Amira Elghawaby – L’arbre qui cache la forêt des deux solitudes
Je vois mal comment on pourrait faire confiance à une personne qui s’amuse à bricoler des portraits de la société québécoise à partir de découpures de journaux
La représentation erronée des faits politiques est une des conséquences de la liberté de la presse dans tout pays libre. Toutefois, dans une nation où tous parlent une même langue, ceux qui reçoivent le mensonge d’un côté peuvent habituellement apprendre la vérité de l’autre. Dans le Bas-Canada, où les journaux anglais et français représentent des opinions adverses et où peu de personnes peuvent lire facilement les deux langues, ceux qui reçoivent de faux exposés sont rarement en état de les corriger. Il est difficile d’imaginer la perversité avec laquelle on fausse habituellement la vérité et quelles erreurs grossières ont cours parmi le peuple.
– John George Lambton, 1er comte de Durham
Rapport sur les affaires de l’Amérique du Nord britannique (Rapport Durham)- 1839
Dans le feu roulant de l’actualité, il arrive trop souvent qu’on néglige de remonter dans l’histoire courte afin de comprendre les faits qui sont soumis à notre attention. Or, c’est bien connu, alors que nous avançons à toute vitesse, c’est à quelques mètres de nous qu’il faut regarder, dans l’angle mort, si on veut éviter de graves accidents.
Au cours des derniers jours, les propos d’Amira Elghawaby, qui vient d’être nommée première représentante spéciale du Canada chargée de la lutte contre l’islamophobie, ont refait surface, déclenchant la polémique que l’on connaît et qui nous occupe depuis.
Parmi ces propos, certains des plus contestés proviennent d’une colonne publiée dans le Ottawa Citizen le 11 juillet 2019 et qu’elle co-signait avec Bernie Farber. Avant de se lancer dans une réflexion à ce sujet, on doit bien évidemment se donner la peine de les lire dans leur contexte. Vous trouverez la version intégrale du texte en suivant ce lien.
Elghawaby and Farber: Quebec’s Bill 21 shows why we fear the tyranny of the majority
https://ottawacitizen.com/opinion/columnists/elghawaby-and-farber-quebecs-bill-21-shows-why-we-fear-the-tyranny-of-the-majority
Le passage à l’origine de la polémique se situe au cœur du texte. Je les retranscris ici en français (ma traduction).
Malheureusement, une majorité de Québécois sont influencés non pas par les règles de droit mais plutôt par un sentiment anti-musulman. Un sondage mené par Léger Marketing plus tôt cette année révélait que 88% des Québécois qui ont une perception négative de l’Islam soutiennent l’interdiction (des signes religieux).
Le sondage auquel réfèrent les deux auteurs avait été commandé au mois de mai 2019 par l’Association des études Canadiennes, un think tank d’allégeance fédéraliste dirigé par Jack Jedwab. Qu’un organisme d’influence commande un sondage, ce n’est pas un souci. Ça arrive tous les jours et ça va de soi.
Ce qui n’a pas été mentionné et qui devrait mériter toute notre attention pour comprendre cette polémique, c’est que les résultats de ce coup de sonde, à l’époque, avaient été remis en exclusivité à deux médias montréalais: The Gazette et Le Devoir.
Le 19 mai 2019, donc, ces deux médias publiaient dans leur édition du jour un article tirant quelques interprétations à partir de la compilation des réponses aux questions posées.
The Gazette y allait avec la manchette suivante dans un article signé par le journaliste Jason Magder:
A new poll shows support for Bill 21 is built on anti-Islam sentiment
https://montrealgazette.com/news/local-news/a-new-poll-shows-support-for-bill-21-is-built-on-anti-islam-sentiment
Le Devoir, qui avait confié le travail d’analyse à Guillaume Bourgault-Côté, y allait plutôt avec ce titre:
Le Québec face à ses paradoxes
https://www.ledevoir.com/societe/554660/laicite-les-quebecois-nage-dans-les-contradictions
Encore une fois, j’invite les lecteurs, avant d’aller plus loin, à bien lire ces deux compte-rendus. On se retrouve ensuite.
Ce qui frappe à la lecture de ces deux articles, c’est l’immense différence de traitement entre les deux médias. Le journaliste de The Gazette propose une lecture plutôt univoque des données du sondage, mettant la table dès la première phrase pour servir le plat principal : “Anti-Muslim sentiment appears to be the main motivation for those who support a ban on religious symbols, a new poll has found.” (ma traduction: Le sentiment anti-musulman apparaît comme étant la principale motivation pour ceux qui soutiennent l’interdiction des symboles religieux selon un nouveau sondage.)
Tout le reste de l’article n’est qu’une variation sur ce même thème. La conclusion se trouve presque entière dans l’introduction. De toute évidence, c’est sur ce seul énoncé que s’est appuyé Amira Elghawaby pour forger son point de vue.
Du côté du Devoir, sans occulter la méfiance envers la religion islamique que le sondage laisse entrevoir, le journaliste nous explique toute la complexité qui apparaît lorsqu’on met en superposition cette donnée avec d’autres statistiques. Je le cite:
Globalement, un Québécois sur quatre (26 %) dit être d’accord avec l’idée que « les minorités religieuses devraient être encouragées à renoncer à leurs coutumes et à leurs traditions ».
On peut toutefois lire cette donnée à l’envers et relever que les deux tiers des Québécois (64 %) pensent précisément le contraire. Ou encore qu’un nombre égal de répondants disent « aimer vivre » dans une société composée de plusieurs groupes religieux et culturels. Même chose pour l’affirmation voulant que « notre société tolère et accepte les coutumes et les traditions des minorités religieuses », approuvée par 66 % des répondants.
À partir du même sondage, avec les mêmes chiffres analysés, au même moment en ce jour du 19 mai 2019, deux médias de la même métropole nous racontaient deux histoires bien différentes. Chez The Gazette, une seule conclusion s’imposait: La loi 21 est construite sur les fondations d’un sentiment anti-islam. Du côté du Devoir, si on pouvait effectivement mesurer un tel sentiment chez une partie de la population, on devait constater qu’il se trouve en contradiction avec une foule d’autres impressions, parfois même plutôt positives, à l’endroit des minorités religieuses.
Plus encore, tout un pan de l’article rédigé par Guillaume Bourgault-Côté s’emploie à mettre l’accent sur les clivages générationnels entourant ces questions. Il s’agit là d’une dimension incontournable de toute cette problématique et certainement de données sociologiques qu’on ne peut pas mettre tout bonnement de côté.
Devant deux récits si différents, on pourrait être tenté de croire que nous sommes exposés à deux interprétations qui se valent et qu’on peut bien adopter tel ou tel point de vue, selon le journal auquel on est abonné.
Toutefois, entre une lecture univoque et sans nuance de la société québécoise comme celle proposée par The Gazette et le compte-rendu du Devoir qui fait l’effort de mettre en exergue les multiples contradictions, paradoxes et remises en questions qui nous habitent depuis des années, ce dernier me semble dresser un portrait autrement plus complet que la conclusion — fausse au demeurant — retenue par Amira Elghawaby.
En ce sens, Amira Elghawaby, dans toute cette affaire, n’est qu’un arbre qui cache la forêt des deux solitudes.
Et c’est là tout le souci… Car pour remplir ses fonctions, elle ne doit pas être un arbre, elle doit être une exploratrice, avoir parcouru les sentiers sinueux de cette forêt, bien comprendre où se trouvent les pièges, les obstacles, placer des repères. Elle doit avoir une bonne connaissance de ce terrain accidenté où il est si facile de se perdre dans des voies sans issues.
C’est ce qu’elle n’a pas su faire ou qu’elle a refusé de faire et c’est bien en cela qu’elle s’est disqualifiée pour le poste que lui a offert Justin Trudeau.
Je vois mal comment on pourrait faire confiance à une personne qui s’amuse à bricoler des portraits de la société québécoise à partir de découpures de journaux, surtout lorsque la tâche qui lui est confiée consiste à déployer des questions explosives où la prudence et la minutie sont de mise.
Une personne sérieuse, compétente, curieuse, soucieuse de comprendre toutes les subtilités d’un tissu social — des qualités qui me semblent essentielles pour remplir ses fonctions — devant une affirmation aussi lourde de conséquence voulant que les québécois appuient la loi 21 parce qu’ils sont majoritairement islamophobes, aurait dû avoir comme premier réflexe de faire quelques recherches supplémentaires afin d’étayer sa compréhension.
C’est d’autant plus important d’insister sur ces questions lorsqu’on constate qu’Amira Elghawaby se présente sur son site web comme une journaliste ayant remporté des récompenses pour son travail. Je dois vous avouer avoir cherché toute la journée de quels prix il est question, sans succès. L’absence de preuve n’est toutefois pas preuve d’absence. J’aimerais bien qu’elle nous donne quelques précisions sur cette question.
Quoi qu’il en soit, forte de son titre de journaliste, elle ne pouvait pas ignorer qu’il est absolument injuste de brosser un portrait des dynamiques politiques et sociales d’une population comme celle du Québec sur la base de quelques chiffres choisis dans un sondage et les grands titres d’un seul journal, alors qu’il est question de tenter de comprendre des enjeux aussi complexes que la diversité culturelle, les rapports aux croyances ainsi que toutes les discussions entourant les accommodements raisonnables et la laïcité qui nous occupent depuis plus de 15 ans.
Dans une chronique diffusée à l’émission matinale animée par Patrick Masbourian sur ICI Première, Chantal Hébert indiquait fort judicieusement que la seule autorité d’Amira Elghawaby, dans le cadre de son nouveau rôle politique, serait une autorité morale. Or, une telle autorité se fonde sur la confiance et le respect gagnés à force de sérieux et de rigueur. De tout évidence, à ce chapitre, elle n’a pas su se qualifier.
Ce billet est une version écrite de ma chronique radiophonique à l’émission Le 15-18 sur l’antenne d’ICI Première, émission que je vous invite évidemment à écouter en grand nombre! https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/le-15-18/episodes/684688/rattrapage-du-mercredi-1-fevrier-2023
Simon Jodoin est auteur, chroniqueur et éditeur. Après des études en philosophie et en théologie à l’Université de Montréal, il a pris part à la réalisation de divers projets médiatiques et culturels, notamment à titre de rédacteur en chef du magazine culturel VOIR. Il est désormais éditeur de Tour du Québec et chroniqueur régulier au 15-18 sur les ondes d’ICI Radio-Canada Première. Il est l'auteur du livre Qui vivra par le like périra par le like, un témoignage au tribunal des médias sociaux.
4 Commentaires
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Excellent article. Cela démontre encore une fois comment le journal Montreal Gazette présente très généralement des articles biaisés, défavorables aux Québécois francophones et que ces articles sont souvent l’unique source d’information de certains médias canadiens-anglais qui se spécialisent dans le dénigrement du Québec.
Se sachant ainsi désavouée, non qualifiable, elle devrait se retirer; elle a eu le temps de le faire. Mais elle ne l’a pas fait et il appartient au premier ministre de procéder à son remplacement.
[…] Les dernières controverses entourant les déclarations, les positions, les maladresses, les fautes … appelées à occuper des postes dans la haute administration, financés à même les fonds publics et encadrés par un devoir de réserve et d’indépendance, soulèvent plusieurs questions. […]
Quelle belle analyse. Oui il est très facile d’ignorer le paysage dans sa globalité en marchant avec œillères. Triste que dans bien des médias des chroniqueurs et chroniqueuses empruntent ces voies étroites déformant les réalités et leurs subtilités.