Guerre Israël-Hamas: nommer l’innommable, des mots et des liens

--- 15 octobre 2023

La difficulté est bien réelle, car il s’agit de parler d'horreurs sans nom et de nommer l'innommable.

Photo de CHUTTERSNAP via Unsplash

En livrant ma chronique hebdomadaire au 15-18 sur Ici Première ce vendredi, je me demandais comment je devais introduire mon propos. J’étais bien embêté.

Devais-je parler des attaques terroristes du Hamas contre Israël ? Serait-il plus juste de mentionner les actes de barbarie perpétrés par le Hamas ? Vaudrait-il mieux dire qu’il s’agit de crimes de guerre ?

On le voit, ce conflit armé donne lieu à un conflit de vocabulaire. En France et ailleurs en Europe, ces querelles de mots font les manchettes. Jean-Luc Melanchon, président de la France insoumise, à gauche de l’échiquier politique français, s’enfonce depuis quelques jours dans une joute sémantique qui frôle l’entêtement. Il refuse de parler de terrorisme pour plutôt parler de crimes de guerre, prétextant que cette notion donne une prise plus solide au tribunal pénal international. C’est un argument peu convaincant, parler de terrorisme aujourd’hui n’empêche en rien de condamner éventuellement des crimes de guerre. 

De son côté, Raphaël Enthoven a avancé l’idée qu’il serait « monstrueux de vouloir expliquer la barbarie », une sorte d’injonction à ne pas réfléchir. Devant l’horreur, il faudrait mettre de côté toute forme de mise en contexte ou de compréhension de l’histoire. Une telle posture est insupportable. Si le choc et la stupeur invitent évidemment à l’indignation et nous obligent à une condamnation sans équivoque, tenter d’expliquer ne signifie pas qu’on souhaite excuser.

À la BBC, on refuse aussi de parler de terrorisme. Dans un article publié cette semaine, John Simpson, le rédacteur en chef du bureau des affaires mondiales, nous explique que le mot est chargé, qu’il est utilisé bien souvent comme une étiquette afin de disqualifier moralement un belligérant et départager les gentils des méchants. Nommer, c’est aussi condamner. Est-ce le travail d’un réseau d’information? La question se pose. Évidemment, on dira que le gouvernement britannique, à l’instar des gouvernements canadien, français et américain, a condamné le Hamas pour ses attentats terroristes. Or, c’est leurs affaires. Le travail journalistique n’a pas à s’aligner sur le discours politique.

Laissons de côté ces quelques prises de position pour constater l’essentiel: la difficulté est bien réelle, car il s’agit de parler d’horreurs sans nom et de nommer l’innommable. Dans un tel contexte, il faut se méfier de ceux qui nous somment de choisir des mots à employer.

Dimanche dernier, j’ai commencé ma semaine d’écoute médiatique avec Jean-François Lépine qui était invité chez Franco Nuovo pour parler de son plus récent livre qui paraît ces jours-ci. Évidemment, on ne pouvait pas recevoir l’ancien correspondant à Jérusalem de Radio-Canada sans lui poser quelques questions sur cette histoire complexe qu’il connaît fort bien. Il y a dans son propos des idées précieuses, notamment celle-ci: à chaque fois que l’horreur a éclaté dans cette région, on a assisté préalablement à un certain oubli de la cause palestinienne dans le monde arabe et ailleurs sur la planète, laissant place au désespoir. « Ça ne justifie en rien ce qui est arrivé hier », comme le dit très précisément Jean-François Lépine, mais ça nous indique une piste de compréhension.

Partons de là, si vous le voulez bien, car tout au long de la semaine, cette idée s’est imposée: nous venons d’assister à une violente piqûre de rappel. Avant de choisir les mots à employer, nous souhaitons sans doute prendre un moment de silence pour mieux entendre ceux et celles qui s’y connaissent un peu.

À ce titre, sur le plan politique, il faut écouter cette entrevue de l’ancien ministre des Affaires étrangères et ancien Premier ministre français, Dominique de Villepin, au micro de France Inter cette semaine. Réagissant à chaud, alors qu’on lui demandait s’il était surpris ou étonné des événements tragiques survenus quelques jours plus tôt, il a tenu à rappeler que la terreur s’inscrit dans une succession d’événements dont on a peut-être pas su prendre la pleine mesure.

« [Je suis] surpris par l’ampleur, par l’horreur, par la barbarie qui s’est exprimée ce 7 octobre, et qui nous appelle tous à un devoir d’humanité et de solidarité vis-à-vis d’Israël et du peuple israélien. Mais je dois le dire et je le dis avec une peine infinie: pas surpris par cette haine qui s’est exprimée, quand on se rappelle, à Gaza, depuis 2006, la guerre de 2008, de 2012, de 2014, encore en 2021, quand on se souvient de ce que nous avons tous dit comme témoins sur place, de cette prison à ciel ouvert, on parle de cocotte-minute, qu’une telle situation puisse inventer l’enfer sur terre. Alors oui, on se dit que quelque chose a été raté. Raté par nous tous, par l’ensemble de la communauté internationale et que l’amnésie qui a été la nôtre, l’oubli qui a considéré à imaginer que cette question de Gaza, cette question palestinienne allait pouvoir s’effacer. S’effacer devant un accord économique, un accord stratégique et diplomatique, qui serait le substitut à cette tragédie, car il y a là une stratégie, avec deux regards, deux points de vue, deux expériences de l’histoire et c’est ce qui fait qu’il est si difficile aujourd’hui de sortir de ce qui est un engrenage de la violence et de l’horreur. »

https://youtu.be/CIqMHQdLa5Q?si=fe0BwNAdJE_hAhdf

On retrouve dans ces propos de Dominique de Villepin la même piste de réflexion que je pointais plus haut: l’amnésie, l’oubli, l’idée qu’on a raté quelque chose. Encore là, ça ne justifie rien en ce qui concerne les actes de haine auxquels on a assisté, mais la stupéfaction nous oblige, en même temps, à nommer la barbarie tout en la situant sur un territoire et dans une histoire.

Acceptons donc l’idée qu’en cherchant à mettre des mots sur l’horreur, nous sommes convoqués à une grande mise à jour politique et historique. Pour aller plus loin dans cette direction, je vous invite à écouter tous les épisodes de l’émission C ce soir diffusés cette semaine et disponibles intégralement sur Youtube. Depuis samedi dernier, on a organisé des discussions en profondeur à propos du conflit, à commencer par celle-ci qui pose la question à laquelle nous tentons de répondre: Attaques du Hamas contre Israël : quels mots mettre sur cet événement ?

Tous les intervenants apportent de précieux éléments de compréhension. J’attire tout spécialement votre attention sur la position de l’historien Vincent Lemire, qui nous dit que s’il faut parler de terrorisme, ce mot lui-même ne suffit pas à rendre compte de la complexité de la situation.

« Ce sont des attaques terroristes, menées par des terroristes, qui visent à terroriser des populations civiles. Ce sont des attaques horrifiantes, il n’y a même pas de discussion, il y a des femmes, il y a des enfants, il y a des vieillards, etc. Mais pour moi, c’est bien plus que ça. Ce que j’ai du mal à comprendre, c’est comment le mot terrorisme est devenu depuis samedi midi (…) le point Godwin de la discussion. C’est bien plus, en fait. C’est bien pire qu’une attaque terroriste. C’est aussi un acte de guerre, c’est aussi quelque chose qui va déclencher une guerre gravissime dans tout le Moyen-Orient. Une attaque terroriste, après tout, une fois qu’elle est terminée, elle est terminée. Là, on a quelque chose qui, en plus, ne se termine pas.(…) Ce n’est pas terminé. Ça commence. » 

Quelque chose commence, donc. Ou recommence, ou continue. Il fut un temps où, au Québec comme ailleurs dans le monde, il était pratiquement impossible de se positionner politiquement sans se prononcer sur la cause palestinienne. Lorsque j’étais étudiant, le port du keffieh était de rigueur dans les cercles de gauche et le conflit israélo-palestinien déteignait dans tous les recoins de nos vies quotidiennes. On allait jusqu’à manifester devant les boutiques de chaussures qui vendaient des souliers fabriqués en Israël en invitant au boycott. C’était en 2011, peu après la parution de l’essai-manifeste de Stéphane Hessel Indignez-vous! dans lequel il explique comment son indignation et son esprit de résistance le poussaient à prendre fait et cause pour la Palestine.

Depuis, je dois bien le constater, un peu comme nous le disent Jean-François Lépine et Dominique de Villepin, ce conflit est tombé dans l’oubli. D’autres sujets de discussion se sont imposés à l’ordre du jour.

Le réveil est brutal et, il faut bien l’admettre, pour la plupart d’entre nous, se mettre à jour n’est pas chose facile. Encore une fois, il faut se méfier de ceux qui nous somment de choisir des mots pour mieux choisir son camp. Étant de bonne foi, une certaine humilité s’impose. On ne revisite pas cent ans d’histoire en quelques jours et des leçons de vocabulaire. 

Par où commencer? Pour la plupart d’entre nous, qui ne sommes pas complètement familiers avec les multiples épisodes de cette guerre sans fin, un peu de recul historique ne fera pas de tort. Au risque de dire une évidence, il faut peut-être commencer par le commencement. À ce titre, je vous propose d’écouter en entier la série en quatre épisodes sur la question de la Palestine proposée par LSD (La série documentaire) sur France Culture. Ce sont des documents riches et fouillés, accessibles à tous.

Cette série s’ouvre d’ailleurs avec une question à laquelle, avant toute chose, on doit pouvoir répondre: De quoi la Palestine est-elle le nom?


Simon Jodoin est auteur, chroniqueur et éditeur. Après des études en philosophie et en théologie à l’Université de Montréal, il a pris part à la réalisation de divers projets médiatiques et culturels, notamment à titre de rédacteur en chef du magazine culturel VOIR. Il est désormais éditeur de Tour du Québec et chroniqueur régulier au 15-18 sur les ondes d’ICI Radio-Canada Première. Il est l'auteur du livre Qui vivra par le like périra par le like, un témoignage au tribunal des médias sociaux.

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