La spirale de la polarisation

--- 18 septembre 2022

Nos interactions avec autrui sur Facebook et Twitter sont très différentes de celles que nous avons en face à face

Quand on lit un livre de fiction (roman, nouvelle ou même poésie), ou quand on regarde un film ou une série télévisée, il se produit un phénomène qui peut sembler banal mais qui nous semblera remarquable dès lors qu’on y porte attention.

Imaginez-vous, par exemple, en train de lire un roman qui raconte, disons, les aventures de X.

X, à un moment du récit, est en colère, mais il doit pour toutes sortes de raisons cacher son humeur à un autre personnage que nous nommerons Y. Vous, lecteur ou lectrice, comprenez tout cela. Vous partagez ses efforts pour ne pas montrer son irritation et tout ce qui s’ensuit.

Ce que vous faites en ce cas, et dans tous les autres cas de lecture ou de visionnement d’œuvre de fiction, s’appelle l’attribution d’états mentaux.

C’est une chose certes banale, que nous faisons tous les jours, mais qui n’en est pas moins remarquable et qui a sans l’ombre d’un doute joué un rôle important dans l’évolution et la survie de notre espèce. Cet homme nu qui fonce vers moi, dans ce parc au milieu de la nuit, dans quel état mental est-il? Est-il violent et me veut du mal? A-t-il été agressé et a besoin d’aide? Comment puis-je en juger? Ma vie en dépend peut-être? Tiens, je vois qu’il est blessé et qu’il semble avoir peur… il se retourne souvent… il semble fuir une menace. Comment dois-je agir envers lui? Voilà bien des questions qui se sont posées à de multiples reprises dans la grande aventure de l’humanité.

Mais cette riche capacité vient avec une part de risque et de danger.

Considérons deux possibilités.

La première consiste à imaginer ou projeter des états mentaux sur un être ou une chose qui n’en a pas. Imaginez par exemple une personne vivant une forte émotion à la suite du décès d’un être cher. Et imaginez que la personne décédée aimait beaucoup les hirondelles. Si le hasard (et lui seul) fait que la personne endeuillée voit une hirondelle dans un arbre, il est possible qu’elle se mette à imaginer que c’est sa chère amie disparue qui se manifeste pour lui parler. Inutile de dire que des choses semblables ont été et sont encore courantes.

Plus encore, on peut même en venir à attribuer des états mentaux (comme la capacité de prédire l’avenir) à des cartes que manipule un habile bonimenteur (le mot est délibérément choisi).

La deuxième possibilité de risque ou péril est plus subtile. Il s’agit de ce qu’on appelle un biais cognitif (un raccourci mental ou une erreur de raisonnement, en gros) qui fait en sorte qu’on saute vite, mais erronément, à une conclusion. Ce biais a pour nom le biais d’attribution: il consiste à expliquer un comportement par des circonstances ou des traits de personnalité, ce qui peut être tout à fait être raisonnable dans certains contextes, mais pas lorsqu’on ne dispose pas d’assez d’informations sur ces circonstances ou ces traits de personnalité. Imaginez par exemple un homme en voiture qui vous dépasse à toute vitesse sur la route. «Chauffard! Dangereux crétin!», pourriez-vous vous exclamer. Or, vous l’ignorez: sa femme est en train d’accoucher dans la voiture et sa vie est en danger, ils vont d’urgence à l’hôpital.

Livrons-nous à présent à une petite expérience de pensée.

Dans un avenir lointain, on a conçu une étrange machine qui vous permet d’entrer en contact virtuel avec le reste de la planète. Vous pouvez ainsi interagir avec un nombre potentiellement infini de personnes ou d’institutions. Or, sans que vous le sachiez, ces interactions sont manipulées par des algorithmes qui vous envoient des messages susceptibles de susciter votre intérêt (bienveillant ou non) et ont pour conséquence de vous enfermer dans des bulles qui vous masquent partiellement d’autres positions.

Vos interactions avec autrui sont très différentes de celles que nous avons d’ordinaire, en face à face. Elles sont rapides et encouragent des positions arrêtées et fermes, ne s’encombrent pas de cette politesse que suscite le fait d’échanger longuement avec une personne réelle.

Voici la prise de position de monsieur X. Tout le système en place vous la transmet. Vous réagissez et votre réaction pourrait bien être d’attribuer un état mental à monsieur X. Compte tenu du système virtuel et du biais cognitif d’attribution d’états mentaux, vous, qui ne savez pas grand-chose de monsieur X ni de ce qu’il pense réellement en profondeur, risquez de réagir d’une  manière qui va lui déplaire, ce qui suscitera peut-être chez lui une réaction réciproquement désagréable, qui aura les mêmes effets que la vôtre. Et ainsi de suite.

Vous avez deviné: cette étrange machine du futur existe déjà et porte notamment les noms de Twitter, Facebook et quelques autres. Et tout le monde en voit les effets: polarisation des positions, violence et hostilité en ligne et hors ligne, agressivité, sentiment d’une perte de capacité à discuter et à débattre, lynchage symbolique, perte du sens et de l’importance de la nuance.

Tout cela a de nombreuses causes, certes. Mais ces nouvelles technologies sont un terrain propice pour les conséquences néfastes et dangereuses de notre propension naturelle à résoudre des problèmes complexes rapidement par l’attribution d’états mentaux. « X est raciste! » et le tour est joué. Les algorithmes se chargeront de vous conforter dans votre position.

Des psychologues sérieux ont documenté cette polarisation et ses effets et parlent d’une spirale de la violence qui se nourrit des excès des uns et des autres. Selon eux, sa source serait récente. Voyons ce qu’ils en disent (c’est moi qui traduit):

 « Il s’agit de l’introduction du bouton «J’aime», par Facebook, en 2009, que Twitter a rapidement copié, combinée avec l’introduction du bouton « Retweet » sur Twitter que Facebook a aussi copié en 2011. Avant 2009, les flux de médias sociaux étaient presque entièrement chronologiques – le contenu était essentiellement personnel (plutôt que politique) et les médias sociaux n’étaient pas particulièrement polarisants. Mais une fois que les utilisateurs ont disposé de deux moyens ultrarapides de dire ce qu’ils aimaient, et qu’ils ont pu le faire plusieurs fois par minute, les sociétés de médias sociaux ont disposé de beaucoup plus d’informations sur le comportement de chaque utilisateur, et elles ont commencé à optimiser les fils d’actualité des gens à l’aide d’algorithmes qui améliorent constamment la capacité de la plateforme à faire participer les utilisateurs et à les inciter à cliquer.»

Dans un autre texte co-signé par Jonathan Haidt et Tobias Rose-Stockwell, on nous propose des recommandation et des stratégies pour lutter contre tout cela. Parmi celles-ci, on notera les suivantes :

1) Réduire la fréquence et l’intensité des performances et apparitions publiques;
2) Réduire le nombre et l’impact des comptes non vérifiés; et
3) Réduire la contagiosité des informations de mauvaise qualité.

Puis-je ajouter qu’être conscient de l’existence du biais d’attribution et de ce qu’il devient dans ce nouvel univers pourrait être un bon début?


Normand Baillargeon est un philosophe qui a écrit, dirigé, ou traduit et édité plus d’une soixantaine d’ouvrages traitant d’éducation, de philosophie générale ou politique, d’art et de littérature et d’enjeux sociaux d’actualité. En plus d’articles académiques, il publie régulièrement des chroniques pour divers journaux et revues. Il est en ce moment chroniqueur en éducation au quotidien Le devoir.

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