Le leadership responsable: entre raison et sentiment

--- 20 octobre 2023

Ce n’est pas parce qu’on se définit comme un leader authentique que l’on est sincère.

Un bureau avec fenêtre 

C’était avant la pandémie et avant l’horaire de travail en mode hybride.

L’un des épisodes les plus redoutés par les gestionnaires était celui où leur hiérarchie leur demandait de réattribuer les bureaux aux employés, après un déménagement ou des rénovations, avec souvent pour seules consignes celles de respecter l’ordre d’ancienneté et d’exercer leur jugement discrétionnaire.

En bonne nomade, je ne comprenais pas toujours cet attachement viscéral à un espace de travail et les psychodrames qui accompagnaient les changements de bureau, un  exercice somme toute anodin comparé à tous les autres événements qui peuvent marquer un parcours professionnel.

Jusqu’au jour où je me suis retrouvée dans la position de la gestionnaire appelée à procéder à un redéploiement post-déménagement. J’ai alors entrepris de m’armer jusqu’aux dents, afin de prévenir toute accusation d’iniquité ou d’usage abusif de mon pouvoir discrétionnaire.

L’argument de l’ancienneté me semblait un peu trop commode, et surtout insuffisant pour tenir compte de tous les paramètres importants. J’ai alors ajouté d’autres critères comme la nature de la tâche, la proximité requise entre personnes travaillant sur des dossiers communs, la confidentialité des renseignements (qui justifiait l’accès à un bureau fermé), les conditions de santé qui pouvaient expliquer le fait qu’une personne avec moins d’ancienneté bénéficie d’un local avec fenêtre, etc.

« Mais pourquoi tu n’y vas pas tout simplement avec l’ancienneté et le statut (employés temporaires ou permanents)?» me fit remarquer une consœur qui gérait une situation  équivalente. «Tu sais bien que c’est plus complexe que ça… Il ne suffit pas d’énoncer nos critères, il faut être capable de les expliciter et de les justifier, de préciser le rationnel sous-jacent, sinon ce sont des arguments bâillons  » lui rétorquais- je.

« Se réfugier derrière une règle absolue comme l’ancienneté, c’est pratique parfois… Et se garder une petite zone de flou artistique pour profiter de notre pouvoir  discrétionnaire… c’est bon pour nous. De toutes les manières, ta banque de critères et ton boniment justificatif ne te prémuniront pas contre les perceptions et les émotions; plus tu en dis, plus tu te fragilises et plus tu prêtes flanc à des contre arguments, parfois de mauvaise foi », me fit remarquer ma collègue.

Mon zèle n’avait alors d’égal que mon entêtement à considérer le « rationnel » comme seul rempart contre les débordements émotifs et les perceptions erronées. 

Le retour de flamme ne s’est pas fait attendre et je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même. 

Convaincue d’avoir examiné tous les angles morts, j’ai rencontré une à une les personnes pour les informer de l’espace de travail qui leur avait été attribué et du rationnel sous-jacent à la décision.

J’avais gardé pour la fin de la journée une employée temporaire qui en était à sa dernière semaine de travail au sein de l’équipe – une maladresse de ma part, quand on sait à quel point il est important de bien traiter les gens au moment de les accueillir comme au moment de s’en séparer. L’employée s’est sentie déconsidérée, comme la 5ème roue du carrosse, alors qu’elle était encore en poste pour quelques jours. J’aurais dû avoir la délicatesse de la rencontrer en premier, sachant que son départ était imminent et surtout involontaire.

Ce raté a généré du mécontentement et réduit à néant tous mes efforts pour démontrer l’équité et la transparence du processus. Trop de rationnel avait probablement altéré ma sensibilité. 

Au-delà du bureau et des contextes de travail, ces exercices de répartition et de distribution de ressources peuvent raviver des injustices, des rejets, des blessures, des besoins de reconnaissance, des contentieux et des méfiances qu’il ne faut pas sous-estimer, même si certains relèvent d’histoires personnelles et intimes dont les employeurs ne sont pas responsables.

Le prétexte comme alibi 

Cette histoire de bureau nous amène à réfléchir à d’autres situations où les personnes ont tendance à ne pas trop vouloir exposer les vraies raisons qui motivent leurs décisions et à se réfugier derrière des explications bidon ou convenues.

C’est le cas de certains politiciens qui justifient leur retrait de la vie politique par le désir de profiter de leurs petits enfants ou encore de passer davantage de temps avec leur famille, mais qui acceptent pourtant quelques semaines plus tard un emploi chronophage, qui ne leur laisse guère de temps pour la conciliation travail/famille.

On pense aussi aux organisations qui prennent pour prétexte une restructuration pour abolir le poste d’un employé incompétent (plutôt que de l’évaluer et d’assumer leur décision); ou encore pour se débarrasser d’un esprit libre qui les place devant leurs manquements et leurs contradictions; ou enfin pour créer un poste taillé sur mesure pour un membre du clan.

On peut aussi évoquer l’argument bâillon par excellence : le bon vouloir du prince, l’arbitraire royal. « La décision vient d’en haut. Je ne fais que la transmettre, ne tirez pas sur le messager. »

Et la liste des exemples est longue.

Prenons la cancel culture, un procédé vieux comme le monde dont les militants woke ne sont pas les parents biologiques, même s’ils se sont révélés de très bons parents adoptifs. En frappant d’anathème les contradicteurs et les opinions discordantes, cette pratique vise à dispenser un groupe de l’obligation de justifier ses décisions et ses propos, en excluant toute possibilité de contestation et même de demande d’explication.

Il suffit d’être membre d’un jury chargé de sélectionner des lauréats pour un prix, ou de recommander des noms de personnes susceptibles de siéger à un comité. On constate alors avec quelle facilité on peut neutraliser une candidature méritoire en puisant dans une banque d’arguments épouvantails. On fait la moue, on baisse le ton, on prend un air grave et on invoque « des enjeux relationnels » (la personne serait clivante, conflictuelle etc). On fait des triples saltos arrière pour inventer un nouveau critère qui éliminerait la candidature sur le champ, sans avoir à débattre de ses mérites.

Il est toujours possible de pousser le ou les canceleurs dans leurs retranchements: « Ce critère ne figurait pas dans la grille d’évaluation; pourquoi l’ajouter maintenant? » Ou encore « mis à part le fait que tu sembles ne pas aimer cette personne, as-tu des objections rationnelles à ce que ce prix lui soit décerné ? » Ou alors « c’est bien d’avoir des avocats du diable au sein d’un comité, non? Pour éviter la consanguinité et la complaisance, ne vaut-il pas mieux un individu confrontant mais pertinent, qu’une personne de commerce agréable mais sans valeur ajoutée pour la réflexion collective? »

Et c’est là qu’on vous sort le critère-joker, le « jugement discrétionnaire », le droit à la subjectivité, même quand celle-ci dégage un parfum de mesquinerie, de copinage ou de règlement de comptes.

Quel est le rapport entre les critères d’attribution des bureaux et les critères d’attribution des prix ou de nomination aux instances consultatives et décisionnelles?

LA CRISE DE  CONFIANCE! 

Les psychodrames auxquels je faisais allusion plus haut ne sont pas seulement le fait de personnes carencées et régressives, qui confondent la valeur attribuée à leur espace de travail et la valeur attribuée à leur personne. Ils sont le symptôme d’une méfiance quasi généralisée envers les décideurs et les décisions qu’ils prennent, dans tous les domaines.

La méfiance est encore plus grande quand les décisions arbitraires ou inéquitables s’accrochent aux oripeaux de la rationalité, de la transparence et de la probité.

Cette perte de confiance explique aussi pourquoi la raison et les faits sont aujourd’hui disqualifiés et invalidés: si les arguments invoqués pour justifier les décisions ne sont que des alibis masquant les vraies intentions des décideurs, à quoi bon s’embarrasser de critères?

Par ailleurs, si l’argumentation rationnelle appuyée par des faits (même quand elle tient aussi compte des dimensions affectives et humaines) peut être battue en brèche par des prétextes et des faux-fuyants, alors pourquoi ne pas convoquer l’émotion, et seulement l’émotion, pour infléchir les décisions? Tripes contre tripes! Et tous les coups sont permis.

En somme, c’est le règne de l’arbitraire et du bon vouloir du prince qui ont pavé la voie à la dictature de l’émotion, une dérive que plusieurs dénoncent aujourd’hui.

Une panne de courage

Là où les choses se compliquent, c’est que les décideurs ont aussi compris le pouvoir de l’émotion et qu’ils en jouent, toujours pour se soustraire à leur imputabilité et à leur obligation d’expliciter leurs motivations ou de justifier leurs actions (et leur inaction).

Tel politicien pleure et se répand en excuses, abdiquant ses responsabilités et échappant ainsi à son devoir de répondre de ses actes, sans toutefois démissionner de son poste et renoncer aux privilèges qui y sont rattachés.

Tel représentant du contrepouvoir exprime bruyamment sa colère et son indignation, sans proposer d’alternative viable et convaincante. 

Tel média dilue l’éthique journalistique ou multiplie les micro-trottoirs en plein journal télévisé, parce que le public veut qu’on lui raconte des histoires et qu’il faut toucher le vrai monde.

Tel grand patron se présente d’abord comme un père de famille aimant et se lance dans des discours anecdotiques, simplistes et sans substance, applaudi par ses troupes, rassurées par cette personne qui leur ressemble tant… tellement qu’elle n’a ni la  légitimité, ni l’autorité morale et intellectuelle pour exercer un vrai leadership. 

Telle nouvelle recrue, installée sur un siège prestigieux et généreusement payée par des fonds publics, camoufle son manque de vision et d’envergure en alléguant que les employés qui lui ont été confiés ont surtout besoin d’amour, et qu’elle s’attardera en priorité à cette noble tâche. 

Il n’est pas question ici d’opposer le cœur à la raison ou de prôner le retour des leaders froids, distants, autoritaires et sans état d’âme, mais simplement d’en appeler à un peu plus d’équilibre, de courage, d’honnêteté et de sens des responsabilités chez ceux et celles qui ont l’ambition de mener les troupes plus haut et plus loin.

Ce n’est pas parce qu’on se définit comme un leader authentique que l’on est sincère. Et ce n’est pas parce qu’on prône la gestion participative et la co-construction d’une vision qu’on se délivre de son obligation de contribuer à bâtir l’édifice, à la hauteur de son salaire, de son pouvoir et de son statut. Faute de quoi, un facilitateur ou un accompagnateur suffirait à la tâche. Pourquoi recourir à des leaders supposément transformationnels s’ils abdiquent toute responsabilité de direction?

Savoir raison garder 

Quand les personnes en situation de pouvoir essaient de vous faire avaler des couleuvres en maniant la langue de bois pour vous endormir, en invoquant des arguments-bâillons pour vous intimider, ou en jouant du violon pour vous attendrir, on est tenté de répondre, vous nous prenez pour des imbéciles ou quoi?

C’est peine perdue. Ceux qui travaillent dans les grandes institutions savent bien que le fait de dire au roi qu’il est nu équivaut à un passeport pour la disgrâce, un aller simple pour l’antichambre, à moins d’avoir un sauf-conduit délivré par un protecteur influent.

Mais comment résister alors?

Leur lancer une tarte à la crème au visage aurait un effet soulageant à court terme, mais cela ne résoudrait rien. Du reste, en adoptant cette pratique dégradante, avilissante, lâche et symboliquement violente, on se rend aussi condamnable que les personnes que l’on condamne. Sans compter les considérations financières: à l’heure où des familles peinent à remplir leur panier d’épicerie, il serait indécent de gaspiller de bons desserts.

Alors, comment résister ? 

Parler, nommer, expliciter le non-dit, sans violence mais sans complaisance, questionner les slogans, les lâchetés, les faux fuyants et les fausses évidences, à ses risques et périls. C’est facile à dire, mais tellement plus difficile à faire.

Et ça l’est encore davantage quand le flou artistique et ses corollaires – l’arbitraire, les approximations et le statu quo déguisé en nouveau paradigme – semblent profiter à plusieurs parties, aux puissants comme à leurs subalternes, selon les termes tacites d’un contrat gagnant-gagnant: fais silence sur mes limites et mes manquements, je ferai silence sur les tiens, et tissons une alliance pour neutraliser les empêcheurs de ronronner en paix et autres ennemis de la positive attitude.

Comme tous les sujets polarisants, la question du pouvoir n’est pas seulement une affaire de puissants qui écrasent des plus faibles. C’est plus complexe et moins manichéen que cela. Aucun despote ne tiendrait le coup sans le soutien de larbins, de complices et d’alliés, jusqu’au plus bas de l’échelle.

Au demeurant, le despotisme et la tentation totalitaire existent également chez ceux qui jouissent de la présomption de vulnérabilité: la tyrannie de l’émotion est une forme d’abus de pouvoir tout aussi destructrice que la raison du plus fort.


Rachida Azdouz est psychologue, autrice et chroniqueuse. Chercheure affiliée au LABRRI, son programme est modeste : résister aux injonctions, surveiller ses angles morts, s'attarder aux frontières et poursuivre sa quête.

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