Lâchez-moi avec les taxes!

--- 15 septembre 2022

Les progressistes modernes doivent explorer de nouvelles approches

Le titre de ce billet est une boutade. Du moins, en partie. 

Dans tous les pays occidentaux, les taxes et les impôts sont un moyen essentiel et incontournable de financer les activités des gouvernements et d’atténuer les écarts de richesse. Comme l’écrivait le célèbre juge américain Oliver Wendell Holmes en 1927, «les taxes sont le prix à payer pour une société civilisée». C’est aussi ce que je crois. 

Par ailleurs, à partir du moment où on accepte la légitimité des taxes et des impôts (que certains contestent), on peut débattre des paramètres précis. Faut-il taxer et imposer plus, ou moins? Quels sont les seuils et les taux appropriés? Comment devrait-on répartir l’effort fiscal entre les particuliers et les entreprises, entre l’impôt sur le revenu, les tarifs et les taxes à la consommation? Veut-on une société plus taxante et plus égalitaire, ou une société plus «libre» et plus inégalitaire? Quels sont les impacts sociaux et économiques de ces choix?

Les politiques économiques de gauche ont souvent placé la fiscalité au cœur de leur programme: il fallait taxer davantage les riches et redistribuer les sommes récoltées via des programmes publics ou du soutien économique aux plus pauvres. (Détracteurs et partisans qualifient régulièrement cette approche de tax and spend.) Sans surprise, la droite économique propose l’inverse: taxer moins et dépenser moins, en invoquant parfois la théorie du ruissellement pour faire croire que ces politiques profiteront à tout le monde.

En contexte nord-américain, c’est bien connu, le Québec se distingue par une fiscalité plus lourde et des dépenses publiques plus élevées que chez ses voisins. Les Québécois sont plus taxés mais – c’est l’idée derrière le deal – ils obtiennent en échange plus de services et un meilleur filet social.

La récente proposition de Québec solidaire d’instituer un impôt sur le patrimoine au Québec (comme il en existe en Suisse, en Norvège, en France, en Espagne, en Italie, aux Pays-Bas et ailleurs) s’inscrit dans cette longue tradition de tax and spend. On peut évidemment débattre du bien-fondé et des modalités de cette idée, mais en soi le concept n’a rien de particulièrement original ou scandaleux. Au Royaume-Uni, un très sérieux groupe d’experts a proposé l’instauration d’un impôt spécial (non récurrent) sur la fortune en 2020. Même le vénérable FMI proposait une taxe semblable l’an dernier. Chez nous, un ex-vice-président du conseil d’administration de RBC Marché des capitaux, Jean-Pierre Ouellet, se prononçait en faveur d’un impôt sur la fortune en 2018, et écartait les principaux contre-arguments comme de la «foutaise».

Tout ça pour dire que je suis généralement à l’aise avec le rôle que jouent les taxes et les impôts dans les sociétés contemporaines et ouvert à discuter de nouvelles propositions de nature fiscale. 

DES LIMITES POLITIQUES

Sauf que. 

Sauf que les partis progressistes qui proposent de taxer-redistribuer davantage se heurtent aujourd’hui à des obstacles de taille. J’en vois notamment trois, allant du plus superficiel au plus fondamental.

Le premier, c’est le sentiment qu’ont plusieurs Québécois d’être déjà surtaxés. Dans certains cas, notamment pour les familles à faible revenu, cette impression est sans fondement. Pour les autres contribuables, toutefois, il est vrai que la fiscalité du Québec est plus lourde que dans les juridictions voisines. Et les gens le savent, parce que certains politiciens et commentateurs le répètent constamment, ce qui alimente les mouvements de type Écoeuré de payer. Au fil des ans – et parfois sans égard pour les programmes et services publics qui sont la contrepartie des taxes et des impôts – cette écoeurantite fiscale a fini par se propager chez une bonne partie de la population. Au point où, de nos jours, même des personnes qui se considèrent de gauche réagissent parfois aux propositions de hausses fiscales en s’écriant «Encore? On est les plus taxés en Amérique du Nord!» L’argument n’est pas particulièrement profond ou conceptuellement étayé, mais il s’agit néanmoins d’un obstacle politique réel: une partie du public semble avoir développé une allergie aux taxes et aux impôts, peu importe leurs modalités. 

Le deuxième obstacle est lié au premier, mais il est plus sérieux dans la mesure où il repose sur un argument d’efficacité. Dans ce cas, le scepticisme fiscal n’est pas simplement dû à une écoeurantite viscérale, mais au jugement qu’on porte sur la capacité du gouvernement à gérer ses ressources de manière compétente. Ainsi, selon une étude de 2018 de la Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke, 70% des Québécois considèrent que l’État gère mal leurs impôts. Il ne s’agit pas d’un jugement scientifique, bien sûr. Mais l’accumulation d’anecdotes – des récents cafouillages des bureaux de passeport aux histoires de collusion, des fonctionnaires tablettés au corporatisme syndical, des contrats informatiques au système de paie fédéral, sans parler de l’omniprésente lourdeur bureaucratique – a renversé le fardeau de la preuve pour beaucoup de contribuables, incluant plusieurs travailleurs du secteur public. Peu importe leurs inclinations fiscales, le fait est que plusieurs électeurs doutent aujourd’hui de la capacité de l’État à dépenser ses fonds efficacement et dans l’intérêt public. 

Il y a finalement un troisième enjeu, plus abstrait, mais le plus important à mes yeux. 

En se concentrant sur les approches de taxation-dépense, la gauche traditionnelle se trouve à accepter tacitement la loi de la jungle économique, tout en donnant au gouvernement la responsabilité de réparer les pots cassés par après. On laisse ainsi le marché «créer de la richesse» – peu importe comment – et on prélève une partie de cette richesse pour rétablir un peu d’équilibre. C’est comme si, confronté à une explosion de violence au hockey, la LNH réagissait en dotant chaque aréna d’une infirmerie, plutôt que de régler le problème à la source en changeant les règles du jeu. 

La taxation-redistribution aura toujours un rôle important à jouer pour limiter les inégalités et financer les missions de l’État. Je ne la remets pas en question. Mais les défis de notre époque – et au premier chef l’enjeu écologique – exigent qu’on ne se contente plus du business as usual, aussi taxé soit-il. On ne peut plus laisser les acteurs économiques «créer de la richesse» n’importe comment et espérer que l’État – avec ses ressources limitées et ses propres difficultés – viendra faire le ménage par la suite. Aujourd’hui, la priorité n’est plus de hausser les taxes: il faut plutôt agir en amont, au niveau des règles du jeu, pour aligner l’activité économique sur la soutenabilité écologique et sociale. 

Une approche systémique

Cette idée n’est pas nouvelle. Elle circule en fait depuis une dizaine d’années, lancée par le politologue américain Jacob Hacker sous le nom de prédistribution. Je préfère personnellement parler d’une approche systémique: on s’attaque au système qui produit les résultats indésirables plutôt que d’essayer de les compenser par la fiscalité. 

À quoi pourrait ressembler une approche systémique au Québec? Quelques exemples.

Pourquoi ne pas remplacer le PIB par un indicateur plus large — personnellement j’aime bien l’indicateur de progrès véritable, qui comprend des dimensions sociales et écologiques — et utiliser cet indicateur comme de base pour toutes les évaluations de politiques publiques par les gouvernements? 

Pourquoi ne pas changer les règles pour s’assurer que toutes les entreprises bénéficiant de fonds publics (investissements, prêts, crédits d’impôts) soient tenues de poursuivre à la fois des objectifs de rendement financier et de progrès écologique et social? Le modèle B Corp pourrait servir d’inspiration.

Devrait-on aller plus loin et changer les lois pour préciser que toutes les entreprises doivent avoir ce triple objectif comme mission? Why not. C’est justement ce que propose un projet de loi au Royaume-Uni. Ce projet de loi s’inspire d’ailleurs d’une grande étude de la British Academy. Vous préférez les Français? Tant mieux, ils pensent à peu près la même chose

Pourquoi ne pas forcer toute entreprise condamnée pour fraude grave ou qui bénéficie d’un sauvetage financier de l’État à se convertir en OSBL ou, au minimum, en entreprise à mission? C’est ce que la justice américaine a fait récemment dans le cas de l’entreprise Purdue Pharma. Proposition débile? C’est l’ancien juge en chef de la Cour suprême du Delaware qui a lancé l’idée

Pourquoi ne pas adopter une loi sur les ratios de rémunération qui pénaliserait toute entreprise dont l’employé le mieux payé gagne plus de 15 fois (ou 20 fois, ou 30 fois) la rémunération de l’employé le moins bien payé? Une proposition folle? Pas tant que ça.

Pourquoi ne pas mettre en place des ajustements carbone aux frontières? L’Europe le fait. Les États-Unis y pensent. Devrait-on appliquer la même logique pour les salaires? Stephen Jarislowsky, un communiste notoire, pense que oui.

Les possibilités sont infinies. Déjà en 2012, les Travaillistes britanniques s’étaient inspirés de cette approche systémique pour bâtir leur programme. En 2018, la sénatrice américaine Elizabeth Warren avait présenté un projet de loi révolutionnaire, le Accountable Capitalism Act, qui reposait en bonne partie sur cette vision. Depuis 2019, des investisseurs institutionnels avant-gardistes ont adopté ce paradigme.

Le temps est venu pour les partis progressistes du Québec de lâcher (un peu) les taxes et de s’attaquer au système.


Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la Caisse de dépôt et à l'Institut du Québec. Il travaille actuellement comme directeur des affaires parlementaires au Sénat.

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