L’affaire Patrick White, éthique et médias : évidences simples, questions complexes, paris risqués

--- 18 décembre 2023

Patrick White ne signait pas des publireportages. Il était l’éditeur d'un site web et c’est à ce titre qu’il a pris des décisions d’affaires qu’on peut juger peu opportunes.

Les intrigues impliquant le monde du journalisme et des médias s’enveloppent très souvent d’un épais brouillard dans lequel le grand public peine à trouver son chemin vers la compréhension. 

Ce phénomène se comprend aisément. D’abord, le milieu parle du milieu, toute la communauté des communicants se sent concernée et, bien évidemment, tout le monde a quelque chose à dire. Journalistes, spécialistes et stratèges médias en tout genre, publicitaires, experts du web ou des médias sociaux et tous ceux dont c’est le métier ou le passe temps de communiquer (et croyez-moi, de nos jours, on communique en masse!) deviennent en un éclair commentateurs d’un phénomène qu’ils croient connaître de fond en comble puisqu’il est question des médias. 

Pourtant, quand les médias parlent des médias, on a beau faire beaucoup de bruit, je ne suis pas certain que le grand public arrive à saisir tout ce qui se dit. Il m’arrive moi-même de me perdre dans ce concert de conversations. C’est que nous sommes entre nous. Nous nous comprenons, utilisons nos codes et notre langage, parfois au détriment de certaines nuances. Dans ce texte, je tente de faire une synthèse d’une histoire qui a secoué notre milieu au cours des derniers jours, à propos d’une polémique impliquant Patrick White, figure bien connue du journalisme québécois. Il est un peu long. C’est normal. Il faut parfois prendre le temps de s’expliquer.

Patrick QUI?

Formé en journalisme et en sciences politiques à l’Université Laval il y a une trentaine d’année, Patrick White a été tour à tour réalisateur pour CTV, journaliste et correspondant pour Reuters, rédacteur en chef adjoint pour la Presse Canadienne, rédacteur en chef de Canoë, chef des nouvelles pour le Journal de Québec et rédacteur en chef du Huffington Post jusqu’à ce que son poste soit aboli en 2018. Il a alors quitté le terrain pour continuer sa carrière en enseignement à l’école des médias de l’UQAM. C’est à ce titre, surtout, qu’il est devenu un visage public: son expertise en matière de journalisme et de médias est reconnue, c’est un bon communicateur, il est ainsi souvent appelé à commenter l’actualité sur diverses tribunes.

En parallèle de cette carrière médiatique, Patrick White a lancé en 2004 son blogue personnel, où il s’intéressait principalement aux arts et spectacles et aux activités culturelles sous le nom de domaine patwhite.com. Ce projet faisait partie d’un écosystème désormais un peu asséché: celui de la blogosphère québécoise. Souvenez-vous que Facebook, fondé la même année, n’était à l’époque qu’un projet en développement complètement inconnu du grand public. Myspace était à son apogée, mais l’essentiel de ce qu’on pouvait déjà appeler les médias sociaux se passait sur des blogues et divers forums de discussions. 

Le blogue de Pat White, était parmi les plus alimentés en contenu, il était de tous les lancements et événements, faisant preuve d’une constance étonnante et obtenant un rayonnement enviable. J’ai toujours été convaincu qu’il menait cette barque par passion. (Je suis en assez bonne position pour savoir qu’on ne se taille pas une retraite avec un micro-média culturel.) 

Quoi qu’il en soit, dans le petit monde médiatique et culturel du Québec, tout le monde connaissait Pat White. Pierre-Étienne Paradis, un collaborateur de longue date qui a oeuvré avec lui à la gestion des contenus et du développement web, rappelait aujourd’hui sur LinkendIn qu’au cours des 20 dernières années, « 150 collaborateurs et collaboratrices (…) ont produit des contenus de manière ponctuelle ou régulière » sur cette plateforme, incluant des stagiaires rémunérés qui y ont fait leurs premiers pas. Au fil du temps, donc « Pat White » est ainsi devenu en quelque sorte une marque de commerce d’un petit média indépendant. Il n’est pas exagéré de dire qu’il est un des pionniers des territoires numériques désormais habités par tous.

Il s’agit d’une histoire un peu oubliée qu’il n’est pas inutile de raconter, question de situer le bonhomme. Voyons voir maintenant de plus près ce qu’on lui reproche.

L’AFFAIRE PATRICK WHITE

Jeudi dernier, le 14 décembre, le Montréal Campus, journal étudiant de l’UQAM, publiait un article intitulé Du jeu en ligne dissimulé sur le site de Patrick White coiffé du chapeau suivant: « Casinos en ligne, site d’escorte, site de tricherie de devoirs : ce type de contenu était dissimulé sur le blogue de Patrick White, directeur du baccalauréat en journalisme à l’UQAM. En échange d’argent, M. White publiait des articles contenant des hyperliens menant à ces pages sur son site patwhite.com.»

Ces articles publiés sur le site patwhite.com étaient en effet “dissimulés” – ou du moins pas évidents à trouver pour les visiteurs. On pouvait y accéder grâce à un lien intitulé « contenu de marque » dans le répertoire des catégories du site situé tout au bas des pages.

C’est d’abord en cliquant sur ce lien qu’on accédait à une section du site rassemblant des articles classés sous la rubrique « Contenu de marque, contenu commandité et infopublicités. ».

Ces articles, selon les thèmes qu’ils abordaient, pouvaient aussi être présentés aux lecteurs à travers les diverses sections du site. Ainsi, si un contenu de marque touchait de près ou de loin, par exemple, aux arts visuels ou aux jeux vidéos, il pouvait se retrouver dans ces sections, parmi d’autres articles censés porter sur l’actualité.

Ne me demandez pas le lien entre un monte-escalier et les jeux vidéo: je l’ignore. Mais notons cette bizarrerie qui est peut-être un indice de quelque chose. J’y reviendrai.

On peut se poser la question: mais pourquoi diable dissimuler ainsi de tels articles? Qui voudrait payer pour la publication d’un texte qu’on tente de cacher à ses lecteurs? Les décrypteurs à Radio-Canada ont bien expliqué la chose dans un article sur lequel je reviendrai plus loin. Ces contenus n’ont pas pour vocation première d’être lu par les visiteurs du site, mais bien par les robots des moteurs de recherche comme Google. Le robot parcourt les pages du site patwhite.com qu’il considère, de par son historique, comme une source d’information fiable. Il estime alors que les liens qu’il y trouve devraient mener vers des sites pertinents. Le client n’achète pas de la visibilité auprès des lecteurs de patwhite.com, il achète sa crédibilité afin de berner des robots.

Toujours est-il que c’est en parcourant ces articles que Jean-Hugues Roy, professeur du département de journalisme, a pu constater que bon nombre d’entre eux contenaient des informations douteuses et des liens trompeurs, notamment à propos de casinos virtuels et autres sites de jeu en ligne.

À propos, permettez-moi de corriger d’entrée de jeu une information qui a beaucoup circulé à propos de cette affaire. Dans un de ces articles intitulé « Top 3 des meilleures salles de sport avec piscine de Berlin », les journalistes du Montréal Campus ont dit avoir trouvé un lien qui « renvoyait directement à un site d’escortes ukrainiennes. »

Cette information me semble erronée.

Ce lien vers le site Ladadate se trouvait dans le 3e paragraphe de l’article et se présentait ainsi (le titre du site en bleu):

Or, ce site ne propose pas des services d’escortes. Enfin, je dois avouer ne pas être un expert en la matière, mais il s’agit d’un site présenté comme un service de rencontres, promettant à ceux qui cherchent l’âme sœur d’entrer en contact avec des femmes célibataires de diverses nationalités. 


Une courte recherche à propos du site ladadate.fr m’a permis de trouver de nombreux commentaires d’usagers qui dénoncent une forme d’arnaque. On vous offre un service de rencontre, vous payez, mais vous passerez beaucoup de temps à correspondre avec de mystérieuses conquêtes sans jamais aboutir à quoi que ce soit, sinon à vous faire dépouiller. Bon, vous me direz que d’envoyer des gens vers un tel site n’est pas très chic, mais un fait demeure, si vous tentez d’y trouver une escorte, vous risquez de passer la nuit seul. Cela dit, vous comprendrez que je n’ai pas fait le test.

Bref, notons-le au passage, le site de Patrick White n’a jamais contenu de lien vers un site d’escorte comme il a été rapporté dans tous les médias depuis la parution de l’article du Montréal Campus.

Cette inexactitude étant corrigée, revenons à nos moutons. Le professeur Jean-Hugues Roy a donc compilé tous les articles publiés dans cette section du site patwhite.com et c’est le fruit de cette recherche qui a servi de matière première aux journalistes du Montréal Campus.

L’ensemble du dossier qu’il a assemblé se trouve ici. Vous y découvrirez l’essentiel des pièces à conviction qui sont au cœur de l’affaire.

– Un dossier «articles» comprenant les fichiers HTML des 113 articles  classés sous la rubrique «contenu de marque» de patwhite.com

– Un fichier Google Sheets intitulé «données» contenant des données sur le 79 contenus commandités publiés sur patwhite.com depuis l’embauche de Patrick comme professeur à l’UQAM le 1er juillet 2019. Chaque ligne est un contenu avec l’auteur, la date, le titre, l’url, l’url si le contenu est accessible sur la WaybackMachine, les liens contenus dans l’article, le type de contenu, ainsi que le caractère trompeur ou non de l’article selon l’appréciation de Jean-Hugues Roy.

Jean-Hugues Roy, à qui on a confié le poste responsable du programme de journalisme à la suite du départ de Patrick White pour un congé sans solde, est bien conscient qu’il s’expose à des soupçons de conflits d’intérêts. Convoitait-il cette tâche? Je ne peux que le croire lorsqu’il me confie qu’il n’avait aucune envie de s’y coller et que c’est par défaut, étant le seul disponible pour occuper ce rôle, qu’il en a hérité. Le dilemme dans lequel il s’est trouvé après sa découverte n’est pas simple à résoudre. Il a obtenu ces données dans le cadre de travaux de recherche auxquels pouvaient être exposés des étudiants qui s’intéressent à la question des usines à contenus et des collègues avec qui il travaille. Peut-il cacher des résultats ou, sinon, demander à ceux qui aspirent à devenir journaliste de les garder secrets pour protéger son collègue ou l’institution? Ce serait, sur le plan académique, une faute. Voilà une autre situation complexe qu’il n’est pas aisé de résoudre. Quoi qu’il en soit, rien ne permet d’écarter l’hypothèse de la bonne foi. Un train peut en cacher un autre. Il en va de même pour les dilemmes éthiques.

ERREUR SUR LA PERSONNE ?

Dès que ces informations ont été rendues publiques, j’ai demandé à avoir accès à l’ensemble du dossier pour une raison bien simple: même si tout est toujours possible, il m’est apparu complètement invraisemblable que Patrick White puisse avoir sciemment voulu faire croire qu’il publiait lui-même de tels articles. Nous ne sommes pas des amis, mais je connais suffisamment le bonhomme pour savoir qu’il est loin d’être un sot, un escroc ou un amateur.

Je ne vois pas par quel prodige Patrick aurait pu accepter de mettre son nom sur ce qui n’est pas tant « du contenu de marque » comme on le dit, mais plutôt du contenu de marde, si vous me permettez une grivoiserie.

Plusieurs articles publiés sur son site étaient présentés comme étant « soumis » par lui, sa photo et son nom apparaissant en tête d’article laissant croire qu’il en était l’auteur, la plupart du temps pour introduire un propos complètement loufoque. Par exemple, ici, alors qu’on vous annonce qu’on parlera des expositions virtuelles, on en profite pour vous inviter à faire une petite partie de roulette après avoir lu vos nouvelles du matin.

Pour peu qu’on navigue dans les archives de ces contenus, on se rend vite compte qu’on se trouve devant un immense bazar, les textes pouvant être signés tantôt par “Patrick”, tantôt par “patwhite.com”, porter sur des sujet aussi variés que les meubles de jardin, l’anniversaire de Gilles Villeneuve ou des suggestions de livre et même, à l’occasion, être rédigés en anglais.

À la vue de tels contenus organisés de manière complètement incongrue, tous les drapeaux rouges du doute devraient se lever. Il apparaît fort improbable que de telles publications puissent être l’œuvre d’un journaliste ou d’un rédacteur animé par le désir d’informer et qu’un travail d’édition sérieux ait été effectué pour les présenter convenablement au lecteur.

Voilà une première chose qu’il faut clarifier: ces articles émanent de ce qu’on appelle des « usines à contenus ». C’est précisément en faisant une recherche à ce sujet avec ses étudiants que Jean-Hugues Roy est tombé sur le site de Patrick White. Il s’agit d’entreprises qui fabriquent des articles en série, comme de la saucisse industrielle.

Si vous avez l’habitude de fréquenter les grands médias internationaux, vous avez sans aucun doute croisé de tels articles qu’on voit apparaître régulièrement au bas des pages des sites web. C’est chose commune dans les médias américains. Étant pour ma part plutôt lecteur de la presse française, j’en croise régulièrement au bas des articles dans L’express et Le Point. Ces exemples permettent de constater les mêmes curiosités, soit des articles rédigés en anglais sur des sites francophones avec des titres hautement douteux.

Il y a toutefois une différence majeure entre ce qu’on peut trouver sur ces sites d’information et le blogue de Patrick White. Les articles affichés sur l’Express (et c’est le cas pour la plupart des grands médias) renvoient vers des sites externes. Les contenus ne sont pas publiés sur le site d’information lui-même. Le nom de la plateforme commanditaire est aussi affiché comme source du texte.

Nous arrivons ici au cœur d’un premier problème de taille: dans les faits, et malgré les apparences, Patrick White n’aurait pas signé d’articles commandités sur son blogue. 

Cette idée s’est pourtant imposée dans le récit médiatique. Au lendemain de la parution de l’article du Montréal Campus, Olivier Du Ruisseau dans Le Devoir, reprenait l’information en laissant entendre que le journal étudiant avait révélé que « Patrick White a signé des articles commandités sur son blogue », ce qui aurait eu « l’effet d’une bombe dans le milieu journalistique québécois.» Je comprends que les apparences pouvaient le laisser penser, mais devant un énoncé aussi rocambolesque, le doute raisonnable invite à y regarder de plus près.

Ces textes hébergés sur patwhite.com sortaient d’usines à contenus. Ils étaient publiés suivant deux procédés: ils pouvaient arriver de manière automatisée par le biais d’une régie publicitaire et à d’autres occasions un webmestre devait les publier manuellement. J’ai pu confirmer que lorsque le nom de Patrick White et sa photo apparaissaient (au lieu du nom de domaine patwhite.com, qui fait plutôt référence au nom du site et non à un auteur en chair et en os), il s’agissait d’une erreur de manipulation lors de publications manuelles.

C’est évidemment une immense maladresse. Une erreur qui n’est pas à prendre à la légère, vu le pedigree de Patrick White. Mais avant toute condamnation, il faut toujours bien se donner la peine de comprendre la nature de la faute qu’on reproche à autrui. Lorsque Patrick White prend la décision d’afficher sur son site des articles émanant de telles usines à contenus, il agit comme éditeur et non comme journaliste. C’est une distinction importante – qui peut sembler un peu curieuse dans son cas, puisque son site web porte son nom et épouse depuis toujours le modèle du blogue personnel. Cette nuance est pourtant essentielle.

Depuis que cette affaire a éclaté au grand jour, Jeff Yates et Nicholas de Rosa, des Décrypteurs à Radio-Canada, ont bien montré que cette pratique est suffisamment répandue dans le monde de l’édition québécoise pour qu’on puisse considérer qu’elle ne concerne pas simplement tel ou tel journaliste coupable du crime de lèse-majesté qui consiste à signer des publireportages trompeurs en échange de rémunération.

Les deux décrypteurs ont identifié une dizaine de sites d’informations québécois qui ont recours aux mêmes pratiques. On peut penser qu’il y en a beaucoup d’autres. Leurs recherches permettent de repérer « des articles contenant des liens vers ces casinos sur les sites de plusieurs médias locaux, dont le Courrier de Laval, le Journal Les Deux Rives de Sorel-Tracy, le Courrier de Saint-Hyacinthe, la Pensée de Bagot, l’Oeil régional de Beloeil et Estrie plus. Des médias culturels ont aussi publié des articles de la sorte, dont Atuvu, Baron Mag, Le canal auditif et Pieuvre.ca. »

Il ne s’agit pas ici de prétendre que, parce qu’ils sont plusieurs à le faire, ce n’est pas un problème. Mais ce qu’il faut bien voir, c’est que ces articles sont signés par l’éditeur, comme « Courrier Laval » ou « Le canal auditif ». Dans certains cas, comme chez Atuvu, on utilisait « la rédaction ». Du côté de pieuvre.ca, projet du journaliste surnuméraire Hugo Prévost à Radio-Canada, les articles étaient signés par le nom de domaine « pieuvre.ca ». 

On peut croire de bonne foi que, dans le cas de Patrick White, nous sommes exactement devant le même phénomène. Ce qui est en cause ici, c’est le choix de l’éditeur, dont la mission est de conclure des ententes publicitaires, de faire du développement d’affaires, d’assurer la rentabilité de ses opérations. Nous ne sommes pas devant un journaliste qui signe des publireportages, mais devant un entrepreneur qui doit trouver des revenus par le biais d’opérations commerciales.

Patrick White ne signait pas des publireportages. Il était l’éditeur du site web patwhite.com et c’est à ce titre qu’il a pris des décisions d’affaires qu’on peut juger peu opportunes.

Je comprends qu’il puisse y avoir une certaine confusion, puisque Patrick a choisi d’utiliser son nom comme marque de commerce. En cela, il n’est pas différent de Ricardo ou de Véro.

Au lendemain des révélations du Montréal Campus, Patrick White a reconnu avoir commis une faute. Jamais il n’aurait dû accepter de tels liens commandités en y associant son image. C’était une maladresse de bonne foi, sans doute le fruit d’un manque d’attention plutôt que d’un désir de nuire, mais c’était une erreur tout de même. Il a manqué de rigueur en jouant son rôle d’éditeur.

On peut tout de même tirer certaines leçons de cet épisode. 

La première, c’est que tous les médias, ou presque tous, font ce qu’on appelle du « marketing de contenu » ou du « contenu de marque ». Ils concluent pour ce faire des ententes commerciales avec des partenaires. Si vous rencontrez un rédacteur en chef qui vous dit qu’il ne s’est jamais assis à la même table que ses collègues du marketing et des ventes pour développer un plan stratégique, voire même avec des clients potentiels pour discuter de projets, il vous ment assurément. Ce fut longtemps un secret honteux. Carole Beaulieu est une des premières à avoir brisé ce tabou, alors qu’elle cumulait les postes de rédactrice en chef et d’éditrice pour le très sérieux magazine L’actualité. Il y a exactement 10 ans, au congrès de la FPJQ, elle en avait parlé très ouvertement et en toute transparence.

Dans tous les cas, il est primordial que l’entreprise avec laquelle le média accepte de travailler soit bien identifiée. Mettre un lien vers un contenu externe sur son site web, c’est prendre un immense risque. Comment pouvez-vous contrôler ce qui s’affichera au bout de ce lien? Aiguiller les lecteurs vers une destination envers laquelle on n’a aucun engagement mutuel et sincère, c’est possiblement les envoyer dans les marécages. Qui garantit qu’au bout de ce lien, on ne trouvera pas éventuellement un contenu illégal? Une confiance mutuelle entre l’éditeur et l’annonceur est de mise et chacun doit fixer ses limites. Il faut savoir distinguer le contenu de marque et le contenu de marde.

ÉDITION, ÉTHIQUE, MORALE ET INSTITUTIONS

Deuxième leçon de la saga Pat White: l’émergence d’une nouvelle réalité financière qui oblige le journaliste qui souhaiterait aussi jouer le rôle d’éditeur à faire quelques entorses aux principes classiques de la déontologie. 

En lançant sa propre plateforme, seul ou avec des collègues, le journaliste qui souhaite demeurer indépendant se transforme inévitablement en homme d’affaires. Parmi les sites identifiés par Les Décrypteurs, Le Canal auditif est porté par des journalistes/rédacteurs qui produisent des textes sur l’actualité musicale. On ne peut pas réalistement leur reprocher de tenter de trouver des partenaires publicitaires ou de conclure des ententes commerciales avec des clients. Il en va de même pour le projet journalistique Pieuvre.ca, porté par Hugo Prévost qui est un journaliste en bonne et due forme oeuvrant à Radio-Canada. 

Or, on le sait, selon les règles strictes de la déontologie journalistique, un journaliste ne doit jamais prendre part à des discussions publicitaires. Nous sommes là devant une impasse. Il est tout à fait sain et nécessaire que de nouvelles plateformes médiatiques, qui plus est créées par des journalistes, puissent voir le jour. Mais comment pourront-ils y parvenir si on leur impose un code de déontologie impossible à concilier avec leur modèle d’affaire?

Ce problème en appelle un autre, et c’est là qu’on arrive réellement au cœur de l’affaire qui nous occupe ces jours-ci. On peut le résumer en posant cette question: à quel code d’éthique un éditeur doit-il s’en remettre en matière de contrats publicitaires et d’ententes commerciales?

Concentrons-nous sur les sites de jeu et les casinos en ligne qui ont été spécialement pointés dans l’affaire Pat White et qu’on annonce partout, comme nous l’avons vu, sur les sites de grands éditeurs fort respectables comme L’express, Le point, CNN, et autres.

Ces discussions concernant la promotion de loterie, paris et jeux en tous genres concernent aussi les grands médias et les polémiques à ce sujet font les grands titres depuis des années.

En mai 2021, en pleine pandémie, Francis Vailles, Katia Gagnon et Hugo Joncas de La Presse nous apprenaient que le jeu en ligne avait explosé avec le confinement. « Dans la dernière année, pouvait-on lire, ces sites privés ont matraqué les téléspectateurs d’une avalanche de publicités et de promotions, notamment pendant les matchs télévisés du Canadien de Montréal. Sur les ondes de RDS et de TVA Sports, les sites Bet99, PokerStars, Spin Sports ou JackpotCity ont multiplié les apparitions. Leur présence publicitaire a même été cinq fois plus élevée que celle de Loto-Québec pour le jeu en ligne, selon la société d’État. Même LaPresse.ca a eu des bandeaux publicitaires de Bet99. » Toutes ces publicités poseraient une grande « difficulté pour les autorités : les exploitants de ces sites de paris en ligne sont souvent à l’étranger, où le jeu est légal, ou encore dans la réserve des Mohawks de Kahnawake, qui estiment avoir le droit d’accorder des licences aux exploitants. »

Au mois de mai de la même année, Hugo Joncas s’intéressait aussi à ces publicités qui semblent pouvoir se faufiler dans toutes les craques de la réglementation de Loto-Québec. On aurait trouvé une faille dans la loi, en annonçant des sites de jeux gratuits qui servent de ponts vers des sites payants. Tout le monde semble y avoir trouvé son compte, autant la CBC que TVA Sports et Bell Média.

Plus tôt cette année, toujours à La Presse, Yves Boisvert questionnait la responsabilité des entreprises médiatiques et sportives. « Les sites de jeu en ligne sont “illégaux”, nous disait le chroniqueur avec des guillemets, mais ils s’affichent partout. Pas moyen de regarder une émission sportive sans être submergé de pubs de poker ou de pari sportif. » Il ajoutait plus loin: « Le sport est un véhicule publicitaire extraordinaire. Ce n’est pas pour rien qu’on voit Bet99 associé au CF Montréal, aux Alouettes et maintenant à la Ligue nationale de hockey. (…)  Les plus grandes vedettes sportives sont associées au jeu en ligne. La plus grande vedette mondiale du hockey, Connor McDavid, est un porte-parole de Bet99. Wayne Gretzky aussi. Comme la star des Maple Leafs de Toronto Auston Matthews.» 

Il est entendu qu’on peut questionner la moralité de toutes ces tentatives détournées pour inciter à jouer en ligne. Mais en quoi ces pratiques publicitaires seraient acceptables lorsqu’elles sont mises en place par des équipes ou des vedettes sportives ou encore des grands diffuseurs comme CBC et Bell Média et intolérables lorsqu’elles se retrouvent de manière plus ou moins visibles sur des sites webs de micro-éditeurs qui ont des pratiques presque artisanales? Sans rien excuser, on peut se poser quelques questions.

Dans le cas des liens vers ces plateformes sur le site de Pat White, j’en ai épluché des dizaines. C’est le brouillard le plus complet. J’en ai trouvé au moins un qui affiche clairement une licence de la Kahnawake Gaming Commission. Il doit bien y en avoir d’autres, il est notoire qu’une quantité astronomique de plateformes de jeu en ligne sont hébergées par la Mohawk Internet Technologies. Comme on l’indiquait plus haut, la communauté Mohawk revendique, sur la base de ses droits ancestraux, la liberté de se gouverner en matière de courses et loteries et se permet de délivrer des permis à des opérateurs. Pour le reste, plusieurs liens de ces contenus promotionnels mènent vers des sites qui ne sont pas exactement des casinos, mais plutôt des répertoires des meilleurs sites pour jouer. Allez donc démêler tout ça.

Évidemment, comme le rapportaient Les Décrypteurs, les représentants de Loto-Québec peuvent bien marteler « qu’il n’y a pas d’ambiguïté au Québec. Si ce n’est pas Loto-Québec, c’est illégal » qu’il n’y a pas de « zone grise » et que « faire de la publicité pour ces sites n’est pas permis dans la province. » Il reste que lorsqu’on voit George Saint-Pierre, un des sportifs les plus connus et les plus influents du Québec se balader avec son t-shirt de BET99, à toutes les occasions possibles, on a un peu l’impression qu’on laisse des petits joueurs médiatiques se battre avec des tire-pois alors que d’autres pilonnent l’esprit de la loi avec des bazookas.

Tout le monde semble se dire qu’on peut jouer sur la mince ligne du flou pour en tirer profit. Questionnés à ce sujet, les gestionnaires de grands médias se limitent à dire qu’ils respectent la loi, ce qui est fort commode puisque l’esprit de cette dernière est aussi mou que de la pâte à modeler. Plus encore, ces grands joueurs médiatiques ont à leur bord des équipes légales garnies d’experts en droit qui semblent pouvoir trouver toutes les zones nébuleuses possibles afin de les exploiter.  Les plus petits n’ont pas de telles ressources.

En demandant aux journalistes-éditeurs de micro-médias de se faire les arbitres de règles de conduite mal définies, faute de jurisprudence et d’actions concrètes des autorités, ne leur demande-t-on pas de faire un travail qui devrait être celui des institutions et des législateurs?

Il me semble qu’il y a là des questions un peu trop lourdes pour se contenter de les faire porter sur les épaules de Patrick White. Évidemment, il s’agit là d’un homme d’expérience qui aurait pu être plus prudent. Il n’en demeure pas moins que sa mésaventure vient d’ouvrir une boîte de pandore: une part des revenus des médias, petits et grands, vient du fait que des gens claquent des dollars sur des plateformes de jeu en ligne illégales.

._._._.

Il me faut conclure. Comme on le voit, les réflexions complexes sur ce qui passe pour des questions simples pourraient s’allonger encore longtemps. Je me permettrai pour finir d’avoir une pensée pour Patrick White. 

Je suis tout à fait conscient qu’on puisse exiger d’un professeur d’université, qui est responsable de surcroît un programme de journalisme, qu’il fasse preuve de pratique exemplaire dans ses entreprises privées. La publication de ces contenus dont personne, pas même lui, ne conteste la médiocrité, était sans doute, à ce titre, une erreur qui n’est pas banale. Il l’a reconnu. 

Il reste que sur le plan professoral, s’il faut mettre dans la balance ses compétences, la qualité de son enseignement, son parcours professionnel et son engagement envers l’institution, je doute que sa gaffe crée un tort impardonnable. En tout cas, rien dans les faits qui ont été portés à notre attention ne nous autorise de le penser.

Je me permets même, en conclusion, un petit avertissement à la cohorte d’étudiants qui ont assisté à cette affaire et qui se demandent peut-être dans quelle jungle ils s’aventurent en parcourant les sentiers de l’économie médiatique: vous n’avez rien vu encore. 


Simon Jodoin est auteur, chroniqueur et éditeur. Après des études en philosophie et en théologie à l’Université de Montréal, il a pris part à la réalisation de divers projets médiatiques et culturels, notamment à titre de rédacteur en chef du magazine culturel VOIR. Il est désormais éditeur de Tour du Québec et chroniqueur régulier au 15-18 sur les ondes d’ICI Radio-Canada Première. Il est l'auteur du livre Qui vivra par le like périra par le like, un témoignage au tribunal des médias sociaux.

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