Panne politique sur le chemin Roxham

--- 19 février 2023

Ce bout de chemin est devenu le ballon-poire de bien des joutes idéologiques sur lequel chacun frappe dans le but de satisfaire une curieuse soif d’avoir raison

Photo : Daniel Case, Wikimedia Commons

« Vivre à vos côtés, c’est comme dormir avec un éléphant. Peu importe le tempérament et la gentillesse de la bête, on demeure affecté par tous ses tics et ses grognements. »

– Pierre Elliott Trudeau à Richard Nixon, à propos des relations entre le Canada et les États-Unis, 1969

La question du chemin Roxham, par où arrivent chaque jour des dizaines de migrants qui souhaitent trouver refuge au Canada, alimente depuis le mois de janvier 2017 bien des polémiques et des discussions pas nécessairement feutrées. On anime des débats, on ouvre les lignes ouvertes et on sonde la population. Entre quelques esclandres sur Twitter et des prises de positions à l’emporte-pièce, il n’arrive que très rarement qu’on prenne le temps de déployer la problématique sous-jacente à ce bout de chemin devenu le ballon-poire de bien des joutes idéologiques sur lequel chacun frappe dans le but de satisfaire une curieuse soif d’avoir raison

Faut-il fermer ou non le chemin Roxham? Sans être aussi simple que cette question qu’on ne cesse de répéter le laisse croire, l’enjeu n’est pas non plus démesurément compliqué au point d’être incompréhensible. Il suffit, surtout, de prendre le temps d’y réfléchir. 

Au risque de dire une évidence, ce n’est pas le chemin lui-même, le problème. Ce lieu par où transitent des demandeurs d’asile qui tentent d’entrer au Canada en provenance des États-Unis est simplement devenu la brèche la plus visible d’une problématique beaucoup plus vaste.

Posons d’abord le principe général et le plus universel. Il nous vient d’un accord signé en 1951 par 145 pays qui s’entendaient pour définir la notion de réfugié tout en établissant les droits et les devoirs de chaque adhérent à cette entente connue sous le nom de Convention de Genève ou, plus précisément, sous l’appellation Convention de 1951 relative au statut des réfugiés. 

Ce principe fondamental est celui du «non-refoulement». En clair, les États signataires de cette entente reconnaissent que toute personne qui se présente à vos frontières en disant vouloir trouver un refuge dans votre pays ne peut être tout bonnement renvoyée chez elle où sa sécurité serait menacée. Voilà une première règle que nous devons avoir en tête. C’est une règle de droit international et dans le débat qui nous occupe, personne ne la remet en question, ni au Québec, ni, que je sache, nulle part au Canada. Vous venez chez nous, vous nous dites que votre sécurité est menacée, nous acceptons de considérer votre demande avec sérieux.

À partir des années 80, suivant ce principe, la notion de « tiers pays sûr » a fait son apparition. Des états se sont entendus pour que la personne qui cherche refuge doive demander asile auprès du premier pays par lequel elle transite qui adhère au principe de non-refoulement inscrit dans la Convention de Genève.

C’est cette forme d’entente qui lie, depuis 2004, le Canada et les États-Unis. C’est ce qu’on appelle « l’entente sur les tiers pays sûrs ». L’usage du pluriel porte ici à confusion, car dans les faits, il n’y en a qu’un. Le seul pays reconnu comme « tiers pays sûr » par le Canada, c’est les États-Unis. Pour le dire simplement, le Canada considère que les États-Unis est un pays sécuritaire où un migrant qui arrive du sud de la frontière doit présenter en premier lieu sa demande d’asile aux États-Unis.

On arrive au cœur du problème, car selon les termes de cette entente, seules les entrées aux postes frontaliers, par train ou en avion sont officiellement considérés comme étant en provenance d’un tiers pays sûr.

Vous entrez au poste frontalier de Lacolle (ou par avion ou par train ou par n’importe quel autre poste officiel n’importe où ailleurs du pays), vous êtes dans les paramètres de l’entente des tiers pays sûrs, donc je peux vous refuser en vous disant que vous devez demander refuge auprès des États-Unis qui adhèrent comme moi à la convention de Genève. L’honneur est sauf.

Vous entrez par un autre chemin, comme le chemin Roxham où il n’y a pas de poste frontalier je dois donc accepter de traiter votre demande d’asile, car j’adhère au principe de non-refoulement issu de la Convention de Genève et votre point d’entrée ne répond pas aux critères des tiers pays sûrs. Les personnes qui choisissent cette voie ne sont ni des immigrants illégaux (cette possibilité est bel et bien légalement définie) ni des clandestins (les migrants sont pris en charge par la GRC et ils présentent officiellement une demande de statut de réfugié).

Voilà. C’est tout. Il y a bien des subtilités et exceptions, concernant la famille proche et ce genre de choses. Des juristes et experts sur ces questions pourraient certainement bonifier ce bref état de la question. Ceux et celles qui voudraient aller plus loin trouveront un bon point de départ dans ce texte publié par Hélène Mayrand and Andrew Smith-Grégoire dans la revue de droit de l’Université de Sherbrooke.

Pour fins de discussions, nous avons cependant en main les éléments essentiels pour comprendre l’enjeu auquel nous faisons face.

C’est ainsi que le chemin Roxham est devenu le phénomène que l’on connaît. Ce chemin, entre son cul-de-sac aux États-Unis et sa continuité canadienne en Montérégie quelques mètres plus loin, est devenu un point d’entrée où la Convention de Genève doit s’appliquer (je ne peux pas vous refouler) et où l’entente sur les tiers pays sûrs ne s’applique pas (vous n’arrivez pas par un poste frontalier, ni par train, ni par avion, donc je dois traiter votre demande).

En ayant en tête ces quelques notions élémentaires, le nœud gordien que nous devons dénouer se dessine plus précisément. 

Le Canada et les  États-Unis ont signé l’entente sur les tiers pays sûrs le 5 décembre 2002 et elle est entrée en vigueur le 29 décembre 2004. Pendant une douzaine d’années, des migrants pouvaient entrer au pays de manière irrégulière selon les principes évoqués ci-haut sans que cela ne provoque de grands débats. Ce n’est qu’à partir de janvier 2017 que la situation a pris de l’ampleur. Avant cette date, d’ailleurs, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada ne tenait aucune statistique sur les entrées irrégulières au Canada. Sur le site de la commission, on indique qu’on « ne peut fournir de données au sujet des personnes qui ont franchi la frontière de manière irrégulière avant février 2017, car c’est à ce moment que les modifications apportées au système lui ont donné la capacité de saisir des données sur ces personnes. » On peut penser qu’avant cette mise à jour du « système », ces entrées ne représentaient pas un phénomène qu’il fallait mesurer. On peut aussi croire que les systèmes ont été mis à jour dans l’urgence, car les plaques tectoniques géopolitiques commençaient à bouger considérablement.

Le débat sur ces entrées irrégulières s’est enflammé à la suite de l’élection du président Donald Trump, le 8 novembre 2016, qui n’avait pas hésité en campagne électorale à promettre la construction d’un mur à la frontière sud du pays tout en manipulant une rhétorique sécuritaire hostile envers les réfugiés. Le 27 janvier 2017, le nouveau président passait à l’action en ces matières en signant la première version du décret sur l’immigration promis suspendant l’arrivée de tout réfugié pour une période de 120 jours, interdisant indéfiniment les réfugiés syriens et refusant l’entrée au pays à tout citoyen de sept pays musulmans. Ce décret sera contesté et bloqué par les tribunaux, une version remaniée allait suivre plus tard au mois de mars, toutefois l’ambiance était placée et le ton était donné.

Dès le lendemain, le 28 janvier, Justin Trudeau envoyait sur Twitter un message passé à l’histoire et qui continue à ce jour d’alimenter les discussions: « À ceux qui fuient la persécution, la terreur et la guerre, sachez que le Canada vous accueillera… …indépendamment de votre foi. La diversité fait notre force. #BienvenueAuCanada » 

En publiant ces quelques mots, le premier ministre canadien ne pouvait pas ignorer que l’entente sur les tiers pays sûrs devrait s’appliquer pour les migrants transitant par les États-Unis. Cette promesse d’accueil envoyée ce matin-là ne pouvait être remplie que si les personnes cherchant refuge au Canada trouvaient le moyen de contourner cette entente en passant la frontière de manière irrégulière, par le chemin Roxham notamment. 

Justin Trudeau était aussi bien au fait que la désignation des États-Unis comme tiers pays sûr faisait l’objet, depuis la signature de l’entente en 2002, de contestations judiciaires par des organismes de défense des réfugiés tels que le Conseil canadien pour les réfugiés, le Conseil canadien des Églises et Amnistie internationale. En 2007, un juge de la Cour fédérale leur donnait raison. Cette décision a toutefois été renversée en Cour d’appel l’année suivante. En 2017, dans la foulée des politiques de Trump, ces mêmes organismes sont revenus à la charge, sur la base de témoignages de dizaines de réfugiés ayant été refusés aux frontières en raison de cette entente. Encore une fois, la cour leur a donné raison, déclarant l’entente sur les tiers pays sûrs inconstitutionnelle. Cette décision a elle aussi été renversée en appel mais, cette fois, la Cour suprême a accepté de se pencher sur la question, ce qu’elle devrait faire au cours des prochains mois.

Le 6 mars 2017, toujours dans la foulée des politiques de Donald Trump qui faisaient grand bruit, Thomas Mulcair, alors chef du NPD, pressait Justin Trudeau de prendre position, lui demandant de dire clairement s’il croyait toujours que les États-Unis pouvaient être considérés comme un pays sûr. Pour toute réponse, le premier ministre répétait essentiellement le même message qu’il avait diffusé sur Twitter : « Le Canada est un pays aussi ouvert qu’accueillant. Nous allons continuer de prouver que nous avons raison de croire que la diversité est une force, qu’elle contribue à la cohésion et à la résilience d’une société et qu’elle aide les gens à s’ouvrir à de nouvelles réalités, pour leur bien et celui des générations à venir. »

Ces quelques rappels des événements permettent de mieux comprendre le discours du gouvernement fédéral qui s’est mis en place au début de 2017.

D’un côté Justin Trudeau, en réagissant sur Twitter aux politiques de Donald Trump, laisse entendre que le Canada est un pays sûr, comparativement aux États-Unis qui le sont de moins en moins, alors que le président s’enfonce dans une rhétorique sécuritaire visant à refuser des réfugiés sous prétexte qu’ils proviennent de pays musulmans, ce qui a toutes les allures d’une discrimination contraire aux dispositions de la convention de Genève selon laquelle « Les Etats contractants appliqueront les dispositions de cette Convention aux réfugiés sans discrimination quant à la race, la religion ou le pays d’origine ». C’est ce qu’il faut comprendre de ces quelques mots lourds de sens: « le Canada vous accueillera… …indépendamment de votre foi. » Préciser ainsi qu’au Canada, on ne refuse personne pour des motifs religieux, c’est dire aussi qu’on se distingue de son voisin qui, lui, n’hésite pas à avancer dans cette direction.

Pourquoi alors ne pas suspendre unilatéralement l’entente sur les tiers pays sûrs, comme il est tout à fait possible de faire? Outre l’imbroglio diplomatique qui s’ensuivrait inévitablement, pour le gouvernement fédéral, politiquement, ce serait tout un revirement, alors que le Canada s’oppose depuis des années aux groupes de défense des réfugiés qui demandent que la désignation des États-Unis comme pays sûr soit invalidée.

On voit bien ici l’impasse qui se dessine et dans laquelle nous nous sommes enfoncés depuis janvier 2017. D’abord, Justin Trudeau ne souhaite pas affirmer clairement que les États-Unis ne sont plus tout à fait un tiers pays sûr, même s’il croit nécessaire d’affirmer haut et fort que contrairement à son voisin du sud, le Canada est un pays accueillant qui, comme le veut la convention de Genève, ne fait aucune discrimination quant à la religion ou le pays d’origine. 

Ce flou dans le discours politique du premier ministre en attire un autre: Sans le dire clairement, le traitement des entrées irrégulières, hors des postes frontaliers officiels couverts par l’entente sur les tiers pays sûrs et où les réfugiés seraient refoulés (ce qu’il veut éviter puisqu’il souhaite les accueillir)  allait faire l’objet d’une sorte de politique officielle qui ne dit pas son nom. Justin Trudeau a en quelque sorte choisi de normaliser l’irrégularité sans jamais préciser sa pensée à cet égard. 

De ces imprécisions découlent toute une série d’incompréhensions, bien des craintes plus ou moins justifiées et le sentiment que nous sommes devant un problème insoluble géré en secret dans l’improvisation la plus totale. C’est ainsi qu’après 6 ans de tergiversations, nous assistons à des débats complètement loufoques où on pose des questions qui n’ont aucun sens, comme celle cherchant à savoir si nous sommes « pour ou contre la fermeture du chemin Roxham », en perdant un temps fou à commérer au sujet des effets en surface sans jamais considérer les causes profondes des faits qui sont soumis à notre attention. Au gré des opinions exprimées, on classe ensuite les uns les autres, les tolérants ouverts sur le monde qui sont contre d’un côté, les intolérants réactionnaires qui sont pour de l’autre. Ce n’est même plus un débat, c’est une foire d’empoigne.

Imaginons un discours clair qui dirait essentiellement ceci: 

Nous estimons que les États-Unis ne sont plus tout à fait un pays sûr pour un bon nombre de réfugiés qui souhaitent entrer au Canada. Toutefois, suspendre l’entente sur les tiers pays sûrs, autant sur le plan diplomatique que sur le plan juridique, n’est pas pour nous une option envisageable pour l’instant. Ainsi, si les demandeurs d’asile passent par d’autres chemins que les postes frontaliers réguliers, nous allons les accueillir et déployer les ressources nécessaires afin qu’ils puissent présenter leur demande au Canada. Pour ce faire, nous mettrons en place un plan opérationnel, avec des budgets conséquents, afin que les répercussions soient réparties équitablement à travers toutes les provinces du Canada, cette décision politique étant du ressort du gouvernement fédéral.

Avec un tel discours, que chacun peut comprendre et qui cerne l’essentiel de la problématique, on peut croire de bonne foi que nous aurions évité bien des dérapages et des envolées idéologiques au pire douteuses, au mieux inutiles.

Une chose me semble certaine, toutefois. Quand le véhicule de nos discussions dérape au point de prendre le champ comme on le voit présentement, c’est à celui qui conduit qu’il faut poser des questions.


Simon Jodoin est auteur, chroniqueur et éditeur. Après des études en philosophie et en théologie à l’Université de Montréal, il a pris part à la réalisation de divers projets médiatiques et culturels, notamment à titre de rédacteur en chef du magazine culturel VOIR. Il est désormais éditeur de Tour du Québec et chroniqueur régulier au 15-18 sur les ondes d’ICI Radio-Canada Première. Il est l'auteur du livre Qui vivra par le like périra par le like, un témoignage au tribunal des médias sociaux.

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