Souriez…vous n’êtes pas filmés

--- 20 mai 2023

Les vexations les plus profondes nous sont souvent infligées par des individus au-dessus de tout soupçon

Photo de Charles Etoroma via Unsplash
Psychopathologie de la vie quotidienne

C’est le titre d’un cours optionnel que j’ai suivi au début de mes études de psychologie dans les années quatre-vingt.

Notre professeur nous envoyait faire de l’observation dans les salles d’attente, devant les cabines téléphoniques, dans les transports en commun, les grandes surfaces et autres lieux publics.

Munis d’un cahier de notes et d’une grille d’analyse, fixant les gens parfois avec insistance, nous attirions les regards suspects. Sans compter les gardiens de sécurité qui nous prenaient en filature dans les magasins et nous demandaient d’ouvrir notre sac à la sortie.

Cette expérience m’a appris deux choses : le pouvoir désarmant du sourire sincère et l’importance de lire et de bien décoder son environnement, au-delà des premières impressions. 

Il m’était difficile d’expliquer aux gens que nous étions dépêchés sur place pour les observer à leur insu, car cela aurait entamé leur spontanéité et invalidé la démarche. Mais le fait de leur sourire quand ils me prenaient en flagrant délit était une façon de leur signifier que j’étais désarmée, inoffensive et sans aucune intention malveillante, malgré mon petit manège de piètre actrice dans un mauvais film d’espionnage.

Quant aux agents de sécurité, il fallait voir leur tête quand je leur expliquais l’exercice et le titre du cours !

La réaction de l’un d’entre eux m’a bouleversée : « vous êtes étudiante? Je déteste l’école, je n’aime pas rester assis à écouter les profs, mais étudier comme ça, dehors, comme vous, j’embarquerais n’importe quand. Je n’aime pas ce travail vous savez, j’ai honte de demander à une jeune fille d’ouvrir son sac comme une voleuse… ou courir après un clochard qui a piqué 250 g de viande hachée. Mais il faut bien gagner sa vie ».

Humilité et humiliations

Mon humiliation fut de courte durée. Cet homme me disait ni plus ni moins que j’étais appelée à avoir bien plus de pouvoir que lui dans la vie (le pouvoir de la connaissance) et qu’il n’était ni fier ni dupe, même s’il m’avait entrainée dans ce cubicule de la honte.

Nous avions tous les deux les cheveux crépus, dans la France des années 80. J’étais à l’époque une étudiante étrangère dont les parents vivaient au Maroc, un pays dont je parle la langue, je connais l’histoire, les codes, les côtés lumineux et glorieux autant que les côtés sombres ; un pays que je regarde avec un amour infini, mais sans complaisance, sans dénigrer mes origines et sans les idéaliser non plus; je pouvais retourner « chez moi » n’importe quand… ou reconstruire un deuxième chez moi au Québec.

L’horizon de mon interlocuteur était moins large et ses options plus limitées. Il était fils d’immigrés algériens, victime collatérale d’une politique d’immigration bâclée (qui a broyé ses parents dans des emplois harassants), de mesures d’intégration inexistantes, d’un contentieux colonial mal liquidé, d’une mémoire pas transmise ou mal transmise.

Je n’ai plus jamais traité les sentinelles de SS ou de garde chiourme et je ne les ai plus jamais regardés de la même façon, même si je me doute bien qu’il y a aussi des zélés et des sadiques dans le lot, comme dans toutes les fonctions qui flirtent avec la coercition et l’autorité.

Mon expérience m’a fait réaliser bien plus tard que les vexations les plus profondes nous sont souvent infligées par des individus au-dessus de tout soupçon, de ceux à qui on accroche des médailles pour services rendus à la justice sociale, de ceux qui valorisent les minorités quand elles sont leurs protégées, leurs subalternes ou leurs obligées, mais qui les écrasent ou les invisibilisent quand elles sont leurs égales.

Voilà pourquoi je garde une certaine réserve devant toutes les personnes qui prennent aujourd’hui la pose inclusive (en déclamant des textes de Foucault et de Bourdieu), à moins d’observer chez elles une vraie correspondance entre le dire et l’agir.

Je respecte davantage celles qui avancent à visage découvert, qui affirment franchement ne pas valoriser la diversité, même si je suis totalement en désaccord avec elles.

Comme quoi, c’est très utile, un cours de psychopathologue de la vie quotidienne ! Ça nous apprend à examiner les poses et à y détecter les postures et impostures.

Ça nous colle aussi de fâcheuses manies: l’observation et l’analyse compulsive, tout le temps et partout. C’est épuisant et pas toujours nécessaire.

Comme cette histoire de sourire qui serait une arme de cohésion sociale massive. J’y croyais dur comme fer, mais à force de tester, je réalise que ça ne fonctionne pas toujours.

Avez-vous remarqué la réaction des gens quand vous leur souriez dans la rue ?

Souriez, souriez, il en restera toujours quelque chose !

Il y a ceux et celles qui vous rendent la politesse avec enthousiasme, qui vous reconnaissent comme l’une des leurs, ceux et celles dont la devise est « souriez, souriez, il en restera toujours quelque chose ».

On en croise aussi qui hésitent, qui se demandent s’ils vous connaissent ou s’ils sont censés vous reconnaitre et qui finissent par vous sourire poliment à leur tour.

Il y a les personnes qui vous connaissent, mais qui ne vous sourient pas, justement parce qu’elles refusent de vous reconnaitre, de vous valider : elles n’aiment pas ce que vous êtes, ce que vous dites, ce que vous écrivez, ce que vous faites, ce que vous ne dites pas… Bref, elles vous reprochent de ne pas être comme elles. Cette catégorie de gens préfère réserver ses sourires aux membres de son clan. Pas de gaspillage !

On rencontre parfois les prudentes et les prudents, ceux et celles qui ont peur de recevoir une facture pour un service non sollicité : et si votre sourire n’était qu’un piège pour leur vendre quelque chose ou pour leur demander un service ?

Il y a ceux et celles que votre sourire traverse comme un mur invisible : ils sont dans leur bulle tout simplement.

Et il y a les autres : ceux et celles qui ont perdu confiance en leurs semblables et qui ne veulent pas en démordre ; la vie est moche, les gens sont moches et cet énergumène qui tente de leur arracher un sourire fait partie du grand complot, lequel complot consiste à chercher à les reconduire dans l’enclos des crédules, des imbéciles heureux et des optimistes béats.

Fort heureusement, on vit parfois des moments de grâce, qui nous confortent dans notre béatitude, comme il y a quelques années dans le métro :

« Merci de m’avoir accueillie et accompagnée avec votre sourire durant ce trajet. » 

La femme qui quitte son siège à côté du mien est accompagnée d’un chien guide.

« Comment avez-vous su que je souriais ? » Je n’avais pas parlé et ma voix n’a donc pas pu trahir mon sourire.

« Je vous ai entendue et sentie ».

Alors, sourions ! Et évitons les parfums trop forts.

Il reste encore des cœurs à réchauffer, au milieu de toute cette adversité gratuite, cette tolérance sélective et cette bienveillance à géométrie variable.


Rachida Azdouz est psychologue, autrice et chroniqueuse. Chercheure affiliée au LABRRI, son programme est modeste : résister aux injonctions, surveiller ses angles morts, s'attarder aux frontières et poursuivre sa quête.

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