Franck Sylvestre et son pote Max : un artiste Noir invisible
Non seulement il se trouve des gens qui ne veulent pas voir cette marionnette, il semble que Franck Sylvestre lui-même soit invisible aux yeux des protestataires.
Au début du mois de février, le site Globalnews.ca rapportait une bien curieuse histoire. Le spectacle pour enfant de Franck Sylvestre, un artiste d’origine martiniquaise que je ne connaissais pas jusqu’alors, avait été mis à l’affiche pour la semaine de relâche, dans le cadre du mois de l’histoire des Noirs, pour une représentation au Stewart Hall, le centre culturel de la ville de Pointe-Claire, le 26 février prochain. Une polémique, toutefois, allait compromettre son projet.
Ça fait un bon moment que Franck Sylvestre se promène avec ce spectacle. Son oeuvre intitulée L’incroyable secret de Barbe Noire, créée pour les enfants de 4 à 11 ans, a été sélectionné par le programme Conseil des arts de Montréal en tournée, il l’a présenté aux quatres coins du Québec, à la maison d’Haïti et il en a tiré un livre et un CD publié aux éditions Planète Rebelle en 2019. Cet ouvrage a même été décoré en France par l’association La Plume de Paon, qui récompense chaque année une sélection des meilleurs livres audios. Pour se donner une petite idée de ce qu’il raconte, rien de mieux que de regarder la bande annonce de son spectacle disponible en ligne.
On le voit, c’est une histoire de pirates, de trésors, de conquête de l’Amérique, d’intrigues et de combats dans les mers des Caraïbes, lieu de ses origines familiales. Franck Sylvestre, qui est aussi musicien, slameur, conteur et musicien, roule ainsi sa bosse en solo – il fait tout lui-même – en divertissant les enfants sans faire de vague, pour le bonheur du public qui fréquente ses spectacles depuis des années.
Du moins, c’était le cas jusqu’au début de février, lorsque la ville de Pointe-Claire a diffusé la publicité du spectacle où on voit Franck avec une marionnette qu’il a fabriquée. C’est un des personnages de son récit, que l’artiste appelle affectueusement « son pote Max ».
C’est là que commence l’histoire rapportée par globalnews.ca au début du mois. L’affaire n’avait pas fait grand bruit. Ma collègue Catherine Richer au 15-18 sur Ici Première à Montréal avait brièvement mentionné l’affaire. The Suburban, qui couvre l’actualité de l’ouest de l’île, avait aussi publié un article sur cette histoire. Pour ma part, j’avais livré une chronique à ce sujet, toujours au 15-18 sur les ondes d’ICI Première.
Une résidente de Pointe-Claire, Allison Saunders, voyant sur la publicité la marionnette aux traits exagérés, à l’allure grotesque, peut-être même épeurante à certains égards, a jugé qu’une telle représentation d’un personnage Noir ne devait pas être présentée dans un spectacle pour enfant. Elle a donc demandé à la municipalité que la représentation soit annulée. Elle expliquait ainsi la nature de sa réprobation:
“If they’ve never had an interaction with a Black person or any positive interactions with Black people and this is the puppet that they see depicted of a scary ‘sauvage’ from the jungle…. A 4 to 10 year old who may not an opinion yet formed may form one based on what they see,”
(S’ils n’ont jamais eu une interaction avec une personne Noire, ou aucune interaction positive avec des personnes Noires, et qu’ils voient cette marionnette aux allures épeurantes d’un “sauvage” de la jungle… Des enfants de quatre à dix ans, qui n’ont peut-être pas encore une opinion bien forgée, pourraient s’en faire une sur la base de ce qu’ils voient..)
Pour madame Saunders, donc, cette marionnette ne devrait en aucun cas être montrée à des enfants. Comme elle le disait quelques jours plus tard au journaliste de The Suburban: « J’aimerais voir cette marionnette retirée dans l’ensemble de la province, mais je serai satisfaite si nous pouvions commencer par Pointe-Claire. »
Devant cette demande d’annulation, une conseillère municipale de Pointe-Claire, Tara Stainforth, a pris les choses en main et porté le débat devant le conseil municipal. Après quelques heures de tergiversation, on a trouvé un compromis: le spectacle allait demeurer à l’affiche, mais on allait le retirer de la thématique du mois de l’histoire des Noirs, comme le stipulait le contrat initial. C’est ainsi qu’à Pointe-Claire, donc, le spectacle est toujours à l’affiche.
J’ai discuté à quelques reprises avec Franck Sylvestre au cours des dernières semaines. Dans la tourmente des premiers jours, il était passablement abasourdi. On peut le comprendre. Franck est ce qu’on appelle dans le jargon des politiques culturelles, un « artiste de la diversité ». Plus encore, sa marionnette, son « pote Max » comme il l’appelle, il l’a fait de ses propres mains, en s’inspirant de… lui-même.
« Je me suis lancé dans la fabrication de Max, me racontait-il, quand ma blonde de l’époque, qui étudiait la sculpture, m’a cité son prof : La première tête que vous allez sculpter, peut importe si c’est un chien, un chat, un homme ou une femme… la toute première tête d’être vivant que vous allez sculpter, ce sera la vôtre. Comme j’étais curieux, je me suis lancé. Au fur et à mesure que le visage de Max se révélait sous mes coups de ciseaux, je sentais qu’une grande histoire commençait! »
Il y a effectivement une histoire. Mais pas tout à fait celle que Franck imaginait….
Non seulement il se trouve des gens qui ne veulent pas voir cette marionnette, il semble que Franck Sylvestre lui-même soit invisible aux yeux des protestataires.
C’est que, voyez-vous, si on reprend l’argument de madame Saunders – voulant que des enfants voyant cette marionnette pourraient être exposés pour la première fois à une personne Noire – cette idée écarte tout bonnement le fait que le premier Noir à se présenter sur scène est… Franck Sylvestre lui-même!
Voilà ce que les enfants verront en tout premier lieu: un artiste Noir qui travaille librement pour gagner sa vie sur une scène, avec ses propres créations. Un homme apprécié par son public, par sa communauté et par les instances culturelles municipales qui l’engagent afin de mettre en valeur son regard sur le monde.
Accessoirement, son « pote Max » n’entre en scène que vers la fin du spectacle. C’est donc dire que les enfants passent un bon moment d’émerveillement en compagnie de Franck avant de faire la rencontre de sa marionnette et la rumeur veut que le pote d’un type sympathique – car Franck est sympathique – a toutes les chances d’être considéré comme un camarade de qualité avec qui on peut rigoler.
Je croyais l’affaire classée, n’ayant plus eu de nouvelles depuis qu’on m’avait confirmé que la municipalité avait tranché la question.
Or, aujourd’hui, en fin d’après-midi, j’ai reçu un message de Franck.
La ville de Beaconsfield, voisine de Pointe-Claire, vient d’annuler son spectacle qui était prévu pour le lendemain, le 27 février.
De toute évidence, le compromis de Pointe-Claire n’a pas satisfait madame Saunders ni la West Island Black Community Association. Ensemble, elles continuent de demander l’annulation du spectacle à Pointe-Claire, mais aussi, selon les explications que Franck a reçu de l’agente culturelle de la maison de la culture de Beaconsfield, elles s’adresseraient aux municipalités des alentours afin d’obtenir satisfaction. C’est en tout cas la raison qu’on lui a donné afin de justifier l’annulation de son spectacle.
Voilà. Comme je le disais d’entrée de jeu, c’est une bien curieuse histoire. Elle met en scène un artiste Noir qu’on refuse de voir et son travail qu’on refuse de présenter, parce qu’une marionnette qu’il a fabriquée, en fouillant dans son imaginaire, pourrait effrayer les enfants et faire naître en eux des préjugés.
Mais c’est faire fausse route.
La peur et les préjugés, ici, n’existent que dans le regard des adultes qui s’opposent à la tenue du spectacle.
Simon Jodoin est auteur, chroniqueur et éditeur. Après des études en philosophie et en théologie à l’Université de Montréal, il a pris part à la réalisation de divers projets médiatiques et culturels, notamment à titre de rédacteur en chef du magazine culturel VOIR. Il est désormais éditeur de Tour du Québec et chroniqueur régulier au 15-18 sur les ondes d’ICI Radio-Canada Première. Il est l'auteur du livre Qui vivra par le like périra par le like, un témoignage au tribunal des médias sociaux.
9 Commentaires
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Dans quel monde vivez-vous au Canada francais ? Le siècle des lumieres ne vous aurait-il laissé que l’ombre de sa pensée ? Beaumarchais écrivait: » Sans la liberté de blamer, il n’est pas d’éloge flateur ». Frank Sylvester n’a rien encore dit, et dejà vous le contredisez… sur la base de votre ignorance et de vos complexes. Depuis l’Europe, j’ai vu la pièce LE SECRET DE BARBE NOIRE sur internet et suivi les débats que provoque cet oeuvre artistique dans votre communauté. Je ressens votre censure comme une manière habile mais regretable de bailloner un artiste Noir qui -selon vous- sortirait de votre « zone de confort » policée. Votre censure ne vous fait pas honneur. Je le regrette bien. Mais j’espère que la publicité négative et injuste que vous faite à cette pièce et à son auteur lui vaudra les soutiens et les encoragements de ceux qui comme moi disent: » je ne suis peut-être pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire HAUT ET CLAIR car il y va de l’avenir de notre liberté de penser et accessoirement de notre démocratie ».
Ce n’est pas vraiment le « Canada français » qu’il faut blâmer ici. Veuillez noter que ceux qui font la promotion de cette censure se trouvent plus souvent du côté anglophone. Pointe-Claire et Beaconsfield sont des villes ayant une forte population anglophone. Madame Saunders, qui a fait la plainte, est une anglophone. Des woke anglophones cherchent souvent à accuser de racisme la majorité francophone du Québec, généralement sans motifs valables. Dans le cas présent, l’artiste, originaire de Martinique, est francophone. S’il avait été anglophone aurait-il eu le même traitement de la part de ces woke anglophone? Ces derniers ont, davantage que les francophones, adopté une vision américaine de la lutte anti-raciste et comprennent souvent mal le point de vue de personnes noires ayant d’autres références (Haïti, Martinique, etc.). Par exemple, ils ne peuvent reconnaitre que le mot « nègre » n’a pas le même sens en Haïti que l’équivalent anglais aux États-Unis. Enfin, ce sont surtout les francophones qui dénoncent les dérives de ce wokisme (les médias anglophones au Canada sont woke mur à mur), comme c’est le cas ici (Simon Jodoin, l’auteur de cet article, est un Québécois francophone).
C’est anecdotique Romuald Caristan. Ça ne définit pas le rapport qu’une société a avec les communautés Noires qui la compose. Tout s’explique de notre point de vue Nord-Américain. Vous, Franco-Européens (pour ne pas dire Français puisqu’un Belge ou un Suisse n’aurait utilisé les mots »votre ignorance » pour nous définir) vous avez beau écouter tous les albums de Snoop Dog, apprendre le Breakdance, vous n’arriverez pas à saisir cette fibre. Ça doit être dur de se faire juger comme ça, selon sa culture et non par la couleur de sa peau, ici au Québec, en plein Mois de l’histoire des Noirs.
La langue. Cette pièce pour enfants ferait aussi controverse à Toronto dans la langue que vous voudrez. Blackface et compagnie, nous avons nos réalités à définir et elles passeront par ces bornes que nous déblayons à mesure qu’elles se présentent. Une ardoise pour cette communauté qui nous communique maladroitement ou pas où est-ce qu’elle se situe aujourd’hui.
La géographie de l’île de Montréal est une piste, est-ce que nos communauté Noires francophones dans l’Est seraient aussi choquées par cette marionnette?
Le Jazz montréalais est d’une grande valeur, on partage avec les Dominicains, Latino, Brésiliens, Haïtiens et Québécois ce snobisme de la part des vieux pays. Cette culture noire Jamaïcaine, Barbades, Trinidad Tobago du coté anglophone, et la culture Black américaine n’est pas qu’un fantasme pour nous, mais bien une partie de notre ADN. On ne s’excusera pas d’être autant Noir, autochtone ou britannisé s’il le faut pour plaire à qui que ce soit. Les Noirs refusent l’aquarium, les québécois aussi.
Pour revenir au sujet qui nous occupe, oui c’est navrant que l’artiste Frank Sylvester soit cancellé par cette mouvance vraisemblablement émotive d’une mère de famille à coup d’influence municipale, arrive a imposer son identité raciale et ses limites. Frank Sylvester est américain lui-même, il est Martiniquais et il sait plus que quiconque que les Béké guadeloupéens sont plus Antillais que les Noirs du Québec malgré la pigmentation de leur peau.
C’est le West Island ( partie anglophone du Québec……) et non le Québec francophone..
Parler aux personnes de langue anglaises de l’Ouest de Montréal et vous allez comprendre que le mouvement Woke originaire des USA est repris par eux.Souvent les québécois de langue française en sommes victimes . Que voulez vous nous sommes tous des racistes.
Encore???? Je me cogne « encore » la tête sur le mur de l’absurdité!!! Le wokisme anglo-saxon est impitoyable! Les enfants de 4 à 11 ans prendront cette marionnette pour ce qu’elle est: l’ami de Franck Sylvestre et les enfants seront ravis de faire la connaissance de Max comme tous les autres personnages de ce spectacle!! MISÈRE!!
Je me réjouis du constat que vous, francophones du Québec ne vous laissiez pas polluer par l’absurde complexe ségrégationiste qui marque l’histoire des États-Unis d’Amérique. J’ai aimé séjourner à Montréal (partie francophone). J’y ai trouvé un esprit ouvert, libre, accueillant et d’une certaine manière libertin (par opposition aux traditions faussement puritaines du monde anglosaxon). Je corrige -et retire- donc mon propos relativement au « Canada français », avec mes excuses. Disons donc qu’en promouvant le spectacle de Frank Sylvestre qui à mon sens traite d’un sujet profond avec un regard d’enfant, nous ouvrirons des perspectives nouvelles aux adultes. Sans vouloir comparer la fable de monsieur Sylvestre aux paraboles de Jésus-Christ, aux fables de Lafontaine ou au théâtre de Moliere, la méthode reste la même: rire de sois-même, observer « l’autre », simplifier les choses complexes et donner à réfléchir. Quelle belle leçon pour nos enfants et pour nous autres, adultes… si nous nous montrons capables de prendre les mots au second degré.
« Je me réjouis du constat que vous, francophones du Québec ne vous laissiez pas polluer par l’absurde complexe ségrégationiste… » Merci de vos excuses Monsieur Caristan! En effet, vous ne pouviez faire cette distinction car notre réalité québécoise francophone n’est pas évidente pour les visiteurs qui viennent au… canada. Les suprémacistes anglo-saxons (WASP) du Québec sont impitoyables envers les francophones et nous demeurerons toujours des racistes à leurs yeux dès que nous n’avons la même opinion sur un sujet. Nous avons vécu une situation semblable au Festival de Jazz de MTL en 2018 avec la pièce de théâtre SLAV de Betty Bonifassi (qui a étudié pendant 10 ans les chants d’esclaves avec un historien des chansons d’esclaves au États-Unis) et notre grand Robert Lepage. Ces deux artistes de renom ont été piégés violemment par, comme vous le dites, « l’absurde complexe ségrégationiste qui marque l’histoire des États-Unis d’Amérique », La pièce a été annulée semant la plus triste des consternations parmi le public. Et ce que vous devez aussi comprendre dans cette dichotomie franco-anglo c’est que, ce ne sont pas seulement « nos anglos » – comme nous nous plaisons à les nommer 😉 – mais la moyenne des anglos-saxons canadiens qui nous tombent dessus… des gens qui ne connaissent rien de notre Histoire et, surtout, de notre rapport avec les cultures haïtienne, africaine ou sud-américaine qui n’a rien à voir avec l’esclavagisme anglo-saxon dont se servent supposément leur descendance contre Nous. À leurs yeux, nous sommes toujours coupables, rien à faire… Voici un lien vers un article sur la pièce SLAV: https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1109440/slav-appropriation-culturelle-esclavage-noirs-bonifassi-lepage
Bravo Frank pour ta marionnette à ton effigie. Moi je suis un nègre blanc d’Amérique à genoux devant ma blanche neige, aussi perle noire d’Haïti.
Il faudrait peut-être y rajouter une marionnette aussi laide que moi!
D’autres part je pense que des traumatismes font en sorte que la cognition en devient altérée par des peurs et des généralisations, ne parvenant pas à au second degré d’expression.
Il ne faut pas comme société tomber dans ce piège raciste en gardant notre liberté d’expression, tout en profitant pour créer des ponds.