, c’est comme du poivre au poivre.
J’ai l’air de m’égarer, mais non. Ce que je tente de dire, c’est que je n’allais pas voir un spectacle d’humour. Je ne m’attendais pas à rire. En fait, je ne voulais même pas rire.
J’allais plutôt assister à un nouvel épisode d’une saga qui s’est déployée depuis des mois sur la scène de l’actualité. Cette histoire, c’est celle d’un jeune artiste visé par des allégations d’inconduites sexuelles, jugé coupable au tribunal de l’opinion publique et condamné à devenir paria du jour au lendemain, jusqu’à ce que certaines de celles qu’on présentait comme ses victimes prennent la parole pour nuancer le portrait de monstre infréquentable qui lui collait à la peau. De parfait salaud, Julien Lacroix est alors devenu un personnage ambigu – ni tout à fait horrible, ni tout à fait innocent. Le nom de Julien Lacroix s’accompagne désormais de tous les « oui mais » possibles.
Ce spectacle, donc, c’est la mise en lumière, en contre-jour, de cette ambiguïté. Deux pièges se trouvaient devant lui: la lourdeur et la légèreté. À mon sens, Julien Lacroix a trouvé la voie de passage entre les deux. À le regarder s’aventurer dans ces dédales, on sent bien que les pierres sont glissantes. Jouer la carte du retour triomphal relèverait de l’insolence insupportable; on trouvera sans doute peu de gens prêts à le suivre aveuglément sur ce terrain. En même temps, il lui est impossible de renoncer complètement à cette insolence qui a jadis été sa marque de commerce. La surenchère d’apitoiement relèverait de la pudibonderie. Après tout, c’est de la comédie qu’on vient voir, pas une homélie de croissance personnelle.
C’est ainsi qu’une transformation s’opère: la part d’insolence qui demeure n’est plus tout-à-fait une de ses forces. C’est ce qui le rend vulnérable. Si ce spectacle tient la route et qu’on accepte de se prêter au jeu, c’est qu’on décèle dans ses cabotinages une forme d’aveu qui repose sur l’autodérision.
Évidemment, tous n’accepteront pas cette proposition, notamment les passages où le jeune comédien se permet plusieurs grivoiseries et quelques indélicatesses. Dans sa critique très sévère, le journaliste Dominic Tardif de La Presse propose une règle de bonne conduite qui semble sortie d’un manuel de bienséance esthétique : « La goujaterie au deuxième degré, écrit-il, est un privilège réservé aux artistes dont on peut légitimement présumer de l’irréprochabilité ».
Voilà une bien pompeuse présomption érigée en principe. Je pense exactement l’inverse, sachant que les humains irréprochables sont plutôt rares et que la distribution des points de privilèges relève davantage de la liturgie que de la critique culturelle. Les quelques vulgarités que Lacroix nous sert ont les allures d’une faille, d’une craque par laquelle on entrevoit une question fondamentale et trop souvent négligée: si je ne suis ni un saint, ni un salaud, se pourrait-il que je sois simplement con?
C’est une question qu’on se pose trop rarement.
Au moment où j’allais me diriger vers la sortie, à la fin de la représentation, un sympathique contact que je fréquente de temps en temps sur les médias sociaux est venu me saluer. C’était la première fois que je le voyais en chair et en os. Nous avons échangé quelques mots, nous disant que nous venions d’assister à une fort belle soirée. Il m’est alors passé par la tête de lui révéler que je publierais peut-être sur Facebook quelques mots pour dire que ce spectacle était plutôt réussi. J’ai souri en même temps que lui, réalisant le projet audacieux que je venais d’inventer inconsciemment. Le sourcil levé, il m’a lancé: « Ah ouais? Tu es prêt à aller jusque-là? »
Ça m’est apparu comme ça, d’un trait. J’ai réalisé le risque. Il avait raison. Il faudrait être complètement téméraire pour oser déclarer sur les médias sociaux: j’ai passé un bon moment au spectacle de Julien Lacroix. Tu es prêt à aller jusque-là?
J’ai fait tourner la question quelques heures dans ma tête, comme si c’était une énigme à résoudre. Aller jusqu’où, au juste? Considérez bien l’idée suivante: il est risqué de dire publiquement qu’on s’est rendu dans un grand théâtre montréalais pour écouter parler un type qui a été mis au ban de la scène culturelle et médiatique et qu’on a passé un bon moment pendant l’heure et quart où il nous raconte quelques bribes de sa vie. Cette simple déclaration pourrait nuire à votre réputation.
J’ai souri, à part moi, en y réfléchissant. Le fait est qu’au fil des années, au gré des allégations, des enquêtes, des révélations, des accusations et des approximations, nous avons été plusieurs milliers de personnes à assister à ce spectacle médiatique mettant en scène Julien Lacroix. Combien d’entre nous se sont sentis convoqués à une grande conversation à propos de ce jeune homme, multipliant les avis, les points de vue, les quolibets, les plaisanteries et les condamnations? Dans ce tohu-bohu confus de voix qui s’entremêlent et s’entrechoquent depuis des mois, ce jeune homme doit bien avoir quelque chose à dire, non? Pour plusieurs, cette perspective demeure toutefois inconcevable et ceux qui sont les plus bruyants pour contester la légitimité de son retour sur scène sont les mêmes qui auront multiplié les propos les plus sévères à son endroit. À telle enseigne qu’on se demande parfois, dans toute cette histoire, qui nous livre véritablement un monologue.
Le phénomène des dénonciations publiques amplifiées par les plateformes numériques est relativement nouveau. On y voit, de bon droit sans doute, une salutaire libération de la parole. Dans cette effervescence nouvelle, il était inévitable qu’un jour ou l’autre quelques personnalités ayant été visées par de telles allégations souhaiteraient elles aussi prendre part à la discussion les concernant. Sauf erreur de ma part, Julien Lacroix est un des premiers à le faire, sans se défiler et sans s’autoflageller. Il y a dans ce nouvel épisode de son aventure, sans l’ombre d’un doute, une tentative qui mérite d’être entendue. Il ne s’agit pas d’un ressac, c’est la suite normale des choses.
Si la technologie moderne permet à tout un chacun de se saisir des tribunes publiques pour proférer des accusations, est-il permis aux accusés d’utiliser leurs propres tribunes – traditionnelles celles-là – pour répondre? Une chose me semble certaine, en tout cas: si nous sommes sérieux lorsque nous estimons que la libération de la parole représente un progrès social, nous devons aussi voir de bon œil le fait que ceux et celles qui sont visés par nos propos puissent utiliser les moyens à leur disposition pour se faire entendre. Il y a là, aussi, sans doute, un progrès.
Simon Jodoin est auteur, chroniqueur et éditeur. Après des études en philosophie et en théologie à l’Université de Montréal, il a pris part à la réalisation de divers projets médiatiques et culturels, notamment à titre de rédacteur en chef du magazine culturel VOIR. Il est désormais éditeur de Tour du Québec et chroniqueur régulier au 15-18 sur les ondes d’ICI Radio-Canada Première. Il est l'auteur du livre Qui vivra par le like périra par le like, un témoignage au tribunal des médias sociaux.
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