Les tranchées et le no man’s land

--- 8 mars 2022

Pour les habitants des tranchées, il n'existe que deux voies : soit on agit comme si notre camp était irréprochable, soit on appuie le camp ennemi.

Vous connaissez les tranchées. Durant la Première Guerre mondiale, les soldats s’y étaient réfugiés de la puissance de feu dévastatrice des canons et des mitraillettes, qui interdisait les attaques classiques de la cavalerie et de l’infanterie (le potentiel des tanks n’était pas encore développé). Ne restait donc plus qu’à se creuser un trou, s’y réfugier et résister aux attaques de l’ennemi. Tenir bon, à tout prix : une percée de l’ennemi rendait possible une manœuvre d’encerclement.

Parfois, quand je lis des conversations sur les réseaux sociaux – surtout celles portant sur des questions politiques – j’ai l’impression de voir des gens plongées au fond de tranchées ; des gens qui tiennent désespérément une ligne, qui semblent terrifiés par l’idée qu’elle soit traversée ; qui ne veulent pas laisser un pouce de terrain à l’ennemi. Certains de ceux dont je lis les publications depuis des années n’ont jamais utilisé des expressions comme :

« D’un côté…, de l’autre… »

« Toutefois »

« Par contre »

(Etc.)

Il n’est pas très difficile, en observant leurs interventions, de reconstruire la méthode qu’ils suivent. Lorsqu’ils prennent position sur une question, ils opèrent méthodiquement, en suivant deux étapes bien distinctes. (1) D’abord, ils déterminent qui est de leur camp et qui est du camp ennemi. (2) Ensuite (et seulement ensuite !), ils entreprennent de trouver des raisons justifiant les actions de leur camp et des manières de discréditer celles de l’ennemi. Ils savent donc à l’avance la conclusion à laquelle doivent mener les raisonnements qu’ils élaborent. Je parlerai ici, pour désigner cette manière de faire, de la règle des deux étapes.

Vous le voyez, il ne faut, en aucun cas, admettre nos faiblesses ou nos erreurs. Dans les cas où une conduite ou une intervention par une personne de notre camp est remise en question, plusieurs avenues se présentent :

  1. nier que l’acte soit une erreur ou une faute, en lui cherchant des justifications ;
  2. minimiser la portée de l’acte, en le comparant avec les fautes (évidemment plus grandes) de l’ennemi ;
  3. détourner le regard, en prétendant ne pas avoir remarqué l’acte ;
  4. s’en prendre aux motifs, forcément malveillants, de ceux qui critiquent l’acte. Je dis « forcément », car les défenseurs des tranchées déclarent : « celui qui formule une critique de notre camp, ou qui admet une telle critique de notre camp, adopte le discours de l’ennemi, auquel il prête ainsi main forte ». Ainsi donc, les habitants des tranchées n’aperçoivent que deux voies : ou bien on agit comme si notre camp était irréprochable, ou bien on appuie le camp ennemi. (Une approche aux antipodes de celle que conseillait autrefois Plutarque : on gagne à écouter nos ennemis, disait-il, parce qu’ils peuvent nous apprendre quelque chose sur nos faiblesses, celles dont nos amis, par gentillesse ou inattention, ne nous parlent pas.) En réagissant à la critique par un tel procès d’intention, on peut détourner l’attention des remises en question inconfortables.

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Je dois dire que je suis fasciné par cette manière, si martiale, de pratiquer la conversation ; par cette règle rigide que les défenseurs des tranchées se donnent, et qu’ils suivent sans relâche, pendant des mois et des années.

Cette ligne de conduite ne me semble pas trahir un manque d’intelligence. Bon nombre de ceux que je vois défendre ces tranchées sont des universitaires. Certains sont des philosophes, qui font preuve d’une habileté remarquable à détecter les sophismes qui parasitent l’argumentation … du camp ennemi. Peut-être leur intelligence et leur culture leur permettent-elles même de mieux élaborer des justifications aux gestes de leur camp.

Je ne crois pas non plus que cette conduite soit le fruit d’un trait de caractère indéracinable. Je serais surpris d’apprendre que ces soldats des réseaux sociaux, lorsqu’ils rencontrent des désaccords dans leur vie privée, avec leurs amis, leur amoureux, etc., se présentent comme sans reproches, qu’ils rejettent systématiquement la faute sur ces derniers.

Car on dirait bien que c’est surtout lors d’échanges en ligne qu’ils la suivent, cette règle. Sans doute est-ce là qu’ils ont commencé à la mettre de l’avant : sans trop s’en rendre compte, progressivement, au fil d’innombrables discussions et chicanes, de concert avec d’autres internautes. Chose certaine, cette règle leur permet, en réagissant au diapason avec des gens rencontrés en ligne, de nouer avec ceux-ci une sorte de solidarité, et ainsi d’élaborer un début de vie collective.

Le caractère collectif de cette règle de conduite semble bien lui conférer une puissance marquante. Car dans ces milieux où on peut la constater, ce n’est pas simplement Pierre ou Paul qui affirme que celui qui critique notre groupe démontre ainsi qu’il n’appartient plus à notre groupe. C’est collectivement qu’on voit celui qui se hasarde à formuler une critique du groupe comme quelqu’un qui est en train de rejoindre le camp ennemi. Aussi bien dire que cette interprétation est loin d’être sans conséquences pratiques : cet audacieux est bel et bien écarté du groupe. Il n’est parvenu à sortir des tranchées que pour atteindre le no man’s land, cet espace désolé et dangereux entre les tranchées, où chacun est exposé au feu des deux camps…


Jean-Baptiste Lamarche détient un doctorat en histoire de l’Université de Montréal. Il est l’auteur de La grammaire intérieure : une sociologie historique de la psychanalyse. Il s’intéresse notamment à la solidarité sociale, à l’imaginaire, au dialogue et aux murales de Montréal.

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