Ottawa et Québec: des gouvernements qui périront par où ils ont péché? 

--- 30 mai 2024

Quelques chiffres et des calculs farfelus pour imaginer ce qui aurait pu être

Commençons par deux flashbacks bien connus.  

Justin Trudeau, en campagne, lors de l’élection fédérale de 2015. Il incarne la jeunesse, le renouveau, l’optimisme triomphant après les années austères du gouvernement Harper. Entre autres promesses, celle de réformer le mode de scrutin pour que – dès l’élection suivante, présumément en 2019 – les Canadiens choisissent un gouvernement sur la base d’un scrutin qui soit plus proportionnel.

Trudeau mène une campagne historique et triomphale: troisième dans les intentions de vote à la dissolution du parlement, il termine premier et forme un gouvernement libéral majoritaire avec près de 40% des voix.

Puis, début 2017, coup de théâtre: la réforme est abandonnée. À l’époque, les sondages donnent toujours environ 38% d’appuis aux Libéraux. Les Conservateurs sont sans chef et oscillent entre 27 et 33% dans les intentions de vote, avec une base électorale géographiquement concentrée dans l’Ouest. Les Libéraux font le pari que le statu quo les avantage; tant pis pour les promesses et les principes. 

Mai 2018 au Québec. François Legault, alors dans l’opposition, s’engage avec le PQ et QS à réformer le mode de scrutin s’il est élu (le parti Libéral des vraies affaires ne s’intéresse évidemment pas à ces questions-là). Les sondages de l’époque placent la CAQ en avant du gouvernement Couillard – à 35% contre 28% pour le PLQ. Conscient du précédent fédéral, Legault lance même en boutade qu’il «ne fera pas un Justin Trudeau de lui-même» en reniant sa promesse. C’est noté.

Or, c’est exactement ce qu’il fera en décembre 2021. Alors à la tête d’un gouvernement majoritaire, seul au sommet des sondages avec 40% des intentions de vote et 20 points d’avance sur le PLQ en déroute, Legault décide qu’en fin de compte, le scrutin uninominal à un seul tour, c’est rentable pour la CAQ. La réforme est donc jetée aux poubelles et – insulte caquiste suprême – qualifiée de projet d’intellectuels. 

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Pour les fins de la discussion qui suit, sachant qu’aucune réforme n’a finalement été adoptée, je vais comparer les résultats électoraux réels avec ce qu’ils auraient été sous un scrutin proportionnel pur.

Je sais bien que, dans les faits, il y a peu de chances que le Canada ou le Québec adopte un mode de scrutin purement proportionnel. À tort ou à raison, on voudra toujours s’assurer d’une certaine représentation régionale. Mais le scrutin proportionnel pur a la vertu majeure de donner un poids égal à chaque vote et de traduire fidèlement la volonté démocratique — ce que les partisans du mode de scrutin actuel n’aiment pas, parce qu’ils veulent habituellement avantager certains électeurs au détriment des autres — et utiliser un vote proportionnel comme référence permet de faire ressortir les absurdités et les écueils de notre démocratie actuelle.

À l’élection fédérale de 2019, le parti Libéral a récolté 33,12% des voix et obtenu 157 sièges, soit 46% du total de la Chambre des communes. Les Conservateurs ont obtenu davantage de votes – 34,34% du total – mais de manière plus concentrée, si bien qu’ils n’ont fait élire que 121 députés, soit 36% du total. Justin Trudeau a donc pu former un gouvernement minoritaire. S’il avait réformé le mode de scrutin pour adopter une proportionnelle parfaite, il aurait eu 112 sièges et aurait terminé au deuxième rang des partis. En termes strictement partisans et opportunistes, on peut donc juger que sa décision d’abandonner la réforme en 2017 a été payante en 2019. 

Il y a eu une autre élection fédérale en 2021: la fameuse élection «inutile». Avec le même mode de scrutin, deux ans après l’élection de 2019, le résultat a été essentiellement le même, à quelques pourcentages et à quelques sièges près.

Au terme de cette élection, décidés à ne pas végéter dans un gouvernement minoritaire fragile, les Libéraux ont décidé de s’allier avec le NPD. En combinant leurs pourcentages de votes (32,62% + 17,82%) et leurs sièges (160 + 25), cette coalition PLC/NPD pouvait revendiquer 50,44% des voix et 185 sièges, soit l’équivalent de 54,7% de la Chambre des communes. C’est une légitimité démocratique respectable.

L’histoire québécoise est plus simple. Gonflée à bloc par la pandémie et pleinement convertie aux vraies affaires, la CAQ a décidé d’exploiter la fameuse «zone payante» en abandonnant la réforme du scrutin en 2021. Legault remporte son pari haut la main en 2022, alors que la CAQ empoche 41% des votes et fait élire 90 députés, soit 72% des sièges. Parle-moi d’un bon deal! 

Pour la CAQ de 2022 comme pour le PLC de 2019, on peut dire que la mise au rancart de leurs promesses s’est avérée judicieuse – à court terme. 

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Mais nous voilà en 2024. 

À Ottawa et à Québec, l’étoile des gouvernements a pâli. Les sondages ne sont plus ce qu’ils étaient. Les Libéraux de Trudeau sont loin derrière les Conservateurs de Poilievre. Au Québec, contre toute attente, le PQ semble s’imposer comme alternative à la CAQ. Si on se fie aux simulateurs publics les plus utilisés – Qc125 pour le Québec et 338Canada pour le fédéral – les deux partis au pouvoir se dirigent vers une dégelée électorale. 

À Ottawa, le portrait actuel est le suivant:

Si des élections fédérales avaient lieu demain, selon le modèle de 338Canada, les Conservateurs seraient fortement majoritaires, avec 62,4% des sièges pour 42,8% du vote populaire. Le Bloc Québécois serait aussi fortement avantagé, avec 12% des sièges pour 8,2% du vote populaire. Tous les autres partis seraient désavantagés – en particulier le NPD, dont le pourcentage de sièges serait moins du tiers de son pourcentage du vote populaire.  

À Québec, la situation paraît encore pire:

Selon le modèle de Qc125, si des élections avaient lieu aujourd’hui, le PQ serait à deux sièges d’un gouvernement majoritaire, avec moins d’un tiers du vote populaire. Le PLQ formerait l’opposition officielle avec 30 sièges, tout en ayant reçu beaucoup moins de votes que la CAQ. Le PCQ et QS auraient des représentations à l’Assemblée nationale très éloignées de leurs appuis politiques réels. 

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Quel serait le portrait aujourd’hui si les Libéraux fédéraux et la CAQ – fossoyeurs des réformes électorales à Ottawa et à Québec – avaient plutôt respecté leurs promesses? 

En appliquant un hypothétique vote proportionnel, le résultat serait le suivant à Ottawa:

Avec un vote proportionnel, il serait relativement facile d’envisager un gouvernement de coalition formé du Parti Libéral, du NPD et du Parti Vert – trois partis progressistes qui votent déjà régulièrement ensemble – et qui serait appuyé par le Bloc Québécois sur la plupart des enjeux sociaux et environnementaux. Ensemble, ces quatre partis auraient 185 sièges et 53,4% du vote, ce qui leur donnerait une majorité parlementaire et une légitimité démocratique. 

Au Québec, les projections actuelles seraient les suivantes avec un vote proportionnel:

Contrairement à Ottawa, où un gouvernement de coalition plus ou moins stable est plus facilement envisageable, cette configuration électorale ne permettrait sans doute pas de former un gouvernement stable. La multiplication des axes politiques au Québec complique les choses

Pour la CAQ toutefois, l’adoption d’un scrutin proportionnel aurait pu permettre de sauver un peu les meubles en demeurant l’opposition officielle, plutôt que d’être reléguée au troisième rang des partis à l’Assemblée nationale. Par ailleurs, si on se concentre uniquement sur l’axe gauche-droite classique, la différence des modes de scrutin a un impact direct sur la possibilité (théorique) de former un gouvernement de coalition de centre-gauche PQ-QS, disposant de 70 sièges (avec le mode de scrutin actuel), ou de former un gouvernement de centre-droit CAQ-PLQ-PCQ disposant de 66 sièges (en vertu d’un scrutin proportionnel).

(Je sais bien que, dans les faits, de telles alliances sont essentiellement impossibles, parce que ces partis et leurs militants s’entre-détestent. On jase, là.)

La conclusion que je tire de tout ceci, c’est qu’en préférant l’opportunisme à court terme à l’idéal démocratique du vote proportionnel – où tous les votes sont égaux et où la composition du parlement reflète fidèlement la volonté populaire – les Libéraux et la CAQ ont entériné le système électoral qui promet de les humilier à la prochaine élection. Or il s’avère que, parfois, les positions de principe sont plus payantes que la comptabilité partisane.


Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la Caisse de dépôt et à l'Institut du Québec. Il travaille actuellement comme directeur des affaires parlementaires au Sénat.

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