Égalité en emploi: le mieux est-il l’ennemi du bien?

--- 8 mars 2022

En décidant d’étendre les pratiques d’embauche dites inclusives aux minorités sexuelles et religieuses, les organisation donnent un coup d’épée dans l’eau.

Photo: Edmond Dantès, via Pexels

Moi qui voulais coiffer mon chapeau de psychologue et parler de santé mentale dans cette première chronique, voilà que la question identitaire me rattrape! Après trois essais consacrés au vivre ensemble et plusieurs articles scientifiques sur le sujet, j’avais pris la résolution de prendre congé de ce débat, mais l’actualité a eu le dernier mot.

Fidèle à mon habitude, je vais tenter de mettre en garde contre les effets pervers d’une approche, sans toutefois invalider les besoins légitimes qui la sous-tendent.

On entend beaucoup parler en ce moment d’EDI (Équité, Diversité, Inclusion), un concept qui a remplacé progressivement l’expression « gestion de la diversité » dans les organisations appelées à composer avec la diversification de leur personnel et de leur public.

Depuis 2018 et 2019, dans la foulée des affaires Slav et Kanata, des débats sur l’appropriation culturelle, la discrimination systémique et le racisme, des revendications portées par les populations autochtones et LGBTQIA+ , plusieurs grandes institutions publiques et privées se sont dotées de politiques et de plans d’action en matière d’EDI .

Concrètement, cela se traduit par diverses mesures : fixer des cibles et assouplir le processus pour accélérer l’embauche de personnes issues des minorités, assurer une plus grande représentation de la diversité dans l’offre de service, la programmation, les contenus, les outils promotionnels, les instances décisionnelles, corriger les biais systémiques dans les pratiques de sélection, de progression et d’évaluation etc.

Presque toutes ces organisations ont fait le choix politique d’aller au-delà de leurs obligations juridiques et d’étendre leurs pratiques d’embauche à d’autres groupes que ceux visés par la Loi sur l’accès à l’égalité en emploi dans des organismes publics (LAEEEOP), à savoir les femmes, les autochtones, les personnes handicapées, les minorités visibles et ethnoculturelles. Ces employeurs ajoutent ainsi les minorités sexuelles et religieuses à la liste de leurs groupes cibles.

L’intention est louable, certes : une organisation peut se montrer plus généreuse que les lois, à condition de bien balayer ses angles morts, car le diable est dans les détails et le mieux est parfois l’ennemi du bien.

Un petit retour en arrière s’impose pour comprendre les complications non anticipées de cette extension.

Adoptée en 2000 par l’Assemblée nationale, la LAEEEOP  vise à corriger les effets de la discrimination systémique et consiste à lever une série d’obstacles empêchant les personnes issues de cinq groupes cibles d’accéder, en toute équité et à compétences égales, aux emplois correspondant à leurs qualifications : les femmes, les personnes handicapées (au sens de la loi), les autochtones , les minorités visibles et les minorités ethniques dont la langue maternelle est autre que le français et l’anglais.

Par exemple, les femmes sont encore défavorisées par les conditions d’accès à des emplois supérieurs, quand elles ont interrompu leur carrière pour prendre des congés de maternité.

Pour leur part, des enseignants, médecins et ingénieurs, formés à l’étranger sont contraints de reprendre presque tout leur cursus universitaire ou de se rabattre sur des emplois alimentaires, alors qu’une formation d’appoint rigoureuse et des stages d’immersion pourraient suffire à les intégrer au marché du travail québécois.

Toutefois, en décidant d’étendre les pratiques d’embauche dites inclusives aux minorités sexuelles et religieuses, les organisation concernées donnent un coup d’épée dans l’eau.

En effet, les chartes québécoise et canadienne protègent déjà le droit à l’égalité des minorités sexuelles et religieuses. Un employeur n’a pas le droit de s’enquérir des croyances religieuses, de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre des candidats à l’embauche, mais il a l’obligation de protéger les personnes issues de ces minorités, en cas de discrimination avérée dans l’exercice de leurs fonctions.

Ainsi, privilégier à l’embauche sur la base de la religion, c’est contrevenir au principe même de neutralité religieuse de l’état, tandis que questionner sur l’orientation sexuelle est en soi discriminatoire.

On peut difficilement cacher son nom à consonance étrangère, sa couleur, son accent, son sexe, son diplôme étranger, son handicap ou son identité autochtone. Mais on a le droit de garder sa foi, son orientation sexuelle ou son expression de genre pour soi.

Dans un passé pas très lointain, pour conserver leur emploi, les minorités religieuses devaient taire leurs croyances (ou leur athéisme) ou simuler l’adhésion à celles de la majorité; les minorités sexuelles cachaient leur orientation ou leur identité.

Est-ce réellement une avancée que de les inciter aujourd’hui à les dévoiler, pour favoriser leur accès à un emploi ou une promotion ?

Un traitement véritablement équitable consisterait à accorder aux minorités sexuelles et religieuses le même droit que celui accordé aux hétérosexuels et aux athées : considérer leur vie intime et spirituelle comme suffisamment naturelle pour ne pas avoir à faire l’objet d’un coming out (auto dévoilement).

Et si des personnes issues de ces groupes sont discriminées sur la base d’un signe distinctif, on doit tout simplement faire respecter les chartes et les lois.

On dira que personne n’oblige les individus à livrer cette information personnelle, mais il est tentant et humain de vouloir « cocher la case » quand on sait que cela peut favoriser sa candidature. Quand les RH vous forcent en plus la main pour démontrer qu’ils ont atteint leurs cibles, la résistance peut être perçue comme une manifestation d’ingratitude, voire d’adversité.

Outre le risque de privilégier ceux qui s’autodéclarent et de pénaliser ceux qui exercent leur liberté de ne pas s’autodéclarer, on fausse les statistiques de représentativité et on confond les dispositions des chartes avec celles de la LAEEEOP.

Sans compter que dans un monde de plus en plus marqué par le brouillage et la fluidité des frontières de genre et de croyances, la condition déclarée à l’embauche pourrait changer en cours de carrière: adoption ou abandon d’une pratique religieuse, par exemple, ou transition de genre ou réassignation sexuelle.

Dans ce sens, une catégorisation à l’entrée tient davantage de l’assignation à résidence identitaire que du souci de ne pas discriminer des personnes vulnérables qui sont, par ailleurs, déjà protégées contre la discrimination par les chartes, et contre le harcèlement en milieu de travail par la loi.

Et enfin, si on veut élargir les critères d’embauche à tous les groupes visés par les chartes, il faudrait alors intégrer la diversité des conditions sociales, des générations, des convictions politiques et fixer des cibles pour l’ensemble des catégories désignées dans les chartes.

L’équité est un principe important: de grâce, ne l’assommons pas à coup d’amateurisme, de confusion et d’improvisation !


Rachida Azdouz est psychologue, autrice et chroniqueuse. Chercheure affiliée au LABRRI, son programme est modeste : résister aux injonctions, surveiller ses angles morts, s'attarder aux frontières et poursuivre sa quête.

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