Aux caplans, sur la batture, à Portneuf-sur-Mer

--- 11 juin 2023

Mon père me disait toujours quand je m'aventurais sur les berges : « Prend garde mon fils, la marée c'est traitre. »

Depuis le drame épouvantable qui est arrivé dans mon village de Portneuf-sur-Mer, je vois passer toutes sortes de réactions. De la peine, bien sûr, de l’incompréhension, évidemment, mais aussi quelques jugements et commentaires évoquant de la négligence, de l’irresponsabilité et ainsi de suite. Parfois c’est assez radical et méchant. Je vais donc essayer d’y aller avec quelques observations tirées de mon propre vécu.

Une des premières interrogations que je vois passer c’est : Pourquoi amener des enfants au bord de la mer à 1:00 du matin?

Pour un nord-côtier la réponse est assez simple et évidente : le caplan.

J’ai grandi dans ce magnifique village avec le fleuve comme cour arrière. J’ai passé toute mon enfance et mon adolescence les deux pieds dans le fleuve à ramasser des « pic-nics » (épinoches), des clams, du caplan, des petits crabes, des oursins. J’y retourne chaque année, été, hiver, printemps. C’est mon pays, c’est chez-moi. Moi-même j’ai amené mes filles aux clams, mon fils au caplan, quand ils étaient petit-es.

Le caplan c’est quoi? Le caplan (le dictionnaire dit « capelan » mais chez-nous c’est du « caplan ») c’est un petit poisson marin qui vit en gigantesques bancs. Un seul banc peut contenir des millions de poissons. Le caplan a une méthode un peu particulière de frayer. Ça se passe sur le rivage. Les poissons, mâles et femelles, arrivent par centaines de milliers sur le bord des plages. Les femelles y pondent des œufs que les mâles fertilisent immédiatement de leur laitance. Ça donne un spectacle hallucinant! Faut l’avoir vu pour le croire. Des centaines de milliers, voire des millions de petits poissons qui s’agitent frénétiquement sur le bord des eaux d’une plage qui s’étend à l’infini. On dit que le caplan « roule ». Une marée d’argent qui bouillonne avec éclat et grand bruit, des poissons à perte de vue, à gauche, à droite, droit devant! Une pêche miraculeuse!

Pour des enfants, c’est un spectacle inoubliable, qu’on ne peut voir nulle part ailleurs. Et ça ne coûte pas 350$ par familles comme à la Ronde. Pas non plus de ticket de stationnement. En fait, chez-nous, la notion de stationnement ça n’existe pas. C’est là, devant nous, offert gratuitement par la nature. Pas besoin de permis, même pas de quota, tu en ramasses tant que tu veux, de la manière que tu veux. La liberté totale! C’est si rare de nos jours sur-réglementés.

Aller au caplan c’est surtout une activité familiale, festive. Un moment d’arrêt, de rencontres, de plaisir. Un ciment social. Tout le monde est là, les mères, les pères, les enfants, les grands-parents. Depuis toujours. On apporte des lunchs, des lampes de poche et des flashlights parce que ça « roule » la nuit le caplan. On fait des feux, on attend, parce qu’on ne sait jamais vraiment quand le caplan va rouler. On jase, on rit, on s’amuse. C’est implanté dans les mœurs depuis des temps immémoriaux. On va au caplan en famille de génération en génération. Ça part de loin, de nos ancêtres autochtones, de nos ancêtres qui se servaient dans ce buffet infini dans les périodes de disettes printanières. Le caplan a permis la subsistance, le caplan a sauvé des vies, des communautés. Le caplan servait aussi à indiquer s’il y aurait de la morue dans l’année. Plus il y a de caplan, plus il y a de morue. Le caplan fait partie de ce que nous sommes profondément. C’est plus que culturel, c’est ethnique.

Et, de ma mémoire, il n’est jamais rien arrivé. En fait si un drame est déjà arrivé ça fait suffisamment longtemps pour que je n’en aie aucune connaissance.

Cela dit, ce n’est pas parce qu’il n’est jamais rien arrivé qu’il n’arrivera jamais rien. La vie est faite comme ça. « Shit happens » comme disent les serbo-croates.

Parlons donc ici de la marée.

Je ne vous ferai pas un exposé infantilisant sur la marée. Tout le monde sait à peu près comment ça marche. Mais il y a quelques détails un peu moins évidents dont il faut tenir compte.

Mon père me disait toujours quand je m’aventurais sur les berges : « Prend garde mon fils, la marée c’est traitre. »

Et ça l’est en effet. Pour plusieurs raisons.

D’abord la mer ça peut remonter très vite. Vraiment vite. Parfois (mais pas tout le temps, ça dépend des phases de la lune et autres phénomènes) ça monte assez vite pour te rattraper à la course! Je le sais, je me suis souvent fait prendre sur la batture. Tout le monde chez-nous qui va aux clams le sait. Les trous de pelle qui se remplissent, juste le temps de remonter les sceaux sur le quatre-roues. Faut déguerpir.

Ça c’est une chose. Mais il y a d’autres détails.

Par exemple les « canals » (on devrait dire « canaux », mais chez-nous c’est des « canals »). Un canal c’est une fissure dans la batture qui crée une petite rivière à marée basse. On peut avoir de l’eau jusqu’à la taille dans un canal à marée basse. Alors quand la mer monte, ce n’est pas long qu’on peut en avoir par-dessus la tête. On passe le canal mais on se retourne 10 minutes après et la petite rivière a doublé de largeur et de profondeur. C’est pourquoi mon père me prévenait de ne jamais traverser un canal à moins d’avoir la terre de l’autre côté. Genre le banc de sable de Portneuf-sur-Mer.

La batture ce n’est pas non plus une surface uniforme. Il y a des dénivellations. Un peu comme des « hauts fonds » à plus petite échelle. Ça veut dire que quand tu t’avances sur la batture tu n’es jamais à la même hauteur dépendant du point où tu te trouves. Ça dépend des endroits. Il y a des endroits où tout est bien plat, mais d’autres où il peut parfois y avoir une différence de 10 à 15 pieds, peut-être plus, entre la plage et certains points de la batture. Ce sont les courants du fleuve qui créent ces dénivellations. L’effet de ces dénivellations est sournois. Quand tu t’avances sur la batture c’est du sable partout, avec quelques flaques d’eau. Si tu regardes autour de toi, toutes les dénivellations sont imperceptibles à l’œil. Tout à l’air bien lisse et uniforme. Tu as l’impression de toujours être au niveau de la plage. C’est de l’optique. Un trompe-l’œil.

Alors, sachant tout cela, disons que tu es au caplan avec tes enfants.

Prenons une hypothèse. On jase. Attention pour la famille, mon but n’est de blesser ou de traumatiser personne. La suite peut donc être délicate.

C’est la nuit, il fait noir. Tu as ta grosse flashlight pour voir le poisson mais aussi pour voir où tu t’en vas. La mer est basse mais elle monte. Tu t’avances. Prudent, tu éclaires en arrière de toi pour t’assurer que la plage n’est pas trop loin. Tout est beau, on n’est pas si loin. Si la mer monte on a amplement le temps de revenir. On avance encore un peu. On voit du caplan rouler mais pas tant que ça. Les enfants sont contents. On éclaire en arrière, tout est beau encore. Les enfants s’amusent avec leurs filets. Il n’y a pas beaucoup de caplan, c’est plus long remplir les sceaux, mais c’est le fun pareil! On prend notre temps. On éclaire en arrière. Les flaques d’eau semblent un peu plus grosses mais rien pour s’alarmer encore. On continue à ramasser du poisson. Le filet d’un des enfants est tout mêlé. On prend 5 minutes pour le démêler. Le filet démêlé ça continue. On reste là encore un peu, 10, 15 minutes. On regarde la montre. Avant de partir on s’est bien informé de l’heure de la marée. Ce serait pas mal le temps de s’en retourner. On annonce aux enfants qu’il faut partir, on va revenir demain. Ça chiale un peu, ça ne veut pas arrêter. Tu argumentes une ou deux minutes. Finalement on remballe. Deux enfants se chamaillent, on intervient. Les minutes, les secondes passent. Le temps passe vite au caplan.

On éclaire le retour. Il y a de l’eau partout.

On éclaire en avant, en arrière, il y a de l’eau tout le tour. On était sur une butte, un haut fond. On ne s’en est pas rendu compte. On panique. On a des enfants avec nous, on capote. Vite, on court! Les enfants tombent, on les relève. On avance vers la plage. L’eau est aux genoux. Il fait très froid. On est habillés jusqu’au cou, avec du gros linge et des grosses bottes pesantes. C’est extrêmement dur d’avancer. Chaque pas, pénible, nous enfonce un peu plus. L’eau est rendue jusqu’à la taille. Les enfants ne peuvent plus suivre. On ne peut plus rebrousser chemin, la butte sur laquelle on était n’est plus là. Et la plage qui est là devant, pas si loin que ça en plus. On a le plus petit sur les épaules, un autre accroché à la taille, on tient les deux autres à bout de bras. On avance encore, paniqué, affolé. L’eau est à 3 degrés Celsius. On ne sent plus ses jambes. C’est de plus en plus dur de respirer. Le coeur s’emballe, le froid, le stress, la peur…

On va s’épargner le reste ok.

Je ne dis pas que ça s’est passé comme ça. Mais ça a dû y ressembler. Peut-être pas non plus. Je ne sais pas.

Une tempête parfaite, une combinaison de circonstances malheureuses, des éléments sournois et traîtres. Malgré toute la prudence, la compétence et la bonne volonté du monde tu t’es fait prendre. Un malheur, un bête accident.

Souvent on va tout prévoir. On va penser à tout. On va tout faire comme il faut, pile sur la coche. Parfois, malgré tout ça, ça foire, ça plante, sans qu’on sache même trop pourquoi. C’est arrivé à tout le monde, dans toutes les sphères de la vie. Ça arrive aux meilleurs. Le drame c’est quand ce concours de circonstances malheureuses enlève des vies. C’est ça le drame. C’est pratiquer une activité que toi et tes ancêtres font depuis toujours et y rester. On peut parler de négligence, d’inconscience, rejeter toute la faute sur l’humain. C’est manquer un peu d’humilité. Ce n’est pas toujours l’humain qui gagne contre la nature, c’est rarement l’humain qui contrôle. Ton devoir c’est de tout faire pour protéger ta santé, ta vie, la tienne et celle des tiens. Mais si la nature décide qu’elle te reprend, c’est elle qui mène. C’est toi qui lui appartient, pas le contraire.

Toutes mes pensées encore aux familles endeuillées. Je ne sais pas au fond s’il y en a eu de la négligence. Peut-être que rien ne s’est passé selon mes humbles suppositions. Tout est possible.

Peut-on mieux faire certaines choses? Même des choses qu’on fait depuis la nuit des temps? Oui, probablement. Mais n’arrêtons surtout pas d’aller au caplan. Et quand nous iront, maintenant, nous verrons le large d’une autre façon. Nous verrons le large, la batture, la mer comme un endroit où il fait bon vivre, mais où on peut aussi mourir. Nous serons plus conscients, j’espère, de notre fragilité devant la nature. Plus conscients de sa puissance, et du fait que nous ne sommes que les éléments qui la composent, et dont elle fait ce qu’elle veut. Elle décide de notre vie, elle décide de notre mort.

Nous verrons tout ça, je crois, comme la vie elle-même : immensément belle, généreuse, mais aussi imprévisible, sournoise, mortelle.

C’est tout ça la vie. Et la mer en est l’incarnation la plus implacable.

Restons humbles.

Encore toutes mes condoléances aux gens de chez-moi. Je vous aime. ❤️

Paix, amour.