La question du centre au centre des combats

--- 6 mai 2023

Si on peut choisir son camp, on ne peut pas choisir seulement les informations qui nous plaisent.

Photo: Hammad Khan

L’histoire n’assure jamais le triomphe pur et simple d’un contraire sur son contraire : elle dévoile, en se faisant, des issues inimaginables, des synthèses imprévisibles. 
– Roland Barthes

Propos tronqués et tirs groupés

Tout récemment, les propos de Gilles Proulx tenus sur Qub Radio dans une émission animée par Richard Martineau ont provoqué une immense tempête d’indignation. Dans une publication sur les médias sociaux, Gabriel Nadeau Dubois proposait que le sulfureux chroniqueur avait déclaré, en parlant des députés de Québec Solidaire, qu’il faudrait « les achever une fois pour toutes, ces épais ». On reprochait aussi à Proulx d’avoir proféré quelques injures et grossièretés qui ponctuent depuis des lustres ses prises de parole, mais cette phrase, précisément, dépassait les bornes. Souhaiter la mort de députés, ce n’est pas une simple impolitesse, c’est de l’incitation à la haine, un délit prévu au Code criminel.

Suivant cette déclaration du chef de Québec Solidaire, à peu près tous les élus (sauf ceux du Parti Québécois) ont condamné haut et fort les propos de Gilles Proulx. 

Le hic, c’est que le passage rapporté par le chef de Québec Solidaire avait été tronqué et cité hors contexte. Il suffisait d’écouter sa chronique pour comprendre que la phrase litigieuse de Gilles Proulx ne visait pas les députés de Québec Solidaire. Il commentait l’inutilité des campagnes pour la promotion du français, en dénonçant notamment l’inertie du gouvernement Legault qui (selon lui) laisse Montréal s’angliciser, tout en écorchant au passage l’hypocrisie (selon lui) de Québec Solidaire en ces matières. Il terminait son envol en disant: “les Anglais ont bien raison de dire qu’on devrait les achever une fois pour toutes, ces épais”, en parlant des Québécois francophones. On peut certainement ne pas apprécier le fond ou la forme des propos de Gilles Proulx, mais le fait est qu’il n’a pas appelé à assassiner des membres de Québec solidaire.

Pourtant, presque tous les élus de l’Assemblée nationale n’ont pas hésité à fustiger ces paroles sans autre forme de procédure. Ce jour-là, les plus hautes instances politiques du Québec ont été emportées par une réaction en chaîne où il fallait se prononcer à la vitesse de Twitter, sans d’abord chercher à comprendre de quoi il en retournait.

Cette affaire m’en a rappelé une autre, survenue en février 2020. 

À l’époque, alors que le ministère de l’Éducation annonçait la tenue d’un forum portant sur la révision du cours d’éthique et culture religieuse, le chroniqueur Richard Martineau dénonçait le fait qu’un des spécialistes invités, le professeur et philosophe Daniel Weinstock, « un multiculturaliste pur et dur » avait proposé que les médecins québécois puissent effectuer des « excisions symboliques » sur les jeunes filles. Dans une chronique publiée au Journal de Montréal, il citait des propos litigieux du professeur tenus en 2012 lors d’un panel sur la laïcité et les accommodements raisonnables : « Nous faisons la circoncision des garçons juifs et musulmans, disait-il, est-ce que nous pourrions proposer à cette communauté de faire quelque chose qui aurait pour impact de n’imposer aux fillettes qu’une marque? »

Mis au fait de tels propos, le ministère de l’Éducation annula sur le champ la participation de Daniel Weinstock au forum.

Le hic, c’est que ces paroles attribuées à Daniel Weinstock avaient été tronquées et sorties de leur contexte par Richard Martineau. Oui, lors du panel de 2012, le philosophe avait bien parlé de l’excision symbolique du clitoris, mais jamais pour l’appuyer ou souhaiter que les médecins québécois adoptent une telle pratique. Il rapportait ce qu’on appelle le « compromis de Seattle » selon lequel des médecins, aux prises avec des réfugiés somaliens dans les urgences, se demandaient s’ils ne pouvaient pas accepter de faire une marque symbolique afin d’éviter que des jeunes filles se fassent charcuter clandestinement. Il suffisait d’écouter la vidéo de la discussion pour comprendre que Weinstock n’endossait pas cette position et qu’il l’évoquait avec toutes les précautions nécessaires. Or, les propos rapportés par Richard Martineau avaient été écrémés de toutes ces précisions. (On peut écouter l’intervention de Daniel Weinstock lors du panel ici, dans cette vidéo à 1h50min.)

Une chorégraphie prévisible

Nous avons ici deux histoires qui se ressemblent étrangement. 

Je le précise d’emblée, bien que je souhaite mettre en lumière quelques similitudes entre ces deux épisodes, il n’est pas question pour ma part de faire valoir une équivalence entre les propos de Gilles Proulx et ceux de Daniel Weinstock.

La comparaison entre les parcours de l’un et de l’autre est aussi exclue. Il est entendu que Gilles Proulx est un polémiste abonné aux foires d’empoigne et que Daniel Weinstock est un professeur qui mène une illustre carrière académique. 

Il n’est pas non plus question ici, dans un premier temps à tout le moins, d’apprécier les propos en tant que tels. Ces propos, on peut trouver justes ou injustes, beaux ou laids, utiles ou nuisibles et tant de choses encore.

Ce qui m’intéresse, c’est ce qui se passe en amont de ces évaluations, qu’elles soient personnelles, morales, juridiques ou esthétiques.

Dans les deux cas, des propos tronqués ont été soumis à l’attention du public sans qu’on ne puisse comprendre dans quel contexte ils avaient été prononcés. 

Dans les deux cas, des instances de pouvoir – une majorité des élus à l’Assemblée nationale, un ministère du gouvernement – ont choisi de condamner les paroles rapportées et leurs auteurs sans prendre la peine de remonter à la source afin de s’assurer de l’exactitude des énoncés présumés fautifs.

Faute de vérification, toute une chorégraphie d’évidences et d’idées reçues s’est déployée dans un parfait numéro de nage synchronisée. 

Gilles Proulx est un vieux bougon réactionnaire nationaliste, on connaît ses intentions, inutile de chercher plus loin. C’est évident qu’il pourrait en appeler à l’assassinat de députés de gauche. Le dossier est clos. Daniel Weinstock est un multiculturaliste notoire saoulé aux accommodements raisonnables et aux théories de Charles Taylor. Il est évident qu’il pourrait envisager qu’on charcute des fillettes. La cause est entendue. 

J’exagère à escient, en grossissant les traits, mais dès que les propos sont ainsi mis en place, encadrés dans le narratif du moment, la messe est dite. Suivent alors les condamnations usuelles en procédant dans l’ordre: attaque personnelle, jugement moral, appel à sévir.

Des histoires comme celles-là, j’en ai plusieurs dizaines dans mes calepins. Tout récemment, c’était l’histoire de Franck Sylvestre, un comédien Noir dont le spectacle pour enfant a été censuré par un conseil municipal parce que sa marionnette était considérée par des militants comme outrageante, relevant de la pratique du black face et du racisme systémique au Québec. Quelques semaines plus tard, c’était Barbada, la drag queen qui, dans un contexte similaire de conte pour enfants, était accusée par des manifestants de propager une idéologie de la fluidité des genres dans les bibliothèques

Dans les deux cas, j’ai estimé qu’il était impossible de juger le travail de ces artistes sans avoir pris connaissance de leurs propos, de leurs intentions, de leurs desseins. 

Un délit de centrisme

C’est ainsi qu’au fil du temps, à force de résister comme je peux au bal des évidences, on m’a rangé dans la catégorie du centre. Ce n’est pas une étiquette que je revendique. C’est quelque chose qui vous arrive, au gré des conversations. Dans notre monde de base de données et de classement instantané de l’information, un jour, vous apprenez qu’une case vous a été attribuée: monsieur, vous êtes un centriste. Tant pis pour vous.

Une fois catalogué au centre, on vous assigne un uniforme: vous êtes beige, vous êtes complaisant (envers l’extrême droite ou l’extrême gauche, selon celui ou celle qui sert le reproche), vous faites preuve de désengagement, vous manquez de courage et de célérité à trancher les questions urgentes de notre époque.

Ces reproches, je les ai lus et entendus mille fois.

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Dans un billet d’humeur publié dans La Presse le 23 avril dernier, la chroniqueuse Chantal Guy disait voir dans le « centre » une nouvelle forme de supériorité morale. « Tout le monde se dit de centre aujourd’hui et condamne les extrêmes, c’est devenu une étrange passion collective, comme si on devenait fier d’être beige, en attendant les chemises brunes », écrivait-elle. 

Suivait ensuite une étonnante référence aux propos de Donald Trump lors de la tragédie de Charlottesville, où un suprémaciste blanc avait foncé avec sa voiture sur des manifestants, tuant Heather Heyer et blessant 35 autres personnes. Le président américain avait alors laissé entendre qu’il se trouvait « du bon monde des deux côtés », maniant ainsi une forme de bothsideism, un raisonnement fallacieux qui suggère une forme d’équivalence entre deux points de vue par ailleurs incomparables.

Je ne souhaite pas me lancer dans une longue réponse à ce billet de Chantal Guy, mon collègue Jérôme Lussier en a déjà tiré toute une série de questions qui méritent attention. Mais j’ai trouvé dans ces quelques lignes plusieurs éléments qui, à mon sens, détériorent de plus en plus la qualité des débats publics et qui minent la possibilité de réfléchir sereinement.

Je ne sais pas si « tout le monde » se dit de centre aujourd’hui. J’en doute fortement, en fait. Je lis partout, depuis un bon moment, que notre société n’a jamais été aussi polarisée et divisée, que chacun habite sa bulle et que les biais de confirmations empoisonnent à grande échelle l’exercice de la pensée critique. Mon impression est plutôt que, dans cette ambiance de division, chacun est sommé de choisir son camp et que le centre est conspué par tous comme insuffisamment « pur ».

Je me trompe peut-être. Ce dont je ne doute pas, toutefois, c’est que si de nombreuses personnes – dont je suis – cherchent à éviter de jouer dans les extrêmes, une telle attitude n’a absolument rien à voir avec les raisonnements fallacieux de Donald Trump ni, plus généralement, avec une forme de mesure de points de vue qui accorderait une valeur égale à toutes les opinions, y compris celles des suprémacistes blancs et autres néonazis qui foncent en voiture sur des manifestants.

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On peut se représenter le centre comme le pivot d’une balance qu’on tente de calibrer pour mesurer non pas la valeur de nos opinions, mais la qualité des informations qui servent de matières premières. Évidemment, ce premier exercice est lui-même sujet à débat: Qui a dit quoi? À qui? Dans quel contexte? Quand? Pourquoi? 

Nonobstant ces difficultés, nous devons bien convenir qu’il faut d’abord départager le compréhensible de l’incompréhensible. Notre première tâche consiste à saisir l’ensemble. Si une information n’est pas avérée, elle n’a aucun poids. Si elle est incomplète, elle est trop légère. 

Au risque de rappeler une évidence, notre époque est ulcérée par des conflits qui se jouent sur le terrain de la désinformation, de la manipulation, des « faits alternatifs » et des fausses nouvelles. Les affrontements érigés sur des fondations fissurées par des informations partielles, des conclusions hâtives et des manipulations se succèdent sans relâche. Les épisodes évoqués plus haut ne sont que des chicanes locales dans une vaste guerre culturelle.

Je comprends que, face à une telle agitation, on puisse être tenté de s’enrôler. Mais si on peut choisir son camp, on ne peut pas choisir seulement les informations qui nous plaisent. Affirmer cela, ce n’est pas verser dans une forme de relativisme confortable. Au contraire, c’est défendre sans compromis un idéal sans lequel toute idée de conversation se dissout, emportant avec elle les liens qui tissent le tissu social. Ce n’est pas, non plus, tenter de s’élever au-dessus des débats pour prétendre à une quelconque supériorité morale. Il s’agit plutôt de creuser sous la surface des idées reçues pour voir si on n’y aurait pas oublié quelques éléments à considérer. Ce travail de fouille précède toute considération morale. 

J’entends parfois dire que cet idéal de compréhension, qu’on qualifie de « centriste », serait une forme de désengagement faisant le jeu de l’extrême droite ou de toute autre idéologie nauséabonde. Ce reproche varie d’ailleurs au gré des menaces qui planent sur notre époque. Il fut un temps où, pour les mêmes raisons, on pouvait me dire qu’à réfléchir ainsi, je faisais le jeu de l’islam radical et du terrorisme. Un autre jour, c’était le patriarcat. Un autre encore, le colonialisme.

Je pense exactement le contraire. Loin d’être une forme de capitulation, ce travail de compréhension renforce les remparts précieux qui nous protègent des idées toxiques. Il ne s’agit pas de déposer les armes, mais bien de les aiguiser.


Simon Jodoin est auteur, chroniqueur et éditeur. Après des études en philosophie et en théologie à l’Université de Montréal, il a pris part à la réalisation de divers projets médiatiques et culturels, notamment à titre de rédacteur en chef du magazine culturel VOIR. Il est désormais éditeur de Tour du Québec et chroniqueur régulier au 15-18 sur les ondes d’ICI Radio-Canada Première. Il est l'auteur du livre Qui vivra par le like périra par le like, un témoignage au tribunal des médias sociaux.

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