Alexandre Cormier-Denis et les fissures dans le bouclier des institutions

--- 30 septembre 2023

L’absence de règles claires et bien comprises par les citoyens permet à n’importe qui d’imaginer ou d’inventer n’importe quoi

C’est une bien curieuse histoire qui s’est déroulée cette semaine sur la scène politique québécoise. 

D’abord invité à prendre la parole devant la Commission des relations avec les citoyens, Alexandre Cormier-Denis, qui avait fait parvenir en son nom personnel un mémoire à l’occasion de la consultation publique qui mènera à la Planification pluriannuelle de l’immigration au Québec pour la période 2024-2027, a finalement vu sa convocation annulée au terme d’une polémique qui aura duré trois jours.

Que s’est-il donc passé? En vertu de quels principes peut-on décider qu’un individu doit être écarté d’une instance qui, dans son essence même, permet aux citoyens d’entrer en relation avec leurs représentants? Prenons le temps de décortiquer cette controverse qui laisse derrière elle bien des questions fondamentales en suspens.

… 

Comme bien des gens, c’est en 2016, lors de la visite de Marine Le Pen au Québec, que j’ai un eu un premier contact médiatique avec le militantisme d’Alexandre Cormier-Denis. À l’époque, aucun parti officiel n’avait accepté de rencontrer la présidente du Front National. Elle avait donc erré sans but à travers la province tandis que Sébastien Chenu, responsable de la cellule « Idées et Image » du parti, s’affairait sur les médias sociaux à donner à ce périple une envergure factice. Dès le premier jour de son périple, il publiait une photo avec ce message: Marine Le Pen rencontre les jeunes militants du Parti Québécois, échange passionnant!

C’est ainsi qu’Alexandre Cormier-Denis, deuxième en partant de la gauche sur cette photo, a fait sa première apparition dans l’œil du grand public. L’affaire avait fait grand bruit et placé le PQ dans une situation embarrassante. Le chef de l’époque, Pierre-Karl Péladeau, avait été forcé de réagir. 

Quoi qu’il en soit, cette publication sur les médias sociaux faisait partie d’une vaste supercherie qui permettait de laisser croire aux partisans du FN que la Marine Le Pen avait reçu au Québec un accueil chaleureux de la part des instances d’un parti officiel. C’était complètement faux.

Pour la petite histoire – question d’insister sur les petits arrangements du FN avec la vérité et de montrer que tout dans ce pèlerinage de Marine Le Pen au Québec relevait du canular – dans cette autre publication sur les réseaux sociaux, Sébastien Chenu laissait entendre que pour les médias québécois, Marie Le Pen incarnait la résistance.

Le hic, c’est que l’image de l’article qu’il diffusait, c’était une chronique d’Yves Boisvert qui disait tout le contraire

Deux mois plus tard, ce même Alexandre Cormier-Denis se présentait aux élections partielles dans Gouin, comme candidat du Parti Indépendantiste. C’était une nouvelle occasion pour faire parler de lui. Cette fois, c’est avec sa pancarte électorale qu’il avait fait les manchettes. Sur une moitié de l’affiche, on pouvait voir une jeune femme avec une tuque bleue et un écusson fleudelysé, sur l’autre, une femme portant la burqa. Le slogan: Choisissez votre Québec. 

La jeune femme avec la tuque, c’était une dénommée Kelly Betesh, mlitante française du Front National, qui, un an plus tôt avait posé pour une publicité électorale pratiquement identique. 

Il y avait, là encore, un parfum de supercherie. Pour nous vendre « notre Québec », il suffisait apparemment de changer la couleur d’une tuque sur une affiche créée par le Front National. Ça commençait à faire beaucoup et il m’apparaissait clair qu’Alexandre Cormier-Denis acceptait volontiers de prendre part à des opérations de manipulation afin de créer des fictions publicitaires. 

Au mois d’août de la même année, Alexandre Cormier-Denis lançait sa plateforme nomos-tv.com, choisissant ainsi de s’aventurer sur les chemins de l’activisme médiatique par le biais de la réinformation. Bien que les archives de ce média dit “alternatif” soient désormais disparues du web – Youtube ayant fermé le compte –  j’ai un souvenir très précis, pour l’avoir moi-même commenté publiquement, d’un des premiers reportages diffusés dans lequel il promettait de nous montrer des vérités cachées que les médias complices du pouvoir ne voulaient pas montrer

Avec ses camarades de lutte, il était allé se balader en automobile au poste frontière de Lacolle, filmant des tentes et autres installations mises en place pour les réfugiés. Il y avait là, selon ses commentaires qui accompagnaient les images, la preuve de quelque chose. Il suffisait pour lui de regarder par le pare-brise pour voir l’ampleur du mensonge officiel: les migrants arrivaient dans une sorte de camping de luxe, les tragédies humaines n’étaient que fiction, il ne manquait que la sangria pour que tout soit parfait. Un tour de voiture lui suffisait pour qualifier sa démarche d’enquête.

La chose, je dois l’admettre, m’avait fait beaucoup rire. J’ai alors rangé ce monsieur dans la seule catégorie qui me semblait adéquate: celle des manipulateurs.

(Mise à jour – 3 octobre 2023 : un internaute m’a fait parvenir un lien vers ce fameux « reportage ». On peut le visionner sur la plateforme Odysse en suivant ce lien.)

Alexandre-Cormier Denis est ainsi devenu, suivant ses velléités médiatiques et politiques, un personnage du petit monde du web québécois, se consacrant surtout, depuis les frasques que je viens de rappeler, à entretenir sa plateforme vidéo. De semaine en semaine, il diffuse des émissions en direct où il commente avec emphase des articles de presse. L’intention est claire: déconstruire le « narratif » officiel des médias et des partis politiques qui imposent aux Québécois une sorte d’hégémonie culturelle. L’ensemble de l’appareil médiatico-politique du pays est à ses yeux au mieux centriste, au pire socialiste. Après avoir emballé tout le monde dans un paquet pour y coller l’étiquette de la social-démocratie, il le pousse vers sa gauche, le laissant, lui, à peu près seul à droite.

Au gré de ses emportements, qu’il livre un peu à la manière d’un prédicateur, on le voit brosser un tableau au sein duquel l’Occident Blanc et chrétien, issu du creuset de la Grèce antique, est dépeint comme la forme humaine et civisationnelle la plus aboutie, quotient intellectuel à l’appui. La préférence nationale flirte volontiers avec la préférence ethnique et on a vite compris qu’il est possible dans son esprit d’établir une hiérarchie fondée sur des prétendues qualités anthropologiques afin d’arbitrer les rapports humains, notamment en ce qui concerne les questions d’immigration. Le vocabulaire proposé teinte avec contraste son discours: les citoyens issus de l’immigration sont des « métèques » – un substantif qu’il n’hésite pas à coller à la députée de Québec Solidaire Ruba Ghazal – les musulmans sont des « mahométants », les autochtones sont des des « primitifs » ou des « sauvages ».

Il n’est pas inintéressant de noter ici que, dans son mode d’action et ses prises de parole, l’idéologie politique est corollaire d’une stratégie médiatique. Tant sur le fond que sur la forme, Cormier-Denis fait le choix conscient d’être dans la marge. Il peut ainsi parler longtemps tout seul, sans aucune forme de contradiction. Cette forme d’engagement n’a pas pour vocation première de mettre en œuvre un programme politique concret, comme le permet, par exemple, le fait de militer au sein d’un parti ou d’une structure associative qui peut influencer des prises de décision, que ce soit dans l’arène parlementaire ou dans la société civile. Tout, ici, n’est qu’idéologie, une sorte de monologue permettant de bricoler un faisceau d’idées et de concepts qu’il suffit d’énoncer pour garder l’attention de ceux qui le suivent.

Voilà, en somme, comment Alexandre Cormier-Denis se présente à nous: il est à peu près seul, le plus à droite possible de l’échiquier politique identitaire, défendant des idées que personne d’autre ou presque ne songe à défendre. Pour la plupart des gens, cette solitude dans l’extrême pourrait passer pour une forme de faiblesse. Or, dans le giron des idées marginales, c’est tout le contraire. C’est là qu’on puise une forme de puissance suffisante permettant de déployer un argumentaire efficace pour convaincre des fidèles: vous voyez, je suis le seul à dire vrai alors que les autres vous mentent, ma rareté est un gage de valeur, que les vrais patriotes me suivent, abonnez-vous à ma plateforme afin de faire partie des citoyens d’une qualité supérieure à qui je m’adresse!

Ce décor et le personnage étant bien plantés, on comprendra mieux ce qui s’est passé cette semaine à l’Assemblée Nationale. 

Rappelons un peu les faits. Au printemps dernier, le Cabinet de la ministre de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration annonçait la tenue d’une consultation publique qui mènera à la Planification pluriannuelle de l’immigration au Québec pour la période 2024-2027. 

Dans le jargon de l’Assemblée Nationale, une telle consultation est dite « générale », c’est à dire que n’importe qui, que ce soit un citoyen ou une association, peut soumettre un mémoire ou signifier son désir d’être entendu.

Toutes les règles en ces matières sont stipulées dans le règlement de l’Assemblée Nationale, aux articles 167 et suivants.: « La commission prend connaissance, en séance de travail, des mémoires et des demandes d’intervention sans mémoire » et, dans le cas où elle souhaite tenir une consultation publique « elle choisit, parmi les personnes et organismes qui lui ont fait parvenir un mémoire, ceux qu’elle entendra. »

Alexandre Cormier-Denis a donc rédigé un mémoire, l’a fait parvenir aux instances de la commission, qui en ont pris connaissance et qui, par la suite, l’ont sélectionné afin qu’il puisse prendre la parole en commission.

C’est ainsi que son nom est apparu dans l’horaire détaillé des auditions qui a été mis en ligne sur la page de la Commission des relations avec les citoyens, sur le site de l’Assemblée Nationale.

C’est là que commence l’imbroglio auquel nous avons assisté. 

Le 26 septembre, le média de gauche Pivot titrait « Un ethno-nationaliste à la commission parlementaire sur l’immigration ». Le lendemain, au réveil, à l’émission de Paul Arcand au 98,5, le chroniqueur Frédéric Labelle annonçait qu’un « suprémaciste blanc sera entendu jeudi à l’Assemblée nationale », faisant entendre à un large auditoire quelques unes des envolées colorées du principal intéressé.

En point de presse à l’Assemblée nationale, le Parti Québécois, Québec Solidaire et le Parti libéral du Québec ont dû répondre aux questions de journalistes, jonglant ainsi avec une patate chaude: Comment ce monsieur a-t-il pu se retrouver sur la liste? Qui au juste voulait l’entendre? Pourquoi? Désirez-vous que la commission annule sa convocation? Êtes-vous d’accord avec ses positions?

Finalement, le couperet est tombé le jour même, tous les partis se sont entendus pour qu’on retire à Alexandre Cormier-Denis l’invitation qui lui avait été faite.

Évidemment, on pourrait être tenté de se satisfaire d’une telle unanimité. L’affaire est classée, voilà, ce monsieur aux idées nauséabondes n’a pas sa place dans l’enceinte du parlement. Cela semble aller de soi.

Or non, justement, cela ne va pas de soi. Qu’on soit d’accord ou non avec les idées de Alexandre Cormier-Denis, l’annulation de son invitation laisse poindre toute une série de questions auxquelles les élus devraient pouvoir répondre. 

Qui avait lu le mémoire d’Alexandre Cormier-Denis? Par quel processus avait-il été sélectionné? Quels sont les arguments qu’on y trouve et qu’on a jugé dignes d’intérêt pour lui donner la parole? Sur la base de quels critères peut-on décider d’annuler une invitation? Si les règles et les critères permettant de prendre une telle décision existent, où le citoyen peut-il les consulter?

Ce sont les questions que j’ai envoyées cette semaine à Astrid Martin, la secrétaire de la Commission des relations avec le citoyen.

J’ai reçu sa réponse quelques minutes plus tard: « La façon dont le choix des organismes et des personnes entendues est fait relève de la régie interne de la Commission. »

Loin d’expliquer quoi que ce soit, cette réponse ne fait qu’ajouter d’autres questions à celles qui demeurent sans réponse.

La notion de « régie interne » ne se trouve nulle part dans les règlements de l’Assemblée nationale. L’évoquer ne permet d’aucune manière de comprendre les règles et les critères qui permettent de déterminer si un citoyen peut prendre la parole ou non. J’ai donc demandé qu’on m’explique les règles de cette « régie interne », qui choisit de les appliquer et où le citoyen peut en prendre connaissance.

À cette question, voici la réponse que j’ai reçue: « Cette responsabilité revient à la Commission y compris les façons de faire ses choix. C’est ce que j’entends par régie interne. Je n’ai donc pas d’autres détails à vous donner à ce sujet. »

Voyez-vous l’étrange cercle qui se dessine ici?

Vous demandez: Par quel processus la commission prend ses décisions?

On vous répond : ça relève de la régie interne.

Vous demandez alors : qu’est-ce donc que cette régie interne?

On vous répond: c’est le processus par lequel la commission prend ses décisions.

Ce raisonnement circulaire, où on laisse le citoyen soucieux de comprendre le fonctionnement de nos institutions tourner en rond, n’est pas à prendre à la légère.

On peut très bien accepter quelques éléments de réponses qui ont été proposés par Pascal Bérubé, en point de presse, alors qu’il était questionné sur cette affaire. Dans certains cas, la Commission pourrait constater qu’un mémoire contient des propos complètement hors sujet, sans lien avec la discussion souhaitée. Il peut aussi arriver qu’on reçoive une quantité de mémoire qui surpasse le temps et l’espace alloué aux débats. Tout cela s’explique aisément.

Mais dans le cas d’Alexandre Cormier-Denis, nous sommes devant une toute autre situation, complètement inusitée. D’abord, on a bel et bien jugé que son mémoire était digne d’intérêt et que le temps consacré à la commission permettait de l’entendre, puisqu’il s’est retrouvé sur la liste. Ensuite, il semble que les idées contenues dans son mémoire ne soient pas irrecevables comme telles, puisque ce dernier a bel et bien été déposé et se trouve en ce moment même parmi les documents que chacun peut consulter.

Le problème qui se manifeste dans cette affaire semble avoir toujours existé de manière latente. Il est bien possible que, par le passé, on ait écarté des intervenants sans qu’on n’ait eu à s’expliquer. Des questions se posent aujourd’hui car, à ma connaissance, c’est la première fois qu’on annule une convocation en commission parlementaire, alors même que le monde politique et médiatique fait face à de nouvelles formes de prises de parole qui nous forcent constamment à défendre nos institutions. Aussi désagréables que puissent être ses idées, Alexandre Cormier-Denis vient en quelque sorte de tester la solidité du système qu’il prétend combattre.

Il faut bien s’en rendre compte: les militants et groupes radicaux, qui véhiculent les idées les plus extrêmes, puisent une grande partie de leur vigueur à même les faiblesses de nos institutions. Partout où ils trouveront une zone grise, de l’opacité ou une apparence d’arbitraire, ils verront une faille à exploiter à leur avantage. L’absence de règles claires et bien comprises par les citoyens permet à n’importe qui d’imaginer ou d’inventer n’importe quoi. Or, justement, inventer et dire n’importe quoi, c’est la spécialité des prédicateurs idéologiques en tout genre. 

Ceux qui sont tentés de crier victoire en se félicitant de voir un type aux idées détestables renvoyé dans sa tanière font preuve d’une inquiétante suffisance. On peut d’ailleurs se demander qui a gagné quoi, au juste, dans cette histoire. On vient d’exposer au grand jour une zone d’arbitraire qui laisse deviner une faiblesse dans nos institutions qui sont les seuls boucliers efficaces contre ces assauts d’intolérance. Qu’on prenne au moins la peine de les solidifier en répondant clairement aux questions que cette controverse soulève. En refusant de le faire on donne à ce polémiste une magnifique occasion de revenir vers ses ouailles en se présentant en valeureux guerrier qui fait peur à la classe médiatico-politique. N’en doutez pas, ils le féliciteront pour sa force et son courage. C’est le trophée qu’il était venu chercher. On vient de lui offrir sans grande résistance.


Simon Jodoin est auteur, chroniqueur et éditeur. Après des études en philosophie et en théologie à l’Université de Montréal, il a pris part à la réalisation de divers projets médiatiques et culturels, notamment à titre de rédacteur en chef du magazine culturel VOIR. Il est désormais éditeur de Tour du Québec et chroniqueur régulier au 15-18 sur les ondes d’ICI Radio-Canada Première. Il est l'auteur du livre Qui vivra par le like périra par le like, un témoignage au tribunal des médias sociaux.

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