Fête des mères, pronoms et culture sourde

--- 14 mai 2023

Certaines croisades contemporaines s’égarent quand elles nous invitent à nier la réalité

Dieu, donne-nous la grâce d’accepter avec sérénité les choses qui ne peuvent être changées, le courage de changer celles qui devraient l’être, et la sagesse de faire la différence. (Reinhold Niebuhr)

Handicap ou culture?

Il y a 25 ans, j’étais étudiant à l’université. Pour satisfaire certaines exigences du bac, j’avais dû m’inscrire à un cours sur la psychologie de la surdité. Je n’avais pas d’intérêt particulier pour le sujet, mais j’avais besoin des crédits. 

Or le cours s’est avéré fascinant. Surtout à cause du prof (appelons-le Smith) qui enseignait que la surdité n’est pas un handicap, mais une culture. Smith rejetait le « modèle médical » de la surdité et présentait la condition comme une identité, ancrée dans la langue des signes. 

La posture me semblait contre-intuitive. Si la surdité est une identité, est-ce à dire que les interventions médicales visant à restaurer l’audition sont une forme de génocide culturel? Certains le croient. Pour sa part, Smith affirmait que chercher à « guérir » une personne sourde était aussi absurde que de chercher à transformer un Noir en Blanc. 

Pour le jeune homme réfractaire à l’autorité que j’étais, les voyants étaient au rouge. J’avais l’impression qu’on cherchait à m’endoctriner. Ou plutôt à me faire nier, au nom d’une idéologie, ce qui a toujours été une évidence: la surdité est un handicap, au même titre que la cécité ou l’anosmie. (Le gouvernement du Québec inclut les incapacités auditives dans sa définition de handicap.) 

Lors du dernier cours de la session, le prof Smith avait invité quelques personnes sourdes (des jeunes dans la vingtaine) à venir discuter avec la classe. Smith faisait la traduction en langue des signes. À un moment, j’ai posé ma question. « Si vous pouviez retrouver l’ouïe demain matin, le feriez-vous? » Smith s’est alors précipité devant les invités et m’a répondu sèchement que je ne pouvais pas poser cette question, apparemment interdite.

La session s’est terminée sur cette note. Je n’ai pas eu de réponse. 

Des pronoms pour tout le monde?

Deux décennies plus tard, mon fils de trois ans fréquentait le CPE du quartier. Au début de l’année, ma blonde et moi avons rencontré son éducatrice. Ou plutôt son éducateurice, comme iel se présentait. C’était une jeune femme biologique qui s’identifiait comme fluide ou trans, et qui nous expliquait qu’on pouvait l’appeler par son prénom féminin ou encore par son prénom masculinisé (appelons-la Pat). 

L’année s’est déroulée sans problème. Pat n’était pas l’éducateurice la plus chaleureuse, mais notre fils semblait heureux dans son groupe. Je voyais Pat tous les matins. Nous avons discuté de politique – notamment environnementale – à quelques reprises. Pat a quitté le CPE à la fin de l’année pour retourner aux études. 

J’ai repensé à Pat ces dernières années, alors qu’on a vu se répandre les précisions de pronoms dans divers milieux. Je ne sais pas ce que Pat pense de cette tendance. Il est possible qu’iel y soit favorable. 

Ce que je sais, par contre, c’est que dans un CPE où toutes les autres femmes biologiques s’identifiaient comme femmes et les quelques hommes biologiques comme hommes, Pat savait bien qu’iel était une exception et le précisait d’emblée aux parents, qui passaient rapidement par-dessus cette originalité. Ah, vous êtes trans? Ok. Et serez-vous dans la cour ou le local vers 17h? Pat ne nous a jamais demandé de préciser nos pronoms et je n’ai jamais senti de malaise entre nous.

Des parents génériques?

La semaine dernière, des parents du Québec ont reçu des messages expliquant que les activités liées à la fête des mères (ou des pères) seraient remplacées par des activités célébrant les parents, de manière à atténuer les références aux mères et aux pères pour certains enfants. On a beaucoup parlé de certains cas particuliers – un à Québec et l’autre dans les Basses Laurentides, qui disait s’inspirer de l’ONU – mais la même consigne a circulé à l’école de mes enfants à Montréal. L’initiative n’était pas tout à fait isolée.

Je précise d’emblée que cet enjeu est loin de me réveiller la nuit. Comme le faisait remarquer mon collègue Simon, la fête des mères a des origines et des accointances diverses et elle a été récupérée par divers intérêts. J’adore mes enfants et leurs chefs-d’œuvre, mais je peux très bien vivre sans recevoir annuellement de leur part une carte-collage avec un cœur coiffé d’un je t’aime papa. J’aime mieux jardiner et jouer au hockey avec eux. Les écoles pourraient abolir toutes les activités en lien avec la fête des pères, ou des parents, ou des adultes significatifs, et je ne m’en porterais pas plus mal. 

Ces incidents ont néanmoins acquis une dimension sociopolitique quand certains y ont vu la manifestation d’un effort systémique visant à éliminer les mots mère et père des lois et communications officielles, au profit d’une désignation générique de parent. Ce courant existe. Mais il est aussi possible que les enseignantes et responsables concernés aient simplement voulu adapter une fête aux circonstances concrètes de leurs classes, sans agenda idéologique sous-jacent. 

Je suis loin d’être insensible à ce qui peut motiver ces décisions. J’ai moi-même dans mon entourage quelques familles de configurations atypiques et toutes méritent le plein appui de la société. Je crois très profondément qu’il faut un village pour élever un enfant. Mais je ne crois pas que la solidarité et l’empathie exigent pour autant qu’on masque ce qui demeure une norme universelle.

Normativité: entre courage et sérénité

Qu’est-ce qu’une société considère comme la règle et comme l’exception? Quelles normes injustes ou dépassées devraient être révisées et lesquelles devraient être acceptées parce que fondées ou immuables? Il s’agit là de questions politiques fondamentales.

Clairement, certaines choses changent. En 1950, les femmes étaient majoritairement à la maison et les écoles de Montréal étaient très majoritairement peuplées de petits Québécois « de souche ». La réalité est très différente aujourd’hui. Au cours des dernières décennies, nous avons changé notre rapport à la religion, à la nature, aux relations de couple et à l’éducation des enfants. Ces chamboulements touchent bien d’autres choses encore. Je suis loin d’être un nostalgique identitaire.

Comme progressiste, je crois aussi que d’autres changements fondamentaux – parfois radicaux – sont nécessaires. Pour aligner notre système économique sur la durabilité écologique, quitte à remettre en question le dogme de la croissance. Pour repenser notre organisation sociale à la faveur des liens, du contact humain et de l’éradication de la solitude. Pour rénover nos institutions démocratiques et l’appareil d’État et réactualiser leur légitimité. C’est un vaste programme, qui se heurte à des obstacles et des résistances immenses. Une ambition utopique selon plusieurs. 

Cela dit, comme d’autres, je considère que certaines croisades contemporaines s’égarent, notamment celles qui nous invitent, au nom d’une idéologie qui s’identifie comme progressiste, à nier la réalité. Cette mouvance semble être l’aboutissement maladroit d’un nécessaire et légitime processus d’émancipation, d’acceptation et d’intégration de certains groupes minoritaires ou historiquement marginalisés.

Deux vagues et une dérive?

La première vague d’émancipation, dans les années 1960 et 1970, consistait à lever certains tabous. Suivant l’élan des luttes féministes et du mouvement des Civil rights, des groupes minoritaires ou marginaux ont mené des combats pour intégrer l’espace public. Il fallait respecter l’autonomie des personnes handicapées. Il fallait cesser de persécuter les homosexuels. Il fallait élargir les identités masculines et féminines pour tolérer les femmes en pantalon et les hommes aux cheveux longs, etc. 

Une fois les tabous brisés, la deuxième vague a cherché à modifier les lois. Il fallait mettre fin à la ségrégation. Il fallait atteindre l’équité salariale. Il fallait ajuster les infrastructures pour accommoder les personnes handicapées. Il fallait établir une égalité de traitement entre conjoints de même sexe et couples hétérosexuels. Ces luttes politiques ont connu des avancées considérables au cours des dernières décennies, particulièrement en Occident, mais elles ne sont pas terminées. 

La troisième vague, plus récente, propose d’aller plus loin. Il est question cette fois de déconstruire certains « faits sociaux ». (J’utilise intentionnellement un terme vague parce qu’un camp considère qu’il s’agit de réalités objectives alors que l’autre y voit des normes arbitraires.) 

L’idée n’est plus simplement de lever le tabou sur des identités minoritaires ou marginales, ou de faire en sorte que les lois ne discriminent pas indûment. L’objectif consiste plutôt à masquer le caractère minoritaire ou marginal de certaines identités en rejetant une réalité/norme. 

Ainsi, on présente la surdité non pas comme un handicap – par rapport à un humain « normal » qui entend – mais comme une culture au même titre que toutes les autres. Pour éviter que les personnes trans ou fluides soient les seules à indiquer qu’elles ne s’identifient pas à leur sexe – une condition rare par rapport à la «normalité» des êtres humains – on demande à tout le monde de préciser ses pronoms. Pour éviter que les enfants sans mère ou père soient l’exception – parmi des enfants qui ont «normalement» un père et une mère – on remplace la fête des mères et des pères par la fête des parents. Pour rassurer les personnes enceintes qui ne s’identifient pas comme femmes – un cas exceptionnel par rapport à la «normalité» des femmes enceintes – on propose d’éliminer le mot femme pour parler de «personnes porteuses». 

Ces combats sont souvent menés sur le terrain du langage. Les tenants de la culture sourde parlent ainsi de «gain de surdité» plutôt que de «perte de l’audition». On parle de «soins d’affirmation du genre» pour référer aux chirurgies et procédures de changement de sexe. Les «personnes avec un pénis» remplacent les hommes, etc. Les enjeux varient, mais un fil conducteur se dégage: pour ce militantisme de troisième vague, il n’est plus suffisant d’inclure dignement et de reconnaître les droits égaux des personnes en situation minoritaire ou marginale, il faut éliminer la notion même de «normalité». La logique est implacable: s’il n’y a plus de norme, il n’y a plus d’exception.

De nombreux débats de notre époque tournent autour de ce programme idéologique, assumé ou non. Certains conservateurs en font une obsession et s’emploient à combattre inlassablement tout ce qui pourrait ressembler à une évolution sociale. À l’opposé, certains progressistes nient l’existence du phénomène ou cherchent systématiquement à le banaliser. 

S’il est vrai que chaque cas doit être examiné individuellement et dans son contexte, beaucoup de gens, incluant à l’Assemblée nationale, considèrent néanmoins que la troisième vague fait fausse route. Non pas parce qu’elle vise une société diversifiée et inclusive – il s’agit là d’un acquis de la deuxième vague, largement soutenu par la population – mais parce qu’elle repose sur une forme de déni de la réalité. 

Masquer la minorité?

Il n’est pas nécessaire de nier que plus de 9o% des êtres humains sont hétérosexuels pour accorder des droits et une dignité égale à ceux qui ne le sont pas. Il n’est pas nécessaire de nier que 99% des êtres humains ont une identité sexuelle qui correspond à leur sexe biologique, ou que 99% des personnes enceintes se considèrent comme des femmes, pour inclure et respecter ceux et celles qui forment l’exception.

Derrière cette volonté contemporaine d’embrouiller la norme, je ne peux m’empêcher de voir une acceptation tacite de l’idée que le statut de minorité soit toxique par définition. Comme s’il fallait éviter comme la peste d’être marginal, par rapport à une normalité quelconque. Il y a quelque chose de pervers dans ce rejet de l’exception-à-la-règle qui semble avaliser, ou du moins considérer comme inévitable, le fait que la société persécute les minorités. 

Or je rejette ce principe, qui me semble en contradiction directe avec l’idée même de progrès social. J’ai déjà écrit qu’on ne limite pas la liberté des uns pour accommoder le malaise des autres. Je ne vois pas pourquoi, au nom de malaises différents, on devrait nier certaines réalités. Je m’inquiète aussi de voir que certains militants, en fondant leur action sur des fictions idéologiques, troquent le progressisme véritable – encore si nécessaire – pour des chimères. 


Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la Caisse de dépôt et à l'Institut du Québec. Il travaille actuellement comme directeur des affaires parlementaires au Sénat.

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