Le contrôle du message

--- 27 février 2024

Dans les dernières semaines, à l’École Nationale du Meuble et de l’ébénisterie, on a appris toute une leçon: comment bâtir un narratif.

Photo de Austin Ramsey via Unsplash

(Ce billet concerne l’annonce récente de la fermeture de L’École nationale du meuble et de l’ébénisterie de Montréal (ENME) par la direction du cégep de Victoriaville. Notre collaborateur Mathieu Pellerin enseigne à l’ENME depuis cinq ans.)

J’ai choisi d’enseigner pour continuer à apprendre. Une carrière d’ébéniste ne suffit pas à maîtriser tous les pans de son art. En l’enseignant, on élargit sa compréhension de ce formidable métier, on continue à apprendre.

Dans les dernières semaines, à l’École Nationale du Meuble et de l’ébénisterie, on a appris toute une leçon: comment bâtir un narratif. Et c’est la direction qui nous l’a servie, méticuleusement.

Pour ceux qui ne le sauraient pas, l’École Nationale du Meuble et de l’ébénisterie, à Montréal, relève administrativement du Cégep de Victoriaville. Ça peut paraître étrange, mais c’est comme ça depuis 40 ans. C’est Victo, à distance, qui gère notre école, fort de son statut d’école nationale.

Je tiens à dire que, malgré les propos durs que je tiendrai ici à l’égard de mes dirigeants, je les crois sur un point: fermer notre école est une décision crève-cœur, difficile à prendre. Je ne crois pas que la direction du Cégep de Victoriaville soit insensible au sort de ses enseignants et étudiants de Montréal.

Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage

En novembre dernier, lorsque la direction a rencontré le personnel du pavillon de Montréal pour nous annoncer que son plan de développement était irréalisable, les jeux étaient déjà faits.

Le Ministère de l’enseignement supérieur (MES) leur refusait des sommes supplémentaires et aucun autre programme de formation ne leur serait accordé pour remplir le 5445 de Lorimier, l’immeuble qui abrite notre école, et qui n’est pas occupé à pleine capacité. Bref, il n’y aurait pas d’expansion du Cégep de Victoriaville à Montréal.

Les jeux étaient faits parce que le personnel de Montréal était placé devant un fait accompli. Nous n’avons jamais eu la chance de nous battre pour notre école. On nous racontait une histoire en commençant par la fin.

En tant que direction responsable, Victo devait planifier et gérer la suite. Que faire dans une situation de la sorte? Écouter. Informer. Laisser un peu d’air et tout faire pour ne pas se faire accuser d’insensibilité.

La direction nous a donc permis de présenter notre plaidoyer au conseil d’administration. Un plaidoyer à chaud, mal préparé, en réaction à une nouvelle datant d’à peine quelques jours. Il est encore temps d’influencer le processus décisionnel du conseil d’administration du cégep de Victoriaville! C’est ce qu’on se disait. Apparemment, certains administrateurs ne connaissaient même pas l’existence du pavillon de Montréal! On pourrait peut-être travailler avec eux? Trouver une solution?

Nous avons été écoutés. Ébranlés, aussi. Notamment par un administrateur qui nous a demandé, vindicatif: «Où étiez-vous quand les problèmes ont commencé? Vous n’avez rien vu venir quand vous avez perdu votre locataire, l’École d’ébénisterie d’art?»

Nous étions en classe, inconscients. Cet administrateur semblait clairement en savoir plus que nous sur cet enjeu.

Comment pouvait-il déjà avoir un tel narratif, d’ailleurs? Alors qu’on venait tout juste de nous présenter la nouvelle, en primeur, supposément avant même le conseil d’administration? Avoir vu venir des problèmes? Quels problèmes? La direction venait d’engloutir plus d’un million de dollars dans des rénovations coûteuses, on accueillait un nouveau programme de formation en agriculture urbaine, on était maîtres chez nous dans notre école. Quels problèmes aurions-nous dû voir venir?

Visiblement, l’histoire qu’on nous avait servie était incomplète.

Le vote stratégique

Les jours ont passé et la direction a continué de nous informer. De leur situation vis-à-vis du MES, tout d’abord. Du refus du Ministère d’aider Victo dans son développement à Montréal. Puis, surtout, des sombres perspectives financières qu’impliquait le statu quo, soit de continuer à offrir un diplôme d’études collégiales en ébénisterie sur deux campus. La bâtisse de Montréal était déficitaire et la direction de Victo avait beaucoup d’arguments – déjà en main – pour nous le prouver.

Les prévisions financières nous ont été présentées à la deuxième rencontre. Des chiffres pessimistes. Un déficit opérationnel et un déficit structurel de 7M$ sur 5 ans pour maintenir l’actif en état. C’était leur conclusion. Combien vaut cet édifice, au fait? 10M$? 12M$? 7M$? Les documents n’en faisaient pas mention, mais le déficit, lui, était bien établi. Lorsqu’on se promène dans cette école fraîchement rénovée, aux équipements en excellent état, on peine à voir où on pourrait dépenser plus d’un million par année pendant 5 ans.

Le conseil d’administration de Victo a avalé ces chiffres sans broncher. Lors de plusieurs rencontres à huis clos (dont nous n’avons eu aucun écho), le narratif de la direction s’est développé. Si bien qu’au moment de la décision, 15 membres sur 17 ont approuvé la recommandation unanime de la direction : la fermeture définitive de l’école. Et ce, sous l’œil ébahi des enseignants et étudiants de Montréal qui s’étaient déplacés à Victo pour demander plus de temps afin de trouver une solution.

Au final, seulement trois mois – incluant les longues vacances des Fêtes – se sont écoulés entre la supposée découverte du problème, et la décision de fermer. Les étudiants, eux, ont eu quelques jours pour avaler le scénario.

Dans le communiqué de presse publié par Victo – alors que nous étions toujours dans l’autobus du retour vers Montréal, et que le conseil siégeait peut-être encore – une liste d’initiatives de la direction est dressée pour montrer toutes les initiatives faites pour rentabiliser l’école avant la fermeture.

Il y en a eu, c’est vrai. Mais tout avait été fait avant l’annonce au personnel de Montréal. L’histoire était déjà écrite, mais nous n’en savions rien.

Compétition, corporatisme et communauté

En rétrospective, force est de constater que la communauté de Montréal n’a jamais été un personnage dans le scénario. Un paysage plutôt. Enseignants et étudiants, écartés du débat. Entreprises montréalaises qui dépendent de notre école, évacuées de l’équation. L’impact local sur la communauté d’affaires, la mission éducative de notre école, son rôle dans le quartier et dans la vie scolaire de Montréal, jamais mentionnés. Ce sont des éléments que nous avons soulevés, mais ils ne faisaient pas partie de l’intrigue, ni du communiqué final.

La vraie histoire s’est toujours jouée à Victoriaville. Recruter des étudiants au collégial en ébénisterie à Victoriaville, c’est difficile. Il y a plus d’étudiants qui s’inscrivent à Montréal. Ébéniste, ce n’est pas un métier payant. Trois ans de formation, c’est quand même un sacrifice, et s’exiler à Victo, ça peut en être un autre. Pour plusieurs, c’est beaucoup plus simple d’étudier à Montréal, surtout pour des adultes en changement de carrière (une bonne partie de notre clientèle).

Mais dans la tête des dirigeants de Victoriaville, si on élimine Montréal, il y aura plus d’étudiants qui iront à Victoriaville. Le directeur nous l’a dit : «c’est le pari qu’on fait». On bloque une option et on espère que les étudiants suivront. Tant pis pour l’école de Montréal et sa communauté.

La décision est-elle surprenante? Non. Dans la perspective de Victo, tout est logique. Deux campus, ça coûte cher. La popularité du pavillon de Montréal nuit à celui de Victo? Alors fermons Montréal! Nous sommes une école nationale, après tout. Nous sommes maîtres du programme d’ébénisterie. Exerçons notre pouvoir de gestion et décidons de nous réorganiser autour de notre pôle principal.

C’est ça, la stratégie corporatiste dont nous avons fait les frais.

Vue de Montréal, l’histoire est fort différente. L’offre d’un programme de formation de qualité n’est pas qu’une question de stratégie organisationnelle. C’est un besoin sur le terrain, une communauté d’affaires, des liens entre les profs, les anciens et les entreprises branchées sur l’école. Si Victo a ses visées, très bien. Mais il y a d’autres enjeux, une autre réalité. La mission éducative d’une école n’est pas qu’une note de bas de page, pas plus que son ancrage dans une communauté, et le rôle qu’elle y joue.

Un autre dénouement est possible

Le récit de la fermeture de l’école du meuble de Montréal est un drame. Sans grands rebondissements. Quelques scènes et c’était fini. Le narrateur a placé les jalons un à un, tout a été contrôlé, la marmite n’a pas débordé. Bientôt, on pourra remettre le couvercle sur Montréal en espérant que ses profs se taisent.

Mais je crois que nous méritons mieux qu’une fermeture et le pari (non chiffré) d’une relocalisation à Victoriaville. Je crois qu’un avenir est possible pour l’enseignement collégial de l’ébénisterie à Montréal. C’est la pièce dans laquelle j’ai envie de jouer avec mes collègues et nos étudiants. J’ai envie que l’école du meuble de Montréal survive et démontre sa pertinence.

Je crois que l’histoire n’est pas terminée parce que deux personnages n’ont pas encore fait leur apparition.

Tout d’abord, la Ministre de l’enseignement supérieur. J’aimerais qu’elle se prononce sur notre avenir. Une école ferme sous sa gouverne, et la Ministère ne serait qu’un figurant dans le scénario? Qu’elle exprime sa volonté de maintenir l’offre de formation en ébénisterie à Montréal. Qu’elle protège l’actif précieux que son Ministère a déjà payé. Ne sommes-nous pas en pénurie de logements, en pénurie de main-d’œuvre? Cette situation fait-elle son affaire? Les entreprises du secteur sont-elles ravies de voir partir la meilleure école d’ébénisterie au Québec?

L’autre personnage serait un cégep montréalais. Un cégep qui constate que notre école est fonctionnelle, qu’elle offre un enseignement excellent et reconnu, qu’elle dispose de locaux modernes, adaptés et payés par les fonds publics, et qu’elle occupe un édifice qu’on peut rentabiliser en faisant entrer davantage d’étudiants. Un cégep audacieux qui lève la main, qui soit prêt à étudier notre dossier et à réclamer du MES qu’un transfert de l’école ait lieu. Adoptez-nous! Vous ne le regretterez pas.

Malheureusement, la compétition malsaine entre cégeps et la guerre des programmes pour attirer les précieux étudiants laisse présager le pire. Un monopole n’aime pas la compétition. Ni les narratifs qui le remettent en question.

Entre l’histoire qu’on nous a servie et la version que vous venez de lire, les perspectives sont fort différentes. D’un côté, la stratégie corporatiste d’une institution qui protège ses intérêts; de l’autre, notre vision d’une école à sauver qui englobe plus qu’un pavillon sur la rue de Lorimier.

On nous raconte la fable d’une école destinée à mourir. Mais ce n’est pas la fin de l’histoire que je souhaite pour l’École du meuble de Montréal. Donnons-lui une seconde vie.


Mathieu Pellerin est entrepreneur par accident. Fondateur de MATPEL ébénisterie écologique, il a lancé son entreprise par orgueil et naïveté. Pris la main dans la machine depuis longtemps, il tente maintenant de renouer avec son statut déchu d'intellectuel en étant enseignant à l'École Nationale du meuble et de l'ébénisterie, membre du conseil d'administration de la Caisse d'économie solidaire Desjardins et en tenant diverses initiatives du genre: conférences, consultation et chroniques.

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