Éloge de l’humilité

--- 16 mars 2024

Certains n'ont pas retenu les leçons de décence de la pandémie

«Les vacances sont terminées. Je retourne à la mine de sel pour trimer comme un forcené jusqu’au prochain congé», me lance un copain qui rentre de sa semaine de relâche.

La personne qui parle ainsi bénéficie de conditions de travail enviables, quand on les compare à celles de la moyenne des gens. Certes, le milieu dans lequel elle évolue n’est pas toujours emballant, mais on est loin de la vraie mine de sel et les tâches qui lui sont confiées n’ont rien à voir avec celles d’un forçat. 

Les récriminations de mon interlocuteur sont pourtant tout à fait compréhensibles et justifiées. 

Il déplore ce que plusieurs salariés dénoncent aujourd’hui: le manque d’envergure de leurs supérieurs hiérarchiques, leur tendance à casser les esprits libres, à couper les têtes qui dépassent pour s’entourer de médiocres comme eux et tendre à ces derniers l’échelle qui leur permettra de gravir plus vite la montagne de l’inconsistance. Arrivés au sommet, ils auront une vue imprenable sur l’empire du vide qu’ils ont contribué à bâtir et immortaliseront l’instant avec une belle photo de famille incestueuse.

Le verdict semble impitoyable mais il est criant de justesse et plusieurs peuvent y reconnaître leur propre milieu de travail. Le succès planétaire du livre d’Alain Deneault, La médiocratie, en dit long sur cette confiscation du pouvoir organisationnel par l’amateurisme, l’opportunisme et les petites ambitions. 

Bien que j’abonde dans son sens, je ne réagis pas aux appels de détresse de mon interlocuteur et je me sens coupable d’avoir manqué d’empathie. Après tout,  il n’avait pas tort: à quoi servent la sécurité d’emploi et les conditions a priori enviables, quand le prix à payer consiste à faire le deuil du sens au travail et à faire semblant de jouer le jeu pour sauver sa peau? 

Dans la foulée de notre rencontre, les images qui me reviennent en mémoire contribuent toutefois à dissiper quelque peu mes scrupules.

souvenirs de pandémie

Au mois de mars 2020, la vie s’est arrêtée… au sens propre pour certains d’entre nous et au sens figuré pour d’autres. Il y a eu des morts, des divorces, des drames intimes, des personnes diminuées par la COVID longue, dont elles trainent encore les séquelles aujourd’hui, des pertes d’emploi, des restaurants et des magasins fermés définitivement.

Il y a aussi eu du beau, de la solidarité, des trésors d’imagination déployés pour ne pas perdre le contact avec les autres, malgré le confinement, la peur de la contagion, les gestes barrières et la tentation du repli sur soi.

Les moyens technologiques, qu’on pointe souvent comme responsables de tous les maux de nos sociétés modernes, ont permis à plusieurs d’entre nous de continuer à percevoir leur salaire en travaillant à domicile, de ne pas rompre le lien social et de conserver quelque activité culturelle. On se souvient des apéros virtuels, de l’accès aux musées et aux concerts dans le confort de notre salon. 

Il y a eu les gâteaux d’anniversaire déposés sur le perron des amis, les paniers de victuailles échangés, le souci de ne pas oublier ceux et celles qui vivaient seuls.

Nous avons également fait des prises de conscience collectives, notamment sur l’importance des sans grade et des invisibles, ceux et celles qui ont continué à travailler en présentiel, qui ne pouvaient même pas se prévaloir de la fameuse prestation gouvernementale accordée aux travailleurs et travailleuses des secteurs de la culture, de la coiffure et autres milieux contraints à fermer leurs portes. 

Pour ceux et celles qui avaient encore besoin de cette leçon d’humilité et de lucidité, nous avons réalisé que les emplois les plus ingrats et les moins rémunérateurs étaient souvent les plus nécessaires en cette période trouble; les préposés aux bénéficiaires se sont même vu pousser des ailes et être qualifiés d’anges gardiens.

Quant à l’expérience du télétravail et celle de l’enseignement à distance, elles n’étaient pas vécues comme une alternative intéressante pour tous, selon que l’on soit enfermé dans un appartement exigu, mal éclairé, sans balcon, ou dans un logement permettant aux uns et aux autres de jouir d’un minimum d’intimité et de confort.

Dans le creux de la vague, nous avons fait des promesses d’ivrognes et nous avons pris des résolutions de fin d’année: il y aurait un avant et un après, nous allions changer nos habitudes, sortir transformés de cette expérience, prendre soin davantage des personnes âgées, voir nos amis plus souvent, faire montre de plus de décence quand nous nous plaignons de nos conditions de vie et de travail, surtout quand on les compare à celles de ceux qui n’ont ni le salaire, ni la sécurité, ni les avantages sociaux, ni la reconnaissance, ni la valorisation qui devrait aller de pair avec leurs sacrifices et leur utilité sociale.

Mais la vie a repris ses droits et notre mémoire est redevenue sélective.

le monde d’après

On constate tout de même qu’il y a un avant et un après. Le panier d’épicerie rétrécit alors que la facture grossit, la crise du logement balance des familles entières par-dessus la clôture de la dignité humaine, la classe moyenne subit une cure d’amincissement et l’anxiété gagne du terrain.

Dans la société civile, des groupes se mobilisent, avec des moyens limités et une détermination incommensurable, pour empêcher la fracture sociale de se transformer en gouffre sans fond.

Des particuliers ont changé leurs habitudes de consommation et leur mode de vie, certains par choix et conscience sociale, d’autres par nécessité.

Mais l’indécence ne prend jamais de trop longues vacances, surtout chez les plus nantis et les mieux protégés de la précarité.

Certes, il n’y a pas de petites souffrances. En psychologie, on nous enseigne qu’il est important d’accueillir, sans la qualifier de fausse misère, la douleur des personnes qui nous envoient des signaux de détresse, même quand celle-ci nous semble a priori disproportionnée par rapport à nos standards de résilience.

Par ailleurs, la pandémie n’a épargné personne. Des millionnaires aussi ont été emportés par le virus, ont souffert de solitude, ont sombré dans la dépression; d’autres ont posé de grands gestes de compassion et de générosité.

Mais quand on apprend, dans le contexte socioéconomique actuel, que des hauts dirigeants de grandes organisations ont vu leurs primes et leurs salaires atteindre un niveau surprenant, parfois stratosphérique, sans commune mesure avec leur contribution réelle au développement du milieu dont on leur a confié le sort, il y a lieu de se demander si ces personnes ont retenu les leçons d’humilité et de décence administrées par la pandémie.

Certaines de ces organisations sont financées entièrement ou partiellement par des fonds publics, d’autres relèvent  du secteur privé mais leurs dirigeants doivent toutefois rendre des comptes à leurs commettants.

C’est d’autant plus choquant que les dirigeants en question appellent leurs troupes à la modération et à l’austérité, tout en négociant pour eux-mêmes des parachutes dorés et autres indemnités disproportionnées. Ces avantages seraient justifiés s’ils étaient conditionnels à une imputabilité réelle, à une obligation de rendre compte de leur mauvaise gestion, le cas échéant. Or c’est rarement le cas. La pandémie a plutôt servi de prétexte à l’inertie et au manque de vision des hauts dirigeants dans plusieurs de nos milieux professionnels. 

Quant à la justification classique (retenir les cadres, attirer les meilleurs et contrer le butinage), des experts soulignent qu’il s’agit là d’un mythe. Selon François Dauphin, PDG de l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques, « la connaissance interne de l’entreprise est un atout qui freine considérablement la mobilité des dirigeants ».

On ne peut plus plaider l’ignorance, ni détourner les yeux. La détérioration des conditions de vie de nos concitoyens est palpable et manifeste. On la voit dans la rue. Elle touche des proches, des voisins, des amis. Elle impose à plusieurs personnes, qui ne sont pourtant pas les plus à plaindre dans les circonstances, de rester sur le marché du travail après la retraite, pour conserver une certaine qualité de vie, même lorsque leur survie et leur subsistance ne sont pas menacées.

À ceux qui ont toujours tiré le diable par la queue s’ajoutent aujourd’hui des membres de la classe moyenne fragilisés par les divorces, les aléas de l’existence, les accidents de parcours, les virages professionnels forcés, le travail à la pige sans filet social pendant des années, le soutien ponctuel ou régulier à des enfants adultes pas encore tout à fait autonomes financièrement, alors même qu’ils ont franchi le cap de la trentaine.

Pour ne rien arranger, on annonce du même souffle à ces gens une prolongation de l’espérance de vie, une pénurie de personnel soignant et un manque de place dans les résidences publiques pour aînés; il faudrait donc économiser pour faire venir des soignants privés à domicile ou pour s’offrir des résidences privées hors de prix.

D’un côté, cette fragilisation collective nous pousse à revoir nos priorités et à vivre plus simplement. De l’autre, elle entame notre sens de l’hospitalité, nous rend plus frileux, plus anxieux, moins altruistes, moins enclins à partager.

Et pourtant, ceux qui ne sont pas à une sortie au restaurant près, qui ont un toit sur la tête et une résidence secondaire, qui sont à peine conscients de l’augmentation du coût de la vie, ceux qui n’ont pas à choisir entre deux dépenses et qui peuvent encore se permettre de ne pas avoir à renoncer, ceux-là pourraient avoir la décence de décliner l’offre du dessert après avoir dégusté le plat de fromage. 

Si l’équipe de dirigeants d’une grande organisation ou institution pouvait prendre une telle décision en bloc, la portée du geste n’en serait que plus significative et d’autres pourraient être tentés de suivre le mouvement. Il est permis de refuser une prime injustifiée ou une augmentation qui s’ajoute à un salaire déjà plus que généreux, voire hors de proportion; il est possible de ne pas abuser des stratégies d’optimisation fiscale.

Agir de la sorte, c’est faire le choix de reprendre contact avec la réalité et le pari de rester ensemble sur le navire de la condition humaine, plutôt que de sauter tout seul dans les canots de la déshumanité.

Est-ce trop demander? 

Après tout, si ces dirigeants de banques, de sociétés d’état, d’universités, de corporations professionnelles et autres avaient accompli des exploits avec leur vision, leur « leadership transformationnel », et leur envergure managériale, au point de mériter un traitement royal… ça se verrait, non? Les effets de leur génie seraient quantifiables et qualifiables. On observerait les impacts sur la santé et la bonne marche des institutions dont ils tiennent les rênes et, par extension, sur la satisfaction et le bien-être des populations desservies par lesdites institutions. Ce serait la théorie du ruissellement en action.

On en cherche encore les manifestations tangibles.


Rachida Azdouz est psychologue, autrice et chroniqueuse. Chercheure affiliée au LABRRI, son programme est modeste : résister aux injonctions, surveiller ses angles morts, s'attarder aux frontières et poursuivre sa quête.

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