La théorie du genre est-elle un apprentissage scolaire?

--- 11 septembre 2023

Aucun consensus scientifique ou social ne justifie qu'on présente cette théorie comme une vérité incontestable

Un préambule important: ce billet ne vise pas Mx Martine, l’enseignante de Richelieu qui a été au cœur d’une controverse il y a quelques jours. Je ne la connais pas. Je ne lui veux aucun mal. J’espère qu’elle fera une bonne enseignante pour les élèves dont elle a la responsabilité. Ce n’est pas d’elle dont je veux parler, même si l’anecdote la concernant – devenue affaire publique – sert de prétexte. Je souhaite plutôt réfléchir aux idées, aux tensions et aux principes que cet épisode a mis en lumière. Il va sans dire qu’il ne s’agit pas non plus d’un endossement des actions ou des idées de l’homme par qui l’affaire a éclaté

Neutralité 

Pendant plusieurs années – et encore aujourd’hui, malheureusement – le Québec s’est déchiré sur la question du voile chez les enseignantes. Le PQ voulait interdire la chose (et bien d’autres) dès 2013. C’est finalement la CAQ, par l’entremise de sa Loi 21, qui a exclu les hijabs des salles de classe. 

J’ai toujours été opposé à cette mesure. Je le suis encore. Je n’ai jamais cru que la laïcité ou la neutralité religieuse de l’État exigeait que ses employées soient personnellement dépourvues d’identité religieuse visible. Il est clair pour moi qu’il faut distinguer les individus, qui demeurent libres de manifester leur identité à l’intérieur de limites raisonnables, de l’État qui doit être laïc dans ses lois et ses actions et ne favoriser ou défavoriser aucune religion. Je n’aurais aucune objection à ce que mes enfants aient une enseignante voilée, un prof portant la kippa ou une directrice portant une croix – pourvu que ces derniers ne se servent pas de leur position pour initier les enfants à leurs croyances. Mais je n’ai jamais considéré que le seul fait de porter ces vêtements ou ces symboles constituait une forme de prosélytisme. 

Mes enfants n’ont jamais eu d’enseignante voilée. Mais, il y a quelques années, mon plus jeune fils a eu une éducatrice trans à la garderie. J’en ai parlé brièvement ici

Ça n’avait soulevé aucune controverse. Parents et enfants étaient libres de l’appeler Pat ou Patricia (des noms fictifs). Nous n’avions reçu aucune lettre, instruction ou références particulières au sujet de Pat. Personne n’avait dû apprendre de nouveaux pronoms, ni participer à une formation sur la diversité, l’inclusion ou le genre. Les interactions avec Pat étaient banales, comme avec toutes les autres éducatrices du CPE. 

Je comprends que, dans sa vie privée, Pat préférait le pronom iel. Mais cette appellation n’a jamais passé la porte de la garderie. Pat était, en ce sens, un peu comme une enseignante voilée qui se contenterait d’enseigner le français et les maths sans utiliser sa classe comme lieu de diffusion d’un programme religieux, idéologique ou identitaire. Je n’y vois aucun problème. 

Une lettre de trop?

L’histoire du Centre de services scolaire des Hautes-Rivières semble toutefois différente. 

Je ne crois pas que ce soit à cause de Mx Martine comme telle, ou même de la réaction des parents à son endroit. J’ose croire que la grande majorité des parents québécois sont disposés à accueillir et interagir normalement avec une enseignante à l’identité un peu différente, comme l’étaient les parents du CPE de mon fils. 

Je crois que le problème vient de la lettre envoyée par le CSS des Hautes-Rivières aux parents des élèves de Mx Martine. 

Une lettre qui, loin de traiter Mx Martine comme une enseignante ordinaire, lui dédie plusieurs paragraphes et multiplie les références à la théorie du genre et aux normes du gouvernement du Canada. Une lettre qui précise que la directrice «expliquera à votre enfant que Mx sera le titre privilégié» avant d’annoncer la tenue d’une «discussion sur l’ouverture, les différences, les appellations de genre, etc.» qui permettra à Mx Martine de «guider [la classe] à travers cet apprentissage». 

Je ne doute pas des bonnes intentions de la directrice qui a envoyé la lettre. Le but était sans doute d’agir proactivement pour désamorcer des questions et une crise potentielle. Mais il faut reconnaître qu’il ne s’agit pas d’une lettre banale, qui se contente d’informer les parents de quelques modalités administratives. C’est une lettre qui avise les parents que leurs enfants devront utiliser des pronoms inusités et qu’ils participeront à une formation sur la théorie du genre, guidée par leur enseignante. Les enfants sont conviés à un «apprentissage». 

Imaginez un instant que, plutôt qu’une enseignante non-binaire, il s’agissait d’une enseignante musulmane. Et que le CSS envoyait une lettre aux parents pour les aviser que leurs enfants devront s’adresser à elle de manière islamique, et qu’ils participeront à une discussion sur l’islam. Je n’ai rien contre la religion musulmane et les enseignantes voilées mais, dans ce cas, il ne serait plus simplement question d’expression personnelle. Il s’agirait d’une injonction faite aux élèves de se conformer aux souhaits identitaires de l’enseignante, doublée d’une initiation à un programme religieux. On crierait assurément au prosélytisme. Le tollé serait généralisé.

(Pour ceux qui s’en inquiéteraient, je précise que je n’assimile évidemment pas la théorie du genre à l’islam, ni l’expérience des personnes transgenres à une quelconque croyance religieuse. L’analogie concerne la théorie du genre – ses prémisses, ses conclusions et leurs conséquences – et aurait pu être faite avec n’importe quel système de croyances ou d’idéologie sociale ou politique qui déroge au cursus scolaire, à la science objective ou au consensus évident. J’ai choisi l’islam parce que, depuis plusieurs années, les débats publics sur la neutralité des écoles et des enseignantes ont beaucoup – et démesurément – porté sur cette religion.)

La théorie du genre

Dans sa forme la plus pure, la théorie du genre – dont certains contestent l’existence, peut-être pour éviter d’avoir à la définir et la défendre – repose sur l’idée que l’identité de genre d’une personne est indépendante de son sexe biologique et qu’elle doit prévaloir sur ce dernier. Ainsi, les enfants qui naissent avec un pénis se font «assigner» (on sous-entend que c’est arbitraire) une identité de garçon, alors que les enfants qui naissent avec une vulve se font «assigner» une identité de fille. Mais puisque ces genres assignés à la naissance sont arbitraires, et que les véritables identités de genre sont indépendantes du sexe biologique, on peut très bien se déclarer femme avec un pénis, homme avec un utérus, ou refuser toute classification. Et puisque – dans la version intégrale de la théorie – l’identité de genre prévaut sur le sexe biologique, une personne de sexe masculin qui se déclare femme peut accéder à tous les espaces réservés aux femmes, incluant les toilettes et vestiaires, les compétitions sportives, les prisons ou les refuges pour victimes de violence sexuelle

Il s’agit d’un système idéologique relativement simple et cohérent: il n’y a pas de lien entre le sexe biologique et l’identité de genre; l’identité de genre relève de l’auto-identification; cette auto-identification est déterminante et prévaut sur le sexe biologique.  

La théorie du genre, il est important de le préciser, n’a rien à voir avec la lutte pour l’égalité des sexes, la protection des droits des homosexuels ou l’ouverture et la tolérance envers les multiples manières de vivre son identité masculine ou féminine. Au Québec, au Canada et dans la plupart des pays occidentaux, ces idées ont intégré la culture et les régimes juridiques depuis plusieurs décennies et ne sont pas sérieusement remises en question. Parmi les critiques de la théorie du genre, on trouve d’ailleurs plusieurs féministes, des spécialistes des droits de la personne et des médecins qui s’inquiètent qu’on cherche à éliminer l’homosexualité à coups de chirurgies et de traitement hormonaux.

Critiquer ou se distancier de la théorie du genre n’implique donc aucun recul sociopolitique pour les femmes, les personnes homosexuelles ou un quelconque rétrécissement du spectre des masculinités et des féminités possibles, voire des autres manières de se définir. Il s’agit simplement de reconnaître et d’accepter les fondements biologiques de nos identités (qui n’excluent pas une importante composante sociale et culturelle) et les limites qu’elles posent pour les revendications subjectives. Comme personne de sexe masculin (avec les nuances et exceptions nécessaires), vous pouvez vous sentir femme, vous habiller en femme, vous pouvez même, jusqu’à un certain point, fonctionner socialement comme femme, jusqu’à ce que cette identité de genre se heurte à la réalité biologique, auquel cas c’est cette dernière qui doit prévaloir. Autrement dit, l’identité de genre subjective s’arrête là où commence la réalité objective du corps. Vous pouvez porter une robe et utiliser des pronoms féminins, mais vous ne pouvez pas courir le 100 mètres avec les femmes ou être championne canadienne d’haltérophilie

La théorie du genre (et le militantisme qu’elle suscite) se distingue par ailleurs de plusieurs autres causes historiques dans la mesure où ses appuis semblent reculer avec le temps. Dans le cas du mariage homosexuel, des couples interraciaux et des préjugés sexistes ou religieux, par exemple, l’opinion publique américaine a inexorablement progressé dans le sens d’une plus grande ouverture. Dans le cas de la théorie du genre, toutefois, la tendance semble aller dans le sens inverse. Qu’on se réjouisse ou qu’on se désole de ce recul, le phénomène mérite qu’on s’y attarde.

Au cours des deux dernières années, les Américains de toutes les allégeances politiques sont devenus plus critiques, en particulier de l’idée que le genre auto-identifié doit l’emporter sur le sexe biologique à la naissance. Aujourd’hui, 69% des Américains considèrent que le sexe biologique d’un athlète doit être le critère déterminant pour sa participation à des compétitions, contre 26% qui privilégient le genre auto-identifié. Les Républicains ont toujours été réfractaires à l’auto-identification du genre mais, entre 2021 et 2023, les électeurs indépendants (de loin les plus nombreux) sont passés de 33% à 28% d’appui pour l’auto-identification, contre 67% qui s’y opposent. Plus remarquable encore, les Démocrates ont basculé d’un appui à l’auto-identification du genre pour les compétitions sportives (55% vs 41%) à une opposition (47% vs 48%). 

Une lanceuse d’alerte et des enquêtes journalistiques ont révélé des failles importantes dans les pratiques des cliniques spécialisées en questions de genre et dénoncé les effets secondaires, les séquelles et la stérilisation engendrées par les chirurgies et les traitements hormonaux pour les mineurs. Certaines personnalités influentes, historiquement ouvertes sur les enjeux de genre, ont fait des volte-face très publiques sur la question. 

La même tendance s’observe en Europe. Au cours des dernières années, sur la base de rapports scientifiques, la Suède, la Norvège, la France, la Finlande et le Royaume-Uni ont fait marche arrière et choisi de limiter sévèrement les interventions hormonales et chirurgicales visant le changement de sexe des mineurs. Dans tous les cas, les virages privilégient les approches psychiatriques et psychosociales, en contradiction du principe voulant que le genre auto-identifié prévaut sur le sexe biologique. Plus tôt cette année, l’Écosse a renversé sa politique sur les prisonniers trans et décidé de les envoyer dans les prisons qui correspondent à leur sexe à la naissance. 

Le portrait est moins facile à déchiffrer au Canada. Toutefois, dans un dossier récent au Nouveau-Brunswick – concernant l’obligation pour les écoles d’aviser les parents lorsque leur enfant souhaite changer de genre ou de pronoms, une mesure dénoncée par les militants transgenre – un sondage Léger indique qu’une forte majorité de Canadiens (57%) appuient la notification des parents, contre 18% qui s’y opposent. Les chiffres sont encore plus frappants au Québec, avec 61% des répondants en faveur de la notification des parents, contre 15% qui s’y opposent. Le même sondage démontre qu’au Québec, 44% des répondants croient que les écoles devraient publier d’avance sur leur site web le matériel éducatif concernant l’identité de genre, pour que les parents puissent les réviser, alors que 34% s’y opposent. 

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’existe aucun consensus clair en faveur de la théorie du genre, en particulier dans les situations où il faut trancher entre l’identité auto-identifiée et le sexe biologique. Les chiffres suggèrent plutôt une opposition majoritaire, et croissante.

Et puis après?

Est-ce que tout ceci prouve que la théorie du genre est nécessairement fausse et dangereuse? Non. L’enjeu est encore nouveau. La recherche scientifique, l’encadrement médical et l’opinion publique peuvent évoluer. 

Il existe aussi des compromis. On trouve en effet des versions plus radicales ou plus nuancées de la théorie du genre, selon qu’elles considèrent que l’identité subjective doit prévaloir sur le sexe biologique partout et en toutes circonstances (la version radicale) ou qu’elles considèrent qu’une personne peut revendiquer le genre de son choix, incluant la non-binarité, mais que le sexe biologique prévaut néanmoins dans les situations qui mettent en cause le corps, la sécurité ou l’intimité sexuelle. Cette version plus nuancée soulève moins de difficultés. 

Dans tous les cas, les promoteurs de la théorie du genre demeurent libres d’y adhérer, en dépit du scepticisme qu’elle suscite. Mais encore faut-il assumer ses thèses, les définir clairement, reconnaître qu’elles ne constituent pas un postulat scientifique inattaquable, et les défendre avec rigueur et intégrité. Trop souvent, les militants cherchent plutôt à déformer, ridiculiser ou banaliser les enjeux soulevés, à changer de sujet, ou à attaquer et salir les critiques. Ces tactiques ne font que renforcer l’impression qu’ils sont à court d’arguments sur le fond. Si l’on en croit les sondages, l’opinion publique n’est pas dupe. 

Je termine en réitérant que le problème n’est pas Mx Martine. Rien dans tout ce qui précède ne la vise personnellement. Elle est libre de vivre sa vie comme elle l’entend, sans menace ni harcèlement de quelque nature.

Il me semble toutefois que le ministère de l’Éducation et les administrateurs scolaires ont une réflexion à faire sur les théories et les apprentissages qu’ils souhaitent voir disséminés dans les écoles. Une écrasante majorité de Québécois s’oppose au prosélytisme religieux et aux idéologies douteuses dans les salles de classe. La théorie du genre ne devrait pas bénéficier d’un passe-droit sans examen rigoureux et impartial.


Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la Caisse de dépôt et à l'Institut du Québec. Il travaille actuellement comme directeur des affaires parlementaires au Sénat.

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