Faut-il prendre les syndicats au sérieux?

--- 11 janvier 2024

L’intérêt public doit primer sur les intérêts corporatistes

Des centaines de milliers d’enfants québécois retournent en classe ces jours-ci, après plusieurs semaines de grève scolaire. Les banderolles syndicales sont encore visibles aux abords des écoles. Pour les familles, cette grève prolongée a rappelé les premiers jours du confinement covidien: enfants à la maison, logistique complexe, télétravail chaotique.

Cette longue grève, qui a coïncidé avec le temps des fêtes, a suscité des discussions intéressantes sur un certain nombre de sujets. C’était peut-être même la plus grande vertu de ce conflit de travail. L’éducation est-elle un service essentiel? L’école serait-elle devenue optionnelle? Faut-il faire marche arrière sur l’intégration à tout prix? Pourquoi les négociations concernant les services publics et les employés de l’État sont-elles aussi opaques? Et d’autres choses encore. 

Pour ma part, cette grève a notamment été l’occasion de réfléchir aux mérites et aux limites du syndicalisme dans la fonction publique. 

La primauté de l’intérêt public

Avant le pot, les fleurs. C’est une réalité incontestable que le syndicalisme a joué un rôle historique majeur dans l’évolution sociopolitique du Québec. De la grève de l’amiante de 1949 à la grève scolaire de 1983, en passant par la grève générale de 1972, les syndicats du Québec ont contribué de manière significative à la mise en place de lois et de conditions de travail dignes et équitables pour les travailleurs, tant dans le secteur privé que dans le secteur public. Le Québec partait de loin. Au cours de ces décennies, les syndicats ont régulièrement défendu des causes justes, des idéaux universels et des travailleurs exploités. Plusieurs avancées sociales découlent directement de leurs actions, dont les retombées ont été très importantes et se font encore sentir aujourd’hui. Personne ne le nie.

Mais beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis. Il y a un monde de différence entre le Québec d’aujourd’hui et celui de 1970. Tout comme il y a un monde de différence entre le syndicalisme dans le secteur privé et le syndicalisme dans le secteur public.

Peu importe les tentatives des syndicats de la fonction publique de désigner le gouvernement comme «partie patronale» ou «employeur », le fait est qu’on ne peut pas comparer l’État à une entreprise privée — le commentaire s’applique aussi aux politiciens affairistes — et qu’on aurait tort d’appliquer les mêmes principes à deux contextes complètement distincts. 

Dans le secteur privé, les syndicats et les patrons défendent chacun des intérêts économiques particuliers: les revenus des employés d’un côté, le rendement des actionnaires de l’autre. La population n’est généralement pas concernée: les négociations sont de nature commerciale et font intervenir des considérations financières, stratégiques, etc. Par ailleurs, dans le secteur privé, la concurrence agit normalement comme garde-fou pour les parties: si les patrons sont trop pingres, ils perdront leurs employés et leur force de travail; si les syndicats sont trop voraces, l’entreprise risquera la faillite et tout le monde sera perdant. 

Dans le secteur public, la donne est très différente. Si les syndicats défendent essentiellement les intérêts de leurs membres, le gouvernement a quant à lui le devoir de défendre l’intérêt public. (On peut évidemment critiquer la vision caquiste, libérale, péquiste ou solidaire de l’intérêt public, mais là n’est pas la question. Tous les gouvernements démocratiquement élus, peu importe leur couleur politique, ont le mandat de défendre l’intérêt public.) 

La logique des relations de travail dans le secteur public n’est donc pas celle d’une négociation entre deux parties représentant des intérêts privés, mais d’une négociation entre une partie (le gouvernement) qui défend l’intérêt public général et l’autre (les syndicats) qui représente les intérêts particuliers de ses membres. Bien sûr, il n’est pas impossible que l’intérêt syndical converge avec le bien commun (des exemples historiques le prouvent). Mais, comme l’expliquait l’ex-leader syndical Réjean Parent il y a quelques années: «Je n’ai pas de comptes à rendre à ceux qui ne cotisent pas!» Le gouvernement, lui, doit rendre des comptes à toute la population.   

Par ailleurs, contrairement aux entreprises privées, le gouvernement exerce un monopole: les négociations dans le secteur public ne sont pas sujettes au jeu de la concurrence qui impose des limites raisonnables aux demandes des parties. Si les employées de Ford ou d’Apple paralysent leur entreprise respective, les consommateurs peuvent toujours se tourner vers Tesla ou Samsung, et cette éventualité aide à baliser les négociations. Mais si les écoles publiques sont fermées pour cause de grève, les citoyens sont essentiellement pris en otages, parce qu’ils n’ont pas d’alternative. L’absence de concurrence élimine les garde-fous.

Mais la distinction la plus importante – de loin – est la mise en cause de l’intérêt public. 

A priori, quand les employés et la direction d’une entreprise négocient une convention collective, la population n’a rien à dire quant aux choix stratégiques, aux salaires, à l’organisation des tâches, le déplacement du personnel, les heures de travail et tout le reste. Ces décisions privées appartiennent à l’entreprises et à ses parties prenantes. Dans le cas du secteur public, toutefois, les négociations touchent aux missions de l’État; elles font intervenir les priorités sociales, politiques et économiques du gouvernement; elles influencent la qualité et la nature des services publics; elles impliquent les ressources financières et organisationnelles communes; elles participent de nos choix collectifs. La population est directement concernée – à tel point que le gouvernement et les syndicats commandent régulièrement des sondages pour mesurer leurs appuis au sein du public. 

Pour toutes ces raisons, il me semble entièrement légitime de réfléchir de manière critique aux actions d’un groupe qui use de son rapport de force pour influencer les choix gouvernementaux, dicter des priorités politiques et diriger les ressources collectives à l’avantage de ses membres. Que dirait-on si le Conseil du patronat prenait le Québec en otage pour exiger des baisses d’impôt du gouvernement? Ne dénoncerait-on pas – avec raison – les actions d’un groupe qui, en paralysant le système, parviendrait à détourner à son avantage les décisions et priorités d’un gouvernement démocratiquement élu? 

Le président Franklin D. Roosevelt, le plus à gauche de l’histoire des États-Unis, avait bien exprimé ces idées dans une lettre célèbre

Tous les employés de l’État devraient réaliser que le processus habituel de négociation collective ne peut pas être transplanté à la fonction publique. Ce processus comporte des limites particulières, et insurmontables, quand on l’applique à la gestion des employés de l’État. La nature et le rôle de l’État font en sorte qu’il est impossible pour des agents du gouvernement de représenter adéquatement et de lier l’employeur lors de négociations avec des syndicats de la fonction publique. L’employeur, ce sont tous les citoyens, qui s’expriment par l’entremise de lois adoptées par leurs représentants au Congrès. Pour cette raison, tous les représentants et employés du gouvernement sont régis, encadrés et, dans bien des cas, limités par des lois qui établissent les politiques, les procédures et les règles en matière d’emploi. J’insiste en particulier sur ma conviction que les tactiques militantes ne devraient en aucun cas faire partie des fonctions d’un syndicat d’employés de l’État. (…) Puisque leur travail est lié au fonctionnement du gouvernement, une grève des employés de l’État ne manifeste rien de moins qu’une intention de leur part de stopper ou d’entraver les opérations du gouvernement jusqu’à ce que leurs demandes soient satisfaites. De telles actions, qui visent à paralyser le gouvernement, de la part de ceux qui ont juré de le soutenir, sont impensables et intolérables.

Faut-il donc s’opposer systématiquement à toutes les revendications des syndicats de la fonction publique? Bien sûr que non. Il implique toutefois de distinguer – en toute transparence – les positions qui servent l’intérêt public de celles qui servent des intérêts corporatistes, et à accorder son appui en conséquence.  

L’auteur Michael Tomasky avait bien résumé ce principe dans un essai publié il y a près de 20 ans, à propos des multiples clientèles, lobbies, groupes d’intérêts et cliques identitaires qui sollicitent l’appui des partis progressistes:

Les groupes d’intérêts doivent commencer à réfléchir en termes de bien commun. Les objectifs et le travail de ces groupes sont souvent louables. Mais s’ils ne peuvent pas justifier ce travail et ces objectifs en termes universels, plutôt qu’en termes particuliers, alors on ne devrait pas les prendre au sérieux.

Voilà un critère que je retiens: s’il est impossible de rattacher les demandes d’un groupe à des considérations d’intérêt public authentique, ni le gouvernement, ni la population ne devrait le prendre au sérieux.

Convergence et divergences

Même dans l’histoire récente, on trouve plusieurs exemples de revendications syndicales qu’on peut sans difficulté rattacher à l’intérêt public. Des demandes sérieuses visant à améliorer la sécurité des travailleurs. Des ajustements visant l’équité salariale, en particulier pour les métiers traditionnellement féminins. La fin de l’omerta dans la fonction publique. Etc. 

Mais on trouve aussi des cas où, entre leurs intérêts particuliers et le bien commun, les syndicats n’ont pas hésité à écarter l’intérêt public. 

En 2017, il y avait eu cette histoire de parents qui souhaitaient bénévolement repeindre l’école de leurs enfants et de la FTQ-Construction qui s’opposait fermement à cette initiative. En 2010, alors que le gouvernement Charest souhaitait poursuivre les exportations québécoises d’amiante en Inde – contre l’avis d’à peu près tout le monde sur Terre – on trouvait parmi ses rares alliés… la FTQ et la CSN. Encore aujourd’hui, au Canada et ailleurs, quand les mesures de transition énergétique menacent l’industrie gazière et pétrolière, des syndicats n’hésitent pas à s’opposer aux mesures climatiques pour protéger les jobs de leurs membres. 

Dans le cas spécifique de l’éducation, les syndicats ont récemment été «scandalisés » par une mesure permettant des formations de 30 crédits pour les futurs enseignants détenant un bac disciplinaire – une mesure qui est clairement d’intérêt public, en particulier pour le secondaire, mais qui déplaît aux facultés d’éducation et à certains enseignants. Une chance que le ministre Drainville a tenu bon.

Les unions qu’ossa donne?

Le principe de Tomasky – voulant qu’un groupe soit pris au sérieux seulement si ses demandes visent l’intérêt public – incite à se tenir loin des généralisations faciles. L’histoire montre que certaines demandes syndicales font avancer le bien commun alors que d’autres le contredisent. Il s’agit de juger au cas par cas, à l’abri des slogans et des caricatures. 

Certaines questions de fond méritent toutefois qu’on s’y attarde. J’en retiens trois. 

La première est l’idée de front commun, où tous les syndicats de la fonction publique s’unissent pour tenter de négocier (en gros) les mêmes conditions de travail pour tous les employés de l’État: un pour tous, tous pour un. Cet idéal de solidarité peut sembler louable en théorie. 

Dans la réalité, cette approche mur-à-mur peut toutefois avoir des effets contre-productifs. Prenons par exemple le cas d’un gouvernement qui, pour faire face à une crise touchant certains de ses employés (procureurs, ingénieurs en transport, infirmières d’un secteur, psychologues, enseignants ou autres), voudrait bonifier leur rémunération de manière ciblée, sans pour autant hausser les salaires de tous les fonctionnaires. Si le front commun syndical s’oppose à cette approche ciblée et insiste pour que tous les employés du même grade, peu importe le contexte ou le domaine, bénéficient de la même hausse de salaire, il est fort possible que le gouvernement doive reculer face à l’explosion des coûts. C’est un peu comme si le ministère des Transports, plutôt que de réparer seulement les viaducs endommagés, était forcé de rénover tous les viaducs du Québec chaque fois qu’il entreprend des travaux sur un seul. Cette approche sert-elle l’intérêt public? J’en doute.

Le deuxième phénomène est l’approche dite de ratchet (en français, l’effet de cliquet) en vertu de laquelle chaque négociation syndicale s’appuie sur le résultat de la précédente pour aller plus loin, sans possibilité de retour en arrière. C’est la fameuse protection des acquis. En principe, cette logique de progrès perpétuel peut évidemment sembler une bonne chose: qui ne voudrait pas constamment protéger sa situation et améliorer ses conditions de travail? 

Le problème, c’est que cette règle limite considérablement la capacité du gouvernement de corriger ses erreurs ou de s’adapter à un contexte qui change sans cesse. Au cours des dernières décennies, par exemple, le contexte démographique, les équilibres financiers et les avancées technologiques ont bouleversé plusieurs hypothèses pour l’État québécois: le ratio de travailleurs par retraité a changé, les outils informatiques ont changé, le marché du travail a changé, la dette publique a changé, les attentes du public ont changé. Dans un monde idéal, un gouvernement réactif et responsable s’adapterait en optimisant ses ressources en conséquence: dépenser là où c’est nécessaire, couper dans ce qui ne l’est plus, accroître ou réduire les responsabilités des uns ou des autres selon les besoins, ajuster ses dépenses à sa capacité de payer, réorganiser ses services, ajuster les modalités et affecter ses employés en fonction de la nouvelle réalité. Malheureusement, cette agilité souhaitable est impossible quand les conventions collectives et les négociations excluent d’emblée toute évolution perçue comme désavantageuse pour les syndicats. En vertu de l’effet de cliquet, les seuls changements envisageables pour l’appareil public sont ceux qui vont dans le sens des revendications syndicales, nonobstant ce que l’intérêt public commande. Veut-on vraiment d’un système où tout changement, même les plus objectivement bénéfiques, sont écartés s’ils contredisent la volonté des syndicats de la fonction publique?  

La troisième et dernière notion est assez élémentaire, voire simpliste, mais non moins pertinente: la majorité des revendications syndicales se résume essentiellement à l’idée d’embaucher plus de gens, et de les payer mieux, pour en faire moins. Encore une fois, on pourrait croire qu’il n’y a rien de très choquant là-dedans: qui ne voudrait pas gagner davantage pour effectuer des tâches allégées avec plus de collègues? 

Le problème, évidemment, c’est qu’en déployant cette logique sur une longue période, l’État se retrouve inévitablement avec une armée d’employés peu occupés et très bien payés. Il ne faut pas être Éric Duhaime pour comprendre que cette situation n’est pas viable à long terme. J’ajouterais même que ce sont surtout les gens progressistes et de gauche – ceux qui croient normalement au rôle de l’État comme défenseur de l’intérêt public et rempart contre les dérives capitalistes – qui devraient craindre un gouvernement hypertrophié, coûteux et inefficace, forcément plus vulnérable aux attaques de la droite privatisante. Ceux qui défendent l’importance des services publics devraient être les premiers à lutter contre le gaspillage et à exiger un État dont l’efficacité, l’agilité et la performance soient irréprochables. À l’inverse, ceux qui contribuent à la rigidité, au coût et à l’inefficacité de l’appareil public agissent comme alliés objectifs d’une privatisation qui semble gagner en popularité chaque année

Un improbable renouveau

Il existe certainement un rôle utile pour une association d’employés de l’État. Roosevelt lui-même le reconnaissait d’emblée. Les fonctionnaires sont ceux qui connaissent le mieux les rouages de la machine gouvernementale; ceux qui connaissent ses failles et les pistes d’amélioration possibles; ceux qui sont capables d’alerter le public quand les choses ne tournent pas rond. Les contributions de la fonction publique aux débats sociopolitiques sont fréquemment pertinentes et éclairantes.

Par ailleurs, j’ai toujours pensé qu’il était important que les employés de la fonction publique soient bien traités – avec de bons salaires et de bonnes conditions de travail – pour s’assurer que l’État puisse recruter et retenir les meilleurs candidats, au service de l’intérêt public. Il y a dans cette vision un aspect d’exemplarité à double-sens: le gouvernement comme employeur de grande qualité, et ses employés comme modèles de compétence, d’imputabilité et d’efficacité. C’est l’idéal d’un État moderne et inspirant, capable de défendre le bien commun de manière vigoureuse, experte et intelligente. 

Malheureusement, le modèle actuel de relations de travail dans le secteur public ne favorise pas ce genre d’évolution. Roosevelt avait-il raison d’écrire que les tactiques militantes ne devraient en aucun cas faire partie des fonctions d’un syndicat d’employés de l’État? Peut-être. Une chose m’apparait toutefois claire. Tant que les leaders syndicaux jugeront qu’ils n’ont pas de comptes à rendre à ceux qui ne cotisent pas, on ne devrait pas les prendre très au sérieux.


Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la Caisse de dépôt et à l'Institut du Québec. Il travaille actuellement comme directeur des affaires parlementaires au Sénat.

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