Israël, Palestine, les certitudes et la terreur

--- 13 octobre 2023

Plusieurs choses peuvent être vraies en même temps.

Le 12 mars 2003, il y a un peu plus de 20 ans, j’habitais à New York. C’était 18 mois après les attentats du 11 septembre. George W. Bush était président des États-Unis. Je le détestais profondément. Presque fanatiquement. 

À l’ère de Trump, on oublie parfois – ou alors on se remémore avec une amère nostalgie – la révulsion que suscitait Dubya chez les progressistes. Si seulement on avait su ce qui nous attendait 13 ans plus tard! Mais l’horreur était réelle: la haine de George W. Bush me pesait au quotidien et me réveillait parfois la nuit. Je souffrais d’un cas grave de ce qu’un chroniqueur de l’époque avait appelé le Bush derangement syndrome

C’est pourquoi, en ce 12 mars 2003, j’avais été complètement déstabilisé par une phrase du chroniqueur Thomas Friedman, dans le très Démocrate New York Times: «Certaines choses sont vraies même si George W. Bush les croit». 

À l’époque, cette phrase banale m’avait fait l’effet d’une bombe. J’avais l’impression qu’elle avait été écrite spécifiquement pour moi – que Friedman m’avait vu, à travers son écran, et qu’il m’avait envoyé une droite en pleine figure. Il était impossible de contredire l’évidence que Bush devait bien, quelque part, croire certaines choses qui sont vraies – la terre est ronde, l’eau est mouillée – ce qui impliquait que j’étais parfois d’accord avec lui. Pour le fanatique que j’étais, ce sentiment était presque intolérable. 


Deux décennies plus tard, je suis remis du choc. L’expérience de la vie (et de la politique) m’a appris que les choses ne sont pas toujours aussi noires ou blanches qu’on les imagine. Je suis moins certain de mes certitudes que je ne l’étais jadis. Ces idées m’habitent depuis le 7 octobre, quand un nouveau chapitre sanglant s’est ouvert dans le conflit israélo-palestinien. 

Je ne suis ni Palestinien, ni Israélien. J’ai connu et côtoyé, au fil des ans, des personnes issues des deux camps, mais cette guerre m’est personnellement étrangère. Je la regarde de loin, dans le confort banal de nos petites chicanes nationales. Je suis les nouvelles; j’ai les idées noires. J’en discute inlassablement avec ma blonde, plus directement impliquée, personnellement et professionnellement.

Ai-je même le droit d’écrire sur le sujet? De dire que, même dans ce Québec si tranquille, cette violence déchaînée alourdit les cœurs et assombrit l’horizon? À une époque où les identités sont régulièrement érigées en totems qui déterminent qui peut parler de quoi et la valeur qu’on accorde aux paroles des uns et des autres, est-il encore possible d’invoquer une humanité partagée et de pleurer les morts, peu importe leur couleur, leur origine ou leur religion? 

Les hommes font partie du même corps.
Ils sont issus de la même essence.
Si le destin faisait souffrir l’un des membres.
Les autres n’en auront pas de repos.
Toi qui es indifférent aux malheurs des autres.
Tu ne mérites pas d’être nommé un Homme.
— Saadi, Les fils d’Adam (13e siècle)


Depuis une semaine, les condamnations et les appuis sans équivoque fusent de toutes parts. Il faut choisir son camp. Même George W. Bush est de retour pour affirmer que, dans ce conflit, «un seul côté est coupable, et ce n’est pas Israël». Dans la rue, des manifestants pro-palestiniens chantent «From the river to the sea, Palestine will be free», ce qui sous-entend la disparition de l’État juif.

Dix ans après que Stephen Harper ait déclaré qu’il ne fallait pas commettre de la sociologie avec les événements terroristes, le Secrétaire d’État américain a repris le refrain pour commenter les événements du 7 octobre : «l’explication la plus simple est peut-être la plus convaincante – il s’agit d’actes de pure malice». Ces explications simples sont partout: la guerre et les massacres seraient entièrement la faute d’un côté, ou de l’autre. 

Je sais que la haine des belligérants des deux camps est vive, profonde et intergénérationnelle. Que chacun a la conviction absolue – argumentaire politique, historique et socioéconomique à l’appui – d’être du côté de la vertu et de la justice. J’ai entendu les deux versions à plusieurs reprises au fil des ans. Dans ce conflit, chaque mort est comptabilisé comme un but dans un match macabre qui dure depuis des décennies et dont le pointage est ajusté quotidiennement.

Il y a quelques jours, le Hamas a marqué un grand coup. La contre-attaque d’Israël est déjà terrible et promet de l’être encore davantage. 


Et pourtant, en 2023 comme en 2003, il est possible que notre pire ennemi croit des choses qui soient vraies. Et que plusieurs choses puissent être vraies en même temps. 

Il est possible d’avoir de la sympathie pour le peuple palestinien tout en rejetant catégoriquement le massacre de civils israéliens. Il est aussi possible de reconnaître le droit d’Israël à se défendre tout en rejetant catégoriquement les crimes de guerre liés à la destruction aveugle, les déplacements forcés et le blocage d’électricité, d’eau et de nourriture.

Il est possible de croire que le Hamas est un groupe terroriste qui n’acceptera jamais la paix et qui doit être combattu. Il est aussi possible de croire que l’humiliation imposée à Gaza par l’État israélien depuis des années est un terreau fertile pour le radicalisme violent et la révolte armée. 

On peut accuser l’Iran ou le Qatar de soutenir le Hamas et d’agir à travers lui pour déstabiliser la région et saboter les accords diplomatiques entre Israël et l’Arabie saoudite. Mais on peut aussi accuser les États-Unis d’avoir permis à Israël depuis des années de déployer des politiques provocatrices qui ont alimenté la colère des Palestiniens et des populations voisines. 

On peut choisir de fixer le début de la guerre en cours au 7 octobre dernier et ne pas remonter plus loin. Le Hamas a laissé entendre que les attentats étaient en partie une réponse aux raids israéliens de mai 2021 sur la mosquée al-Aqsa et au blocus imposé par Israël et l’Égypte depuis 2007. D’autres ont évoqué le 50e anniversaire de la guerre du Yom Kippour, la guerre des Six Jours de 1967, la guerre de 1948. Il y a eu des références à la fondation d’Israël, à l’Holocauste, au nombre disproportionné de victimes palestiniennes, aux occasions de conclure la paix ratées par la Palestine au fil des ans. Au cours des derniers jours j’ai aussi vu passer des vieilles cartes évoquant nostalgiquement la Palestine pré-Israël et des recensions historiques remontant au Moyen-Âge visant plutôt à démontrer que la Palestine n’a jamais existé. Je n’ai pas la compétence pour fixer le point de départ de l’histoire, et encore moins sa fin. Mais je constate qu’elle se répète: avec ses dimensions religieuses et l’encerclement d’une population qu’on affame, le conflit a même des aspects médiévaux.

On peut accuser les deux côtés de tous les maux et de toutes les atrocités. La haine et la déshumanisation de l’ennemi existent dans les deux camps. Mais – en temps normal – on trouve aussi des gens qui doutent, des deux côtés. Des Juifs très critiques des politiques israéliennes et des Palestiniens très critiques du Hamas. Les massacres de la dernière semaine ont évidemment fait disparaître les nuances et la complexité, mais on aurait tort de croire qu’elles n’existent pas. 

Depuis une semaine on a lu les témoignages déchirants des familles israéliennes qui pleurent leurs parents et leurs enfants morts, ou qui sont submergés d’angoisse en pensant à leurs proches pris en otage. Il y a quelques heures, ma femme a reçu ce message d’un collègue à Gaza:

«Chers amis, nous sommes dans le noir total. Pas d’électricité, pas d’internet, pas de téléphone fixe. Un ordre israélien d’expulsion massive demande aux Gazaouis d’évacuer du nord et du centre vers le sud, ce qui concentrerait 2 millions d’habitants dans le sud. On ne sait pas ce qui arrivera ensuite, ni ce qui est vrai et ce qui est faux, trop de nouvelles contradictoires. On craint une invasion terrestre ou un bombardement massif du sud pour commettre un génocide. Je ne sais pas qui d’entre nous s’en sortira et qui ne survivra pas, mais la plupart d’entre nous seront injoignables. La plupart des écoles et centres d’accueil du sud sont déjà pleins. Je viens d’apprendre qu’il y a des postes de contrôle sur la route vers le sud pour empêcher les gens de s’y rendre, parce que les autorités locales pensent qu’il s’agit seulement d’une menace ou de rumeurs, mais je n’en ai vu aucun de mes propres yeux. Ma famille et moi n’avons pas encore décidé si nous resterons à la maison ou nous évacuerons. De nombreux fermiers avec des animaux ici sont déchirés, certains partiront et d’autres non. Je ferai de mon mieux pour vous tenir au courant de l’évolution des choses. S’il vous plaît, priez pour nous et pardonnez-nous si nous ne parvenons pas à traverser ces moments difficiles. Beaucoup d’amour et j’espère pouvoir vous revoir et travailler à nouveau avec vous. [Quelques heures plus tard] Nous évacuons, des tracts ont été lâchés partout dans les environs pour nous dire de partir. Nous allons vers le sud sans but, avec nulle part où aller. C’est la Nakba des temps modernes. Séparé de tous mes amis et collègues, je ne peux pas tous les joindre, laissant tout derrière moi sans aucune destination en tête. S’il vous plaît, assurez-vous que Gaza ne soit pas oubliée, s’il vous plaît, racontez nos histoires même si nous ne vivons pas pour les raconter nous-mêmes.»

De mon côté, les certitudes absolues sont devenues rares. L’époque de l’aveuglement partisan est révolue. Je ressens encore le poids des choses et je fais encore de l’insomnie. Mais, aujourd’hui, c’est parce que je sais que des enfants meurent des deux côtés, que la mort d’enfants est le plus grand malheur de l’humanité, et que — pour citer ce poète persan du Moyen-Âge — quiconque est indifférent aux malheurs des autres ne mérite pas d’être nommé Homme.


Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la Caisse de dépôt et à l'Institut du Québec. Il travaille actuellement comme directeur des affaires parlementaires au Sénat.

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