La polarisation commence à la maison
Il faut apprendre aux enfants à se méfier des certitudes et à respecter nos adversaires

J’habite une maison politisée. C’est en grande partie de ma faute, bien sûr, mais pas uniquement. Je blâme aussi ma blonde, aussi politisée que moi (mais pas toujours sur les mêmes sujets). Bien que nous ayons parfois des divergences d’opinion, le centre de gravité politique du foyer se situe assez clairement au centre-gauche, avec des tendances progressistes encore plus marquées sur certaines questions, notamment économiques et écologiques.
Sans surprise, au gré des conversations, des soupers d’amis, des débats d’actualité, des lectures et même de nos emplois respectifs, nos enfants ont absorbé certaines de nos idées. Il n’a jamais été question pour ma femme et moi d’endoctriner nos enfants ou de leur inculquer explicitement des idées partisanes. Cela dit, nous avons toujours discuté d’enjeux sociaux et politiques avec eux, surtout lorsqu’ils posent des questions. En période électorale, alors que les pancartes envahissent la ville et piquent la curiosité des plus jeunes, nous avons parfois parlé de nos visions politiques, des candidats que nous soutenions et de nos espoirs quant aux résultats.
Récemment, toutefois, j’ai eu l’impression que cette osmose politique involontaire était peut-être allée trop loin.
Le premier signe est apparu il y a quelques mois, quand un de mes fils (appelons-le Jaromir) est revenu de l’école troublé : les parents d’un de ses camarades de classe sont apparemment partisans de Donald Trump. Mon fils se demandait comment réagir. Pouvait-il toujours être ami avec ce garçon?
Un second incident est survenu quelques semaines plus tard, dans le cadre de la Coupe des 4 Nations – le fameux tournoi de hockey de la LNH qui s’est tenu dans la foulée du déclenchement de la guerre tarifaire par la Maison Blanche. Pour l’occasion, Wayne Gretzky était capitaine honorifique de l’équipe canadienne. Or, quand Jaromir a appris que Gretzky, la légende vivante, était un proche de Donald Trump, il a été de nouveau bouleversé. Comment pouvait-il admirer un athlète qui avait des liens d’amitié avec quelqu’un d’aussi monstrueux, vil et démoniaque que le président américain?
Je n’étais pas particulièrement dérangé par le fait que mon fils n’aime pas Donald Trump (le contraire aurait été étonnant). Mais je souhaite néanmoins qu’il demeure ami avec son camarade dont les parents ont des opinions différentes des miennes. Et je ne souhaite pas nécessairement qu’il crache sur les records de Gretzky. Plus largement, je veux élever des enfants qui ont des valeurs et des convictions fortes, mais qui ne perdent jamais de vue les amitiés, le respect et la solidarité qui doivent transcender l’idéologie et la partisanerie politique.
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Bien sûr, il n’est pas surprenant que les enfants voient le monde en noir et blanc. (Beaucoup d’adultes n’ont pas dépassé ce stade non plus.)
Ces anecdotes récentes m’ont toutefois rappelé que, comme parents, nous avons aussi la responsabilité d’enseigner la nuance, voire le doute, et de limiter la tentation de diaboliser ceux qui pensent autrement que nous. La polarisation socio-politique – assurément un des grands maux de notre époque – s’alimente de cette incapacité à voir et comprendre l’humanité de l’autre, et à se percevoir comme représentant du Bien objectif face au Mal absolu. Ironiquement, plusieurs personnes qui dénoncent la polarisation ambiante n’ont que l’autre camp en tête — et font donc partie intégrante du problème.
À l’époque de la guerre en Irak de 2003 – qui visait notamment à renverser le régime de Saddam Hussein – certains opposants à l’administration Bush aux États-Unis avaient créé des autocollants qui affirmaient que Regime change begins at home. La boutade était comique. Aujourd’hui, c’est une autre formule qui me vient en tête : la lutte à la polarisation commence, elle aussi, à la maison.
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Je ne suis pas spécialiste de la polarisation. L’enjeu me paraît à la fois simple et complexe.
Simple parce que chacun constate que les mouvements politiques se vouent aujourd’hui une haine plus viscérale qu’autrefois. The centre cannot hold : les espaces modérés, leurs candidats et leurs idées peinent à s’imposer dans un espace saturé par les voix les plus intransigeantes. La polarisation, en ce sens, est relativement facile à observer.
Mais elle est aussi complexe et dynamique. Plus un camp se radicalise, plus il pousse l’autre à faire de même. Plus la droite devient extrême, plus la gauche réagit avec virulence — et vice versa. Difficile, dès lors, d’identifier une cause et un coupable. Chaque camp est convaincu d’occuper l’espace de la raison face à un adversaire jugé irresponsable et dangereux, et chaque camp est généralement en mesure d’identifier des dérives grossières chez son adversaire.
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Il y a quelques semaines, la gouverneure du Michigan, la Démocrate Gretchen Whitmer, a visité la Maison Blanche pour discuter de l’impact des tarifs sur l’industrie automobile de son État. Il s’agissait d’une rencontre qui se voulait constructive entre une leader Démocrate — et aspirante potentielle à la présidence — et le président Trump.
Whitmer espérait toutefois que cette rencontre reste secrète, de peur que la connaissance de sa visite – la transparence, autrement dit – ne lui nuise politiquement. (Pour une partie de la base Démocrate, le simple fait de discuter avec Trump est perçu comme une forme de trahison ou de défaillance morale.) La réunion clandestine a atteint des proportions absurdes lorsque, au moment d’être photographiée (par surprise) dans le Bureau ovale, Whitmer a senti le besoin de cacher son visage, comme si elle avait été surprise en train de commettre un crime. Or elle ne faisait que le travail fondamental d’une leader politique pragmatique: chercher des solutions pour ses commettants en dialoguant avec un président du parti opposé. L’anecdote illustre l’absurdité de la polarisation ambiante, où le travail constructif doit être occulté pour maintenir l’apparence d’une politique de la terre brûlée.
Alimentée par la démonisation de ses adversaires et l’assimilation de leurs idées au mensonge ou au danger, cette polarisation a d’autres conséquences. La première, et sans doute la plus grave, est l’effort grandissant pour censurer ou étouffer la parole de ses opposants. On l’a vu ces dernières années dans la culture de l’annulation, souvent associée aux courants néo-progressistes. On l’observe aussi aujourd’hui dans le camp conservateur, avec l’administration Trump qui semble reprendre — et amplifier dramatiquement — le réflexe d’exclure, de délégitimer, voire même de criminaliser la parole de ses opposants.
Sachant que cette polarisation mine la possibilité de travailler sur des politiques constructives et d’inspirer des projets qui ratissent large, il me semble que les parents — de tous les camps politiques — devraient faire l’effort d’enseigner à leurs enfants les bases du respect, du dialogue et de l’échange nuancé. Peut-être que ces efforts contribueront, avec le temps, à faire baisser un peu la température politique ambiante.
Il ne s’agit pas d’enseigner que toutes les idées se valent, ni de renoncer à défendre ses convictions. Il faut demeurer fidèle à soi-même. Mais nous avons aussi la responsabilité de présenter nos adversaires politiques comme des individus porteurs de convictions, d’aspirations et d’espoirs sincères, et de considérer de manière honnête la version la plus solide de leurs arguments. À défaut d’y adhérer soi-même, il faut leur accorder une considération minimale, et offrir aux autres le bénéfice du doute.
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Je me souviens qu’il y a plusieurs années, lors d’un débat des chefs fédéraux en français, le modérateur avait demandé à chaque leader de dire quelque chose de positif sur un adversaire. Certains avaient jugé la question enfantine ou déplacée, indigne d’un débat politique sérieux.
J’avais personnellement apprécié le moment : l’espace d’un instant, la partisanerie s’était atténuée, et les chefs avaient été forcés de reconnaître des qualités chez ceux qu’ils contredisent. C’est ce qui manque cruellement aujourd’hui dans notre espace public, et encore plus chez nos voisins du Sud : la capacité de s’opposer sans déconsidérer l’autre, et sans perdre de vue ses propres imperfections.
Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la CDPQ et au Sénat du Canada. Il est actuellement vice-président chez Casacom.
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