Identité de genre: le public sceptique et… non binaire? 

--- 26 septembre 2023

Une majorité de la population est bienveillante mais s'oppose à la normalisation du transgenrisme

Je ne me fais pas d’illusion. Bien que l’objectif de ce billet soit de démontrer que la majorité des gens ont des opinions nuancées sur la question polarisante de l’identité de genre – et en particulier sur la manière dont ces notions sont intégrées dans les familles, les écoles, les lois, le système de santé et autres institutions – les militants ne seront pas satisfaits. Dans cette guerre tribale, il n’y a pas de place pour les zones grises. Vous êtes avec nous sur toute la ligne, ou complice des monstres d’en face. 

C’est ce qu’on observe sans difficulté sur les médias sociaux, mais aussi de la part de certains médias traditionnels qui semblent avoir choisi leur camppour ou contre! – sans se soucier des nombreuses nuances, déclinaisons et sous-questions que les enjeux de genre soulèvent. C’est d’ailleurs ce que j’ai constaté en réponse à mon dernier billet sur la question: des critiques en provenance des éléments les plus militants de chaque côté, me reprochant d’être trop accommodant avec leurs adversaires. 

Les sondages disponibles dressent toutefois un portrait plus complexe des choses, qui permet de dégager certaines tendances. Ce billet s’attardera en particulier à un sondage important publié la semaine dernière, avec plus de 3000 répondants au Canada, et qui fait suite à d’autres sondages canadiens et américains sur les enjeux de genre. 

non à la discrimination, oui à l’acceptation 

Dans le sondage, une des questions qui génèrent le plus fort consensus porte sur la discrimination dont sont victimes les personnes trans. Parmi tous les répondants, 71% sont d’avis que les personnes trans font face à de la discimination, contre seulement 19% qui ne sont pas d’accord. Ces chiffres témoignent d’une lucidité et d’une empathie largement répandues: même les répondants ambivalents ou sceptiques face aux questions de genre sont généralement conscients que les personnes trans sont victimes de discrimination. 

Les réponses sont semblables quand on demande aux gens s’ils considèrent qu’une plus grande acceptation des personnes trans constitue une forme de progrès social. Dans ce cas, 64% des répondants répondent par l’affirmative, contre 28% par la négative. Ces chiffres témoignent aussi d’une ouverture de cœur largement répandue: une forte majorité de Canadiens ne souhaitent pas que les personnes trans soient exclues ou rejetées. 

Je note par ailleurs que ces réponses recoupent celles d’un sondage américain publié en mars dernier qui indiquait que la population des États-Unis – bien que divisée sur les approches à adopter face aux enjeux de genre – était relativement unie pour condamner la discrimination. Selon les domaines, entre 65% et 74% des Américains s’opposent à toute discrimination envers les personnes trans, incluant une majorité de Républicains dans tous les cas sauf les forces armées. 

Par ailleurs, le récent sondage canadien pose une autre question sur l’acceptation des personnes trans – cette fois formulée pour mesurer l’attitude des répondants face à leurs propres enfants (réels ou imaginés). Le but semble être de distinguer l’acceptation «sociétale» de l’acceptation «familiale». 

Ici encore, une tendance forte se dégage, mais loin des extrêmes. Parmi tous les répondants, seulement 12% «accepteraient avec enthousiasme» des comportements trans chez leur enfant, alors que 18% s’y opposeraient plus ou moins catégoriquement. La réponse de loin la plus populaire, à 57%, est une «acceptation prudente». Il est impossible de savoir exactement ce que cette expression signifie – le sens varie assurément selon les personnes – mais on peut raisonnablement supposer qu’elle décrit l’attitude de parents qui voudraient maintenir une relation ouverte avec leur enfant, comprendre la situation, offrir l’aide appropriée, prendre le temps et chercher des solutions, sans poser de gestes irréversibles.  

des doutes quant à la théorie du genre 

Une remarque préliminaire: Certains militants et commentateurs contestent le fait que les notions de genre puissent être assimilées à une théorie ou une idéologie. Ils préfèrent parler d’études de genre, ou alors ils présentent les notions de genre comme des faits objectifs, voire une science inattaquable. Je n’ai pas d’attachement particulier envers une formule ou des mots précis pour décrire ces enjeux, mais il faut convenir qu’il existe un concept contesté – une pomme de discorde – au cœur des débats sociopolitiques actuels, et que cette pomme concerne les notions de genre.

Par ailleurs, il semble qu’on puisse définir assez simplement les grandes lignes de ces notions sur le genre qui se sont bruyamment invitées dans nos débats politiques. On peut résumer le tout en quatre phrases: l’identité de genre est distincte et indépendante du sexe biologique; le genre est fluide, multiple et non-binaire; le genre est auto-identifié; l’identité de genre d’une personne doit prévaloir sur son sexe biologique. 

Si l’on en croit les sondages récents, ces idées sont reçues avec scepticisme par une majorité de la population. Dans le sondage canadien de la semaine dernière, 56% des répondants considèrent qu’il faut s’en tenir aux catégories hommes et femmes, alors que 34% considèrent que ces catégories sont trop restrictives. 

Quand on demande aux gens s’ils considèrent qu’on peut s’identifier comme femme avec des organes génitaux masculins, les réponses se segmentent en trois camps: ceux qui croient que n’importe qui peut s’identifier comme femme (35%); ceux qui croient que seules les personnes nées avec des organes génitaux féminins peuvent s’identifier comme femmes (34%); et enfin ceux qui croient que les personnes qui ont complété des chirurgies pour se doter d’organes génitaux féminins peuvent aussi s’identifier comme femmes (18%). Au total, 52% des répondants considèrent que l’identité de femme est indissociable de ses caractéristiques anatomiques, contre 35% qui dissocient les deux. 

Aux États-Unis, où ces enjeux sont d’abord apparus, l’évolution de l’opinion publique semble aussi favoriser une vision biologique des identités. En 2017, selon une enquête Pew, 54% des Américains considéraient que l’identité de genre était déterminée par le sexe à la naissance, contre 44% qui croyaient que le genre pouvait être différent du sexe. En 2021, ils étaient 56% à privilégier le sexe à la naissance, contre 41% qui favorisaient le genre auto-identifié. En 2022, les chiffres étaient de 60%-38% en faveur du sexe à la naissance. 

Finalement, la question de la primauté à accorder au sexe biologique ou au genre auto-identifié semble dépendre des cas. Au cours des dernières années, le dilemme s’est posé dans un certain nombre de contextes: prisons, compétitions sportives, refuges pour femmes, vestiaires, toilettes, etc. 

Le sondage canadien de la semaine dernière illustre bien la complexité des choses, notamment en matière de sport. Pour les enfants de 8 ans, 31% des répondants croient que le genre auto-identifié peut prévaloir sur le sexe biologique, alors que 30% croient l’inverse. Ils sont toutefois 39% – les plus nombreux – à croire que la réponse varie selon les sports. Pour les enfants de 16 ans, une tendance plus claire se dégage, avec 38% des répondants qui s’opposent à toute participation en fonction du genre auto-identifié, contre 27% qui appuient ces mesures. Toutefois, on compte encore 36% des répondants qui préfèrent juger au cas par cas. 

Toujours sur la question du sport, un sondage récent aux États-Unis indique que 69% des Américains croient que le sexe à la naissance doit prévaloir sur le genre auto-identifié, contre 26% qui croient l’inverse. Encore une fois, l’évolution de l’opinion publique semble favoriser le sexe biologique plutôt que l’identité de genre: entre 2021 et 2023, les appuis se sont déplacés de 7-8% vers le sexe biologique plutôt que le genre auto-identifié. 

À la lumière de ces résultats (surtout au Canada), il est difficile de tirer des conclusions globales. L’opinion d’une personne sur les vestiaires mixtes ne prédit pas nécessairement son opinion sur les toilettes mixtes; sa position sur le badminton n’est pas nécessairement la même pour le rugby. Il est fort possible qu’une majorité de la population soit favorable à une évaluation au cas par cas, selon les âges et les contextes, incluant les aspects de fair play et de sécurité des athlètes. C’est d’ailleurs l’approche que l’administration Biden a proposée aux États-Unis

non aux pronoms et à l’effacement des sexes, oui à l’implication parentale

Dans un débat complexe et polarisé, la question des pronoms spécifiés et du langage neutre semble toutefois vite réglée: l’opposition est massive. 

À l’échelle canadienne, 67% des répondants s’opposent au remplacement des mots «père» et «mère» par «parent», à l’utilisation du terme «personne enceinte» plutôt que «femme enceinte», etc. Avec seulement 17% d’appuis dans la population, le soutien à ces modifications langagières – un mouvement qui existe par ailleurs aux États-Unis, en Angleterre et ici – semble concentré chez une minorité d’activistes militants. 

Quant à l’idée que tout le monde devrait spécifier ses pronoms – il/elle/iel – dans la signature de ses courriels et dans ses profils publics, l’opposition est tout aussi importante: 66% des répondants sont contre, et 22% y sont favorables. Rien n’empêche quiconque de faire ces précisions, bien sûr, mais la population canadienne semble opposée à généraliser cette pratique. 

Le sondage interroge finalement les répondants sur la question des pronoms préférés par les enfants en milieu scolaire, et plus spécifiquement sur l’idée que les enfants puissent demander un changement de pronoms à l’école sans que leurs parents ne soient mis au courant. Là encore, les résultats sont sans équivoque: 78% des répondants croient que les parents doivent être informés (incluant 43% qui croient que les parents doivent être informés et consentir), alors que seulement 14% des répondants considèrent que ces décisions peuvent être prises à l’insu des parents. 

forte réticence face aux traitements médicaux pour les mineurs

Au-delà des toilettes et des pronoms – des enjeux qui divisent la population mais qui relèvent surtout des conventions sociales – la question des traitements médicaux pour les mineurs qui souffrent de dysphorie de genre suscite de fortes réticences. 

Ces traitements sont de deux types: les traitements hormonaux et les interventions chirurgicales. Les traitements hormonaux, notamment les bloqueurs de puberté, peuvent commencer vers 10-12 ans. Ils suscitent des débats importants au sein de la communauté médicale. Des doutes quant à leurs effets secondaires à long terme ont d’ailleurs mené certains pays européens à limiter leur utilisation. En février 2022, l’Académie nationale de médecine de France a prôné «la plus grande réserve » dans l’usage des bloqueurs d’hormones ou d’hormones du sexe opposé. Au même moment, après une méta-analyse des études pertinentes, la Suède a pour sa part sévèrement limité les traitements hormonaux offerts aux mineurs. L’Angleterre a annoncé la même chose en juin dernier.

Les traitements chirurgicaux sont beaucoup plus rares chez les mineurs et le sondage canadien ne pose pas de questions à leur sujet. Au Canada, l’encadrement de ces procédures relève des provinces. La World Professional Association for Transgender Health (WPATH) propose des lignes directrices pour les chirurgies chez les mineurs, qui peuvent guider les cliniques médicales de genre. Dans la version 7 (2012) de ses normes, la WPATH recommandait que seules les mastectomies soient possibles pour les mineur(e)s, les chirurgies génitales étant réservées aux adultes. Dans la version 8 (2022) des lignes directrices, toutefois, ces limites d’âge ont été éliminées et l’éligibilité aux traitements a été élargie de manière importante

Le récent sondage canadien indique que la population est hautement sceptique face aux traitements hormonaux pour les mineurs. Au total, 63% des répondants s’y opposent, alors que 21% les appuient. Sans surprise, plus l’enfant est jeune, plus l’opposition est forte: 73% des répondants sont contre les traitements hormonaux pour les enfants de 8 ans; pour les jeunes de 16 ans, les chiffres sont de 52% contre et 29% pour. 

Deux conclusions

Ces résultats suggèrent quelques observations et hypothèses. J’en retiens deux.

La première chose qui frappe, c’est le fort contraste qu’on observe entre, d’un côté, l’empathie et la bienveillance d’une forte majorité de répondants face aux personnes transgenres et, de l’autre, la résistance d’une majorité de ces mêmes répondants face aux notions, aux accommodements et aux interventions médicales entourant les enjeux de genre. 

On trouve ainsi 60-70% de Canadiens qui ne souhaitent pas qu’on discrimine à l’encontre des personnes transgenres et qui feraient preuve d’ouverture face à leurs enfants si ceux-ci questionnaient leur identité. Mais on trouve aussi une majorité qui s’oppose à l’idée que le genre puisse être différent du sexe, qui refuse l’utilisation généralisée des pronoms spécifiés et du langage non genré, qui ne ferait pas systématiquement prévaloir le genre auto-identifié sur le sexe à la naissance, et qui s’oppose aux traitements hormonaux pour les mineurs. 

Autrement dit, si la majorité fait preuve de bienveillance et de respect envers les personnes, elle refuse l’agenda sociopolitique visant la normalisation de la transidentité. Il s’agit, peut-être, d’une base pour la suite des discussions sur le sujet. 

La deuxième observation, liée à la première, c’est que l’opinion publique ne correspond pas aux étiquettes simplistes que certains voudraient plaquer sur le débat en cours. La plupart des gens ne témoignent d’aucune haine ou hostilité envers les personnes trans – ce qui est une bonne nouvelle – mais, sur la plupart des enjeux, une nette majorité de la population s’oppose par ailleurs aux positions défendues par les militants les plus radicaux. 

Est-ce que tous ces sceptiques – entre 50% et 70% des Canadiens, selon les enjeux –  appuient le Parti Conservateur de Pierre Poilièvre? Bien sûr que non. Les Conservateurs oscillent actuellement autour de 38% dans les sondages nationaux. Il faut plutôt conclure que bon nombre d’électeurs libéraux, néo-démocrates et bloquistes ont des réserves, plus ou moins importantes selon les sujets, face aux notions du genre et leurs implications sociales, institutionnelles et médicales, et que ce scepticisme n’équivaut pas pour autant à de la haine ou de l’hostilité envers les personnes trans. 

Il y a là, il me semble, matière à réflexion pour tous les camps. 


Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la Caisse de dépôt et à l'Institut du Québec. Il travaille actuellement comme directeur des affaires parlementaires au Sénat.

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