Espace numérique et privatisation de la place publique

--- 25 août 2023

Nous assistons en ce moment à une déroutante mutation humaine et sociale par laquelle l’agora est devenue un produit développé et mis en marché par des sociétés privées

Photo: Gian Cescon via Unsplash

Imaginons une place publique où se tient un marché dans un quartier animé par un beau samedi ensoleillé. 

Les marchands ont installé leurs étals et disposé leurs produits bien en vue. Certains annoncent haut et fort les articles en primeur et à bon prix. Devant la boucherie, un jeune homme distribue des dépliants. Il tente de mobiliser les passants pour une cause qui lui est chère. Quelques pas plus loin, un autre sollicite des dons pour un organisme de charité. Les habitants du quartier sont venus nombreux pour faire des emplettes, mais aussi pour passer un bon moment entre amis ou en famille. La terrasse du café est d’ailleurs bondée. On y parle tranquillement de tout et de rien. Au bistrot, juste à côté, le ton monte un peu. Une polémique occupe les habitués assis au comptoir. De loin, il est difficile de savoir si c’est à propos du match qui est diffusé sur les écrans ou des grands titres du jour criés par un camelot qui tente de vendre le journal paru le matin. À ces annonces des manchettes se mêlent celles d’un type avec un porte-voix qui déclame des slogans suivis par une poignée de manifestants. Quelques badauds observent la scène et d’autres acceptent de signer une pétition brandie par une militante qui sollicite des appuis auprès des passants. À l’autre bout de la place, un politicien local fait un peu la même chose, en tentant de serrer les mains de ceux et celles qu’il croise. Les élections approchent et il doit être « présent sur le terrain » comme le veut l’expression consacrée. L’important pour lui est de se faire voir. Dans l’entrée de la fromagerie, une jeune fille épingle une annonce sur un grand babillard qui côtoie les affiches de spectacles. Elle a perdu son chat. La photo du matou ainsi bien en vue, à côté d’annonces d’objets à vendre et d’offres de services en tout genre, permettra peut-être de le retrouver.

Il faudrait brosser ce portrait encore longtemps pour évoquer tous les liens que nous créons entre nous, de manière plus ou moins consciente, à chaque instant de nos vies. Cette brève esquisse permet de voir quelques-unes de ces mailles qui s’entrelacent afin de tisser le tissu social. Il s’agit d’une toile où chaque transaction, du simple échange de regard à la conversation enflammée en passant par les salutations d’usages, les querelles, les accolades chaleureuses et tant de choses encore, forme un point de contact au sein d’une communauté. Chaque occasion de communiquer permet de nouer un nœud. Nous fabriquons ainsi avec nos concitoyens un réseau sans lequel l’idée même d’une communauté serait insignifiante.

Imaginons maintenant qu’une grande compagnie invente un appareil doté d’une interface permettant de reproduire, afin d’en tirer profit, ce réseau que je viens de décrire. Cet appareil permettrait d’initier et de maintenir tous les contacts possibles entre ceux et celles qui en feraient l’acquisition. Toutes les informations que nous échangeons, des plus banales aux plus complexes, passeraient par ce dispositif. Il servirait ainsi de support pour à peu près tous les messages que nous désirons transmettre. C’est un réveil-matin qui vous communique l’heure de votre réveil. C’est un calendrier où sont inscrits tous les anniversaires de toutes les personnes que vous connaissez. C’est l’agenda où votre emploi du temps est soigneusement noté. C’est la carte postale que vous envoyez à vos proches lors de vos vacances. C’est votre liste de courses, un aide-mémoire, une note dans un calepin. C’est une lettre d’amour, un pamphlet incendiaire, un journal personnel ou un discours politique. C’est la revue savante, le tabloïde tapageur, la revue spécialisée, les infos en continu, le journal quotidien, le magazine porno. C’est une boîte à musique, un disquaire, un libraire, une brocante, une pétition, une manifestation, parfois même une émeute.

Vous l’avez compris et vous me voyiez sans doute venir: cet appareil existe et il y a fort à parier qu’il se trouve en ce moment devant vous ou que vous le teniez entre vos mains. 

Fermez les yeux un instant et songez à tous les échanges qui passent désormais par votre téléphone mobile, votre tablette ou votre ordinateur par le biais d’une poignée d’applications. 

De nos jours, quasiment tous les rapports sociaux peuvent prendre forme grâce à des appareils conçus et mis en marché par une poignée de fabricants. On compte sur les doigts d’une main ceux qui dominent les parts de marché des appareils mobiles (Apple, Samsung, Huawei, etc.) Deux compagnies, pour l’essentiel, développent des systèmes d’exploitation qui nous permettent d’utiliser ces appareils (iOS d’Apple et Androïd de Google). Quant aux applications vous permettant de tisser des liens, vous pouvez dresser la liste facilement. Combien en utilisez-vous, que ce soit pour discuter, diffuser des messages, acheter et vendre des produits et services ou encore prendre part à une culture commune par la fréquentation d’œuvres artistiques? Une dizaine? Une vingtaine? Un peu plus, un peu moins? Chose certaine, on connaît celles dont on parle constamment: Facebook, Twitter (désormais X), Instagram, YouTube, TikTok. Amazon, Google, Netflix et quelques autres. L’idée ici n’est pas de dresser une liste exhaustive, mais simplement de constater qu’un seul appareil que nous avons constamment en main – il s’agit presque d’une extension de notre propre corps – et sur lequel nous installons un petit nombre d’applications, permet de tisser la toile des rapports sociaux.

Dans nos discussions à propos de ce quasi-monopole des géants du numérique qui nous occupent depuis une quinzaine d’années, nous avons jusqu’à maintenant surtout insisté, de manière sectorielle, sur la valeur des contenus qui sont diffusés et partagés sur les plateformes sociales. C’est notamment le cas avec la loi C-18, qui cause bien des émois depuis quelques semaines dans le monde des médias. Comme on le sait, cette loi vise à « réglementer les intermédiaires de nouvelles numériques qui rendent disponible du contenu de nouvelles produit par des médias d’information aux personnes se trouvant au Canada ». Selon les définitions retenues par le législateur, Google et Facebook feraient partie de ces intermédiaires et c’est cette position dominante, entre le citoyen et les médias d’information, qui serait à la source d’une iniquité au sein du « marché canadien des nouvelles ». Les sociétés qui exploitent ces plateformes devraient donc conclure des ententes à la pièce avec les médias qui produisent ces nouvelles afin d’assurer un partage des revenus. De telles ententes pourraient, imagine-t-on, rétablir un certain équilibre.

C’est faire fausse route. La position dominante des géants du numérique ne repose pas sur la valeur de tel ou tel contenu et je doute fort que la notion d’intermédiaire sur laquelle on a choisi d’insister soit judicieuse. À avancer dans cette direction, on pourrait tout aussi bien dire qu’ils sont des intermédiaires de créations artistiques, de lettres d’amour ou de haine, de discours politiques, d’annonces classées, de circulaires en tout genre, de menus de restaurants ou que sais-je encore. Cette idée d’intermédiaire est d’ailleurs en complète rupture avec la conception qui est le plus souvent et spontanément mise de l’avant par les utilisateurs: les commerçants, les politiciens, les artistes, tous ceux qui ont quelque chose à dire, ne cessent de répéter que les médias sociaux leur permettent de s’adresser directement et sans intermédiaire à ceux et celles qui veulent bien leur accorder leur attention. Bien des journalistes, chroniqueurs et autres artisans de l’information, puisqu’on parle de nouvelles, ont aussi joué allégrement à ce jeu leur permettant de converser directement avec leurs lecteurs et auditeurs.

On arrive au cœur du problème: nous ne communiquons pas par l’entremise de Facebook, pour prendre spécifiquement cette plateforme en exemple, nous communiquons sur Facebook. Cette distinction est importante et fondamentale. Il s’agit du lieu où nous nous trouvons. Nous sommes déjà là, avant même de savoir ce qu’on pourrait avoir à dire. Dans bien des cas, c’est en arrivant sur place que nous trouvons prétexte à entamer une conversation même si, en amont, nous n’avions aucune intention de communiquer. 

Cet espace numérique a toutes les apparences de la place publique que j’ai décrite sommairement plus haut. Il ne s’agit pas d’un intermédiaire entre un émetteur et un récepteur, il s’agit du lieu où l’un et l’autre se trouvent même si aucun message n’est transmis.

Comment se fait-il que nous soyons déjà là? C’est à cette question que nous devons répondre si nous voulons commencer à comprendre la position dominante des géants du numérique et des plateformes sociales désormais omniprésentes dans nos vies quotidiennes. 

Une partie de la réponse se trouve dans le modèle d’affaire de ces sociétés: leur matière première, ce qu’elles exploitent au premier chef, ce ne sont pas des contenus, mais plutôt notre attention. Elles ont développé une recette leur permettant de capter l’attention et de la garder captive. Nous parlons souvent de ces fameux algorithmes, mot que nous employons faute de mieux pour désigner l’ensemble des mécanismes mis en place pour cerner nos intérêts et nous inciter à demeurer présents sur leurs plateformes. Comment une telle chose a-t-elle pu être développée et mise en marché sans qu’aucun pouvoir public ne demande à voir ce qu’il y avait sous le capot de ces machines d’une redoutable efficacité? Nous avons bien des règles en matière de production alimentaire, de constructions de bâtiments et autres infrastructures ou encore de fabrication de produits pharmaceutiques. Comment se fait-il que ces produits numériques que nous utilisons quotidiennement et qui ont des incidences majeures sur la configuration de nos sociétés échappent à toute forme de contrôle?

Il faudrait que nos élus laissent de côté la vision strictement économique qui caractérise leur saisie du problème auquel nous faisons face pour plutôt embrasser un regard anthropologique et sociologique. Nous assistons en ce moment à une déroutante mutation humaine et sociale par laquelle la place publique, l’agora telle que nous la concevions par le passé, est devenue un produit développé et mis en marché par une poignée de sociétés privées sur lesquelles aucune institution, aucun pouvoir politique, aucune volonté démocratique, n’ont de prise réelle. La configuration même de cette nouvelle place publique – qu’il faudrait plutôt qualifier de place privée par souci de justesse – échappe à tout contrôle. Les mécanismes qui rendent possibles ces liens sociaux, les codes qui les gouvernent, sont développés en secret au sein de nébuleux centres de recherches et sont déployés sans que personne ne soit consulté.

L’enjeu dépasse de loin la simple diffusion de contenus journalistiques émanant des salles de presse. Aujourd’hui, ce sont les nouvelles qui sont au cœur du débat. Hier, c’était la musique locale qui n’était pas assez visible. Un autre jour encore, c’était les œuvres cinématographiques. Demain, ce sera autre chose. Nous tentons ainsi, sans grande conséquence, de régler des problèmes sectoriels, contenu par contenu, sans prendre en compte le système global mis en place par quelques sociétés privées qui ont conçu et gouvernent une place publique (mais privée) mondiale sur laquelle les états – et implicitement les citoyens – n’ont aucun droit de regard, aucun pouvoir, aucun moyen d’action réels. Les conditions d’utilisation font office de constitution au sein de ces nouvelles structures sociales sans frontières. Tant et aussi longtemps que nous aborderons ces questions sans prendre en compte ce vide démocratique inhérent aux espaces numériques, nous n’irons nulle part et le temps que mettent nos élus à comprendre la nature de ces technologies est inversement proportionnel à la vitesse à laquelle elles se développent.


Simon Jodoin est auteur, chroniqueur et éditeur. Après des études en philosophie et en théologie à l’Université de Montréal, il a pris part à la réalisation de divers projets médiatiques et culturels, notamment à titre de rédacteur en chef du magazine culturel VOIR. Il est désormais éditeur de Tour du Québec et chroniqueur régulier au 15-18 sur les ondes d’ICI Radio-Canada Première. Il est l'auteur du livre Qui vivra par le like périra par le like, un témoignage au tribunal des médias sociaux.

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