Jasons de… discrimination positive (après l’arrêt Harvard)
La discrimination fondée sur la race est-elle compatible avec le libéralisme des sociétés occidentales?
(Un dialogue entre Jérôme Lussier et Maxime St-Hilaire)
JÉRÔME: Salut Maxime! On ne se connait pas mais certaines de nos interactions virtuelles suggèrent que nous nous intéressons aux mêmes sujets et que nous partageons quelques idées. En l’occurrence, nous avons tous deux été interpelés par le récent jugement de la Cour suprême des États-Unis qui a invalidé la discrimination positive (affirmative action) dans des processus d’admission à l’université. C’est un sujet délicat, que j’aborde surtout dans une perspective sociale et politique même si, comme ex-avocat aux États-Unis, les aspects juridiques m’intéressent aussi. Pour un spécialiste des questions constitutionnelles, je présume que cette décision représente un événement majeur.
MAXIME: Bonjour Jérôme. Pour te suivre depuis un moment, j’ai réciproquement la même impression concernant nos affinités. Oui, c’est un jugement majeur, et ce d’abord parce que l’égalité est, comme le pensent aussi les philosophes Ronald Dworkin et Jeremy Waldron, l’idée cardinale du droit. Ce jugement revêt aussi une dimension capitale pour le Canada, car il repose sur une conception du droit à l’égalité qui est fondamentalement différente de celle qui domine la «pensée unique» des constitutionnalistes et juges canadiens. Mais je pourrai développer ce point dans un billet à venir…
JÉRÔME: Oui, il faudra assurément déballer tout ça… De mon côté, j’aimerais commencer par citer l’acteur et essayiste Noir américain Joseph C. Phillips, qui s’oppose depuis longtemps à la discrimination positive: «Ça ne veut pas dire que nous croyons que le racisme a soudainement disparu. … J’ai vu le racisme, j’ai été victime de racisme. Je ne vais pas faire semblant que le racisme n’existe pas. Mais la question dont nous débattons n’est pas ‘Le racisme existe-t-il?’ La question qui nous occupe est ‘Les préférences raciales sont-elles un moyen efficace de combattre le racisme?’ » Il me semble que c’est effectivement la bonne façon de poser le débat entourant la discrimination positive: ce n’est pas un débat sur le racisme, mais sur les façons de le combattre.
MAXIME: Il faut savoir qu’aux États-Unis – contrairement au Canada, où la diversité intellectuelle sur ces questions est inexistante – le débat juridique et politique porte sur les moyens, et non sur la fin (combattre le racisme). En d’autres mots, bien qu’à peu près tous les juristes américains appuient l’objectif de lutter contre le racisme, il existe une discussion vigoureuse sur les conditions de constitutionnalité des programmes de discrimination positive, et ce depuis que la validité de leur principe a été admise, de justesse, dans l’arrêt Bakke de 1978. Il est même possible de soutenir que ces programmes n’ont été clairement admis qu’en 2003 avec l’arrêt Grutter v Bollinger. Malheureusement, au Canada, dès lors qu’on ose s’interroger sur la justice d’un programme d’accès à l’égalité (c’est-à-dire de discrimination positive), on se fait accuser d’être contre l’égalité «réelle» – aussi bien dire de ne pas être «réellement» pour l’égalité! Or il est bien entendu parfaitement possible de s’opposer viscéralement au racisme, par exemple, tout en s’opposant à la discrimination positive. À plus forte raison, on peut très bien être contre une certaine forme de programmes d’accès à l’égalité sans être absolument contre toute idée de discrimination positive.
JÉRÔME: La distinction entre la fin et les moyens est essentielle, et effectivement elle se perd trop souvent dans le simplisme et la superficialité avec lesquels certains enjeux sont abordés, incluant chez nous. Il semble qu’on évacue souvent des questions complexes en stipulant l’existence de deux camps – les bons et les méchants – et que l’analyse critique s’arrête là. Il y a quelques mois, j’avais d’ailleurs essayé de pousser la réflexion un peu plus loin sur la question des programmes visant l’inclusion et la diversité.
MAXIME: C’était sans doute peine perdue. Chez nous, l’inclusivisme et le «postcolonialisme» sont malheureusement devenus des industries. Le Canada fait cavalier seul (vers l’impasse) sur cette question de «l’accès à l’égalité » — du moins dans la mesure où, la discrimination positive étant normalement une mesure d’égalité des chances (et non des résultats), c’est en matière d’admission aux études qu’on l’observe à l’étranger, non pas pour les embauches professorales et la distribution des chaires de recherche. Dans l’affaire américaine Harvard, une majorité de juges de la Cour suprême vient de reconnaître que (même en matière d’admission aux études) la discrimination positive pouvait se traduire par une atteinte au droit à l’égale dignité des membres du groupe que ce programme cherche à aider, et ce en leur appliquant des stéréotypes: “Lorsqu’une université admet des étudiants sur la base de la race, elle pose l’hypothèse offensante et dégradante que les étudiants d’une race particulière, en raison de leur race, pensent de la même manière. De tels stéréotypes contredisent l’objectif central de la Equal Protection Clause”. Il faut comprendre que, depuis l’arrêt Brown v Board of Education, toute discrimination formelle fondée sur la race était systématiquement invalidée en vertu de la Equal Protection Clause du 14e Amendement à la constitution américaine. Cela explique d’ailleurs pourquoi la Cour suprême des États-Unis a eu tant de mal à admettre le principe même des programmes de discrimination positive. En droit constitutionnel américain, depuis 1978 et jusqu’au récent jugement Harvard, ceux-ci n’avaient donc été que tolérés, à titre d’exceptions au droit à l’égalité, et ce, à certaines conditions seulement.
JÉRÔME: Les programmes de discrimination positive fondée sur la race ont toujours donné l’impression de reposer sur des bases juridiques fragiles aux États-Unis. Peu importe leur camp, presque tous les observateurs s’entendaient pour dire que les programmes de «préférences raciales», dans leur forme actuelle, seraient tôt ou tard testés devant les tribunaux, voire qu’ils vivaient sur du temps emprunté. Comme l’écrivait récemment John McWhorter, “Cette pratique était compréhensible et même nécessaire il y a 60 ans. La question que je pose depuis quelques années, c’est pour combien de temps encore faut-il la poursuivre. J’en suis personnellement arrivé à croire que les préférences fondées sur des facteurs socio-économiques – la richesse, les revenus, même le lieu de résidence – auraient plus de bénéfices tout en exigeant moins d’injustice patente.” En 2008, Barack Obama donnait l’exemple de ses propres filles pour expliquer le besoin de repenser les politiques de discrimination positive: “Il faut réfléchir à la discrimination positive et la déployer de manière à ce que certains enfants Noirs privilégiés ne reçoivent pas un traitement plus favorable que les enfants Blancs pauvres qui ont eu la vie plus difficile.” Visiblement, la légitimité – et, par extension, la constitutionnalité – de ces programmes était questionnée de toutes parts.
MAXIME: Tout à fait, et c’est pourquoi le professeur Richard Primus pouvait écrire en 2004 qu’il n’y avait aux États-Unis «aucun consensus sur le statut normatif de la discrimination positive ». Pour des raisons historiques évidentes, les enjeux d’égalité et de non-discrimination raciales existent dans ce pays comme sujet de réflexion et de débat et alimentent une longue et riche tradition constitutionnelle et intellectuelle. Les motifs de l’arrêt Bakke – qui avait fini par admettre le principe des programmes de discrimination positive – étaient très partagés. Il semble toutefois qu’au cours des dernières décennies, les universités et une certaine gauche juridique identariste ont oublié les conditions strictes en vertu desquelles la discrimination positive avait été exceptionnellement admise. Or, dans l’arrêt Harvard, la Cour suprême des États-Unis a estimé que les programmes de discrimination positive de cette université privée et de l’université publique de la Caroline du Nord (UNC) ne satisfaisaient aucune de ces conditions. Les programmes en cause avaient des objectifs mal définis et le lien entre ceux-ci et les moyens déployés était douteux, ce qui ne permettait pas leur contrôle judiciaire en vertu du critère de strict scrutiny, le plus sévère, qui s’applique aux distinctions fondées sur la race. Les programmes ne satisfaisaient pas non plus à la double exigence de recourir à la race d’une manière qui ne soit ni désavantageuse pour leurs non-bénéficiaires, ni stéréotypique pour leurs bénéficiaires. Au contraire, les programmes en cause réduisaient le nombre d’étudiants d’origine asiatique admis et ils stéréotypaient les candidats Noirs et «hispaniques». Enfin, les programmes examinés par la Cour étaient dépourvus de tout terme ou de toute limite qui puisse marquer l’atteinte logique de leurs objectifs, alors qu’en droit américain, l’affirmative action ne saurait être qu’une solution temporaire. Les programmes de Harvard et de la UNC ont donc été jugés inconstitutionnels.
JÉRÔME: Il faut aussi se rappeler que plusieurs États américains – notamment la Californie, le Michigan, l’Arizona – ont déjà invalidé, par référendum, toute forme de discrimination ou de préférence sur la base de la race, du sexe, de la couleur, de l’ethnicité ou de l’origine nationale pour les emplois gouvernemenaux, l’admission aux universités d’État ou les contrats publics. Pour plusieurs institutions, donc, l’arrêt Harvard ne changera pas grand-chose.
MAXIME: En effet. Par ailleurs, aussi importante que puisse être l’affaire Harvard, elle ne représente pas, selon moi, un revirement jurisprudentiel majeur. Des tribunaux américains avaient déjà invalidé des programmes fédéraux de discrimination positive, en 1998 et en 2001 notamment. Pour ce qui est de la Cour suprême, elle était passée bien près d’en faire autant dans l’affaire Adarand (1995) en confirmant que toute distinction formelle de traitement fondée sur la race devait être assujettie au degré le plus sévère de contrôle judiciaire (de strict scrutiny), peu importe le groupe racial favorisé ou défavorisé, et ce parce le droit constitutionnel à l’égalité protège les personnes et non les groupes. Dans l’arrêt Schuette de 2014, la Cour suprême avait jugé qu’un État pouvait très bien interdire tout programme de discrimination positive pour l’admission aux universités publiques qui soit fondé sur la race ou le sexe des candidats. Comme ces programmes n’étaient que tolérés aux termes du 14e Amendement, il était pour le moins audacieux de soutenir que la Equal Protection Clause les rendait désormais obligatoires… Et il aurait été surprenant que la Cour suprême des États-Unis finisse par avaliser une conception communautariste ou autrement collectiviste du droit constitutionnel à la non-discrimination. En 1943, en 2000, puis en 2023 (dans Harvard), la Cour a affirmé que les distinctions entre les personnes qui se fondent sur leur seule ascendance «sont par nature odieuses aux yeux d’un peuple libre dont les institutions sont fondées sur la doctrine de l’égalité».
JÉRÔME: Je suis d’accord, et à mon avis c’est pour cela que la question de la discrimination positive suscite autant d’intérêt. Sur le plan philosophique, cet enjeu touche au coeur du libéralisme, un courant politique qui considère que tous les êtres humains doivent avoir les mêmes droits et les mêmes libertés, ce qui invalide toute forme de privilège ou de discrimination indue, en particulier au niveau identitaire. Or, dans la mesure où la discrimination raciale – positive ou négative – traite inégalement les personnes de couleurs ou d’ethnicités différentes, elle viole ce principe. La conclusion de la majorité dans Harvard est sans équivoque: «Plusieurs universités ont, depuis trop longtemps, conclu à tort que l’identité d’une personne ne se fonde pas sur les obstacles surmontés, les habiletés acquises ou les leçons apprises, mais sur la couleur de leur peau. L’histoire constitutionnelle de ce pays ne tolère pas ce choix.» Évidemment, en contexte américain, l’esclavagisme et ses ravages constituent un énorme éléphant dans la pièce, dont il est impossible de faire abstraction.
MAXIME: On a cru toucher ici à la limite de la théorie et des concepts juridiques abstraits… pour être aussitôt rattrapé par eux. Je m’explique. Aux prises avec l’héritage de l’esclavagisme et de la ségrégation, les États-Unis auraient difficilement pu se contenter de mettre fin à la ségrégation et de faire comme si rien n’était. Il fallait trouver un moyen de compenser pour l’injustice passée ou, du moins, accélérer la reprise du temps perdu depuis la promesse des «amendements de la reconstruction» – une promesse qui, comme l’a reconnu la Cour suprême dans Harvard, a été trahie pendant près d’un siècle, notamment pas la Cour elle-même qui, en 1896, avait jugé non-discriminatoire la ségrégation raciale (separate but equal). La discrimination positive a été pensée comme une mesure de rattrapage, mais elle représentait aussi une sorte d’expérience, que l’arrêt Harvard vient de juger finalement plus problématique que concluante. Le droit constitutionnel à l’égalité protégeant la personne humaine individuelle et non les groupes, une telle protection ne saurait varier selon la race de ses bénéficiaires. Autrement dit, une personne humaine ne saurait être réduite, surtout pas juridiquement, aux caractéristiques réelles ou putatives du groupe auquel elle se rattache ou auquel on l’assimile.
JÉRÔME: Si l’arrêt Harvard marque la fin de la discrimination positive fondée sur la race telle qu’on l’a connue aux États-Unis, cette décision représente peut-être aussi le début d’une nouvelle mouvance. Plusieurs propositions circulent, notamment pour remplacer le critère racial par des critères socio-économiques, moins problématiques au plan constitutionnel (parce qu’ils ne catégorisent pas les individus sur des bases identitaires). Dans la foulée de Harvard, des groupes veulent maintenant faire invalider les «legacy admissions» – ces admissions réservées aux enfants de gradués ou de donateurs – qui privilégient les privilégiés et sabotent le mérite personnel qui devrait guider les décisions d’admission. Les bases juridiques de la contestation sont différentes de celles de l’arrêt Harvard, mais j’espère personnellement que la contestation sera fructueuse et que ces pratiques anachroniques cesseront rapidement. Certaines universités ont déjà décidé de les abandonner. Tant mieux.
MAXIME: Dans Harvard, le juge Gorsuch n’a d’ailleurs pas manqué de relever la contradiction (pour ne pas dire l’hypocrisie) entre les prétentions égalitaires des grandes universités américaines et le fait qu’elles n’admettent pratiquement pas de pauvres. Quant à savoir si les droits constitutionnels de la personne sont un bon moyen de pallier les inégalités économiques et sociales, c’est un bien vaste sujet… La jurisprudence américaine, incluant l’arrêt Harvard, a consacré une vision plutôt juridique, libérale, universaliste et forte du principe, où la fin ne justifie pas les moyens. Au Canada, ce principe a malheureusement été évacué au profit d’une approche dite «d’égalité réelle» qui sacrifie la cohérence de l’idéal juridique de l’égalité de toutes les personnes humaines sur l’autel des soi-disant «faits identitaires de rapports de pouvoir», et l’ouverture de cette boîte de Pandore postmoderne engendre d’innombrables maux. C’est là presque une autre affaire, qui sera le sujet d’un prochain billet!
JEROME: Parfait, hâte de lire ça. (On est nerd ou on ne l’est pas.) Bonne fin d’été Maxime! De mon côté, je m’en vais camper une semaine au parc Forillon.
MAXIME: J’y serai moi-même la semaine suivante! Souhaitons-nous du beau temps!
1 Commentaire
Avant de commenter ou de participer à la discussion, assurez-vous d'avoir lu et compris ces règles simples
Bonjour,
Je ne suis pas constitutionnaliste et je n’ai pas lu l’arrêt Harvard. Mais vous qui l’avez lu, y avez-vous trouvé des études empiriques qui démontrent que la discrimination positive entraine des stéréotypes chez les bénéficiaires? Sans appui empirique, cette affirmation ne serait que très théorique et idéologique. Pour ma part, j’ai lu, dans les médias sociaux, les réactions de Barak et Michelle Obama (tous anciens de Harvard) qui disaient comment la discrimination positive leur a été bénéfique. Au Canada, la discrimination positive en faveur des groupes marginalisés trouve sa base juridique dans l’article 15(2) de la Charte. J’ai donc hâte de lire le prochain billet promis par mon collègue Maxime sur ces « innombrables maux » causés par la discrimination positive. J’espère qu’il s’agira d’un texte basé sur des faits empiriques, pas sur l’idéologie.