Équité en emploi: entre grand malentendu et grand détournement
Quelle est la valeur ajoutée des conseillers spéciaux si les titulaires du poste reprennent les recommandations d'instances existantes, sans être soumis aux mêmes critères de rigueur et d’indépendance?
Retour sur une nomination controversée: une guerre de chiffres et de mots
La controverse récente entourant l’affaire Elghawaby, représentante spéciale du Canada chargée de la lutte contre l’islamophobie, engagée par le gouvernement fédéral pour documenter le phénomène au pays et recommander des mesures destinées à le contrer, porte à nouveau sur la place publique des objections et des inquiétudes. On remet en question l’utilité d’un tel poste, la légitimité et la crédibilité de la titulaire, la validité de ses constats et la pertinence de ses recommandations.
Aussitôt créée par le premier ministre Trudeau en 2023, cette fonction a fait l’objet de critiques dans les rangs de l’opposition, dans les médias et dans les tribunes qui font résonner des voix citoyennes.
La première objection concernait l’existence même ou l’ampleur du phénomène que le poste est censé combattre.
Dans le lot, il y a ceux qui minimisent ou nient, purement et simplement, le fait qu’un nom à consonnance arabe, comme Mohamed ou Khadija, puisse constituer, en soi, un facteur d’exclusion.
Il y a aussi ceux qui considèrent que l’islamophobie existe sous diverses formes (crimes haineux, propos dégradants, barrières à l’emploi, etc.), au même titre que l’antisémitisme et le racisme fondé sur la couleur de peau, mais pas au point de justifier une ressource dédiée. Ces personnes préconisent de confier à une seule instance un mandat de veille, de vigie et de recommandation, et ce, sur toutes les discriminations en lien avec l’origine ethnique ou nationale, la couleur de peau ou la religion.
Il est utile de rappeler ici que ce type d’instance existe déjà dans chaque province du Canada. Le palier fédéral dispose également de sa propre commission. Les commissions des droits de la personne sont des entités indépendantes chargées d’éclairer leurs gouvernements respectifs (et le public en général) sur les enjeux de racisme et de discrimination sous toutes leurs formes. Elles publient régulièrement des avis, des études et des rapports, dressent un état des lieux et formulent des recommandations, enquêtent sur les plaintes, identifient les groupes qui sont les plus visés selon les périodes, offrent des sessions de sensibilisation et de formation dans les institutions et au grand public.
La deuxième objection soulevée par la création du poste de « représentante spéciale » porte sur la définition de l’islamophobie. Ces réticences sont formulées par des individus ou des groupes qui reconnaissent les obstacles à l’intégration auxquels se heurtent les personnes issues du monde arabo musulman, mais qui craignent une définition trop large du concept, qui mettrait l’Islam, en tant que religion, et l’islamisme, en tant qu’idéologie politique, à l’abri de toute critique légitime et raisonnée. Ces mêmes groupes émettent des réserves sur les statistiques alarmantes, qui s’expliqueraient selon eux par une tendance à qualifier d’islamophobes des propos qui relèvent du droit à la divergence et de la liberté d’expression. Ils mettent également en doute certaines sources et des études menées par des groupes de pression qui auraient intérêt à exagérer les chiffres ou à endosser la parole des présumées victimes, qu’elle soit basée sur des faits ou du ressenti.
Quant aux objections concernant la légitimité, la représentativité et la crédibilité de la titulaire du poste, elles sont fondées sur le passé militant de madame Elghawaby, notamment son passage direct, sans période de pause ou de transition, du monde du lobbysme à la fonction publique. Des observateurs reprochaient à Trudeau d’avoir fait une erreur de casting en confiant à une activiste un mandat qui fait appel à une certaine indépendance d’esprit et à des qualités de rassembleuse. On déplorait aussi son manque de représentativité, une musulmane orthodoxe ne pouvant incarner la grande diversité interne aux musulmans du Canada. À cela se sont ajoutées ses déclarations sur le présumé sentiment antimusulman des québécois.
Traitement différencié du fait religieux ou dédoublement?
Au-delà de l’affaire Elghawaby, la question qui se pose aujourd’hui est celle de la pertinence de multiplier les conseillers chargés d’orienter le gouvernement en matière de lutte contre le racisme et la discrimination, au risque de dédoubler le mandat des commissions provinciales et canadienne des droits de la personne.
À titre d’exemple, en juin 2024, le premier ministre Justin Trudeau a nommé un nouveau conseiller spécial chargé des relations avec la communauté juive et de la lutte contre l’antisémitisme. Dans ce cas de figure, le premier ministre n’a pas créé un poste de haut fonctionnaire, mais confié le mandat à un élu.
Mais que font les instances déjà en place ?
Les commissions des droits de la personne documentent les discriminations basées sur la race, la couleur, le sexe, l’identité ou l’expression de genre, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale et le handicap.
On pourrait alléguer que les chartes diluent les groupes religieux qui se sentent plus ostracisés en les noyant dans une longue liste, mais les commissions ont justement l’indépendance requise pour éviter le piège du « chacun prêche pour sa paroisse » et peuvent identifier le cas échant les minorités les plus touchées par la discrimination, à des moments précis ou dans des contextes particuliers (par exemple, les asiatiques durant la crise sanitaire de 2020); cela évite aussi d’ établir une hiérarchie absolue qui placerait un seul groupe en tête de peloton des victimes, sur une base permanente.
Par ailleurs, Statistique Canada publie régulièrement des données sur les crimes haineux en pointant les variations annuelles, comme dans le dernier état des lieux de 2022, publié en 2024, qui rapporte que les crimes haineux ciblant une race ou une origine ethnique augmentent pour une quatrième année consécutive, alors que les crimes haineux ciblant une religion étaient en baisse en 2022, après avoir atteint un sommet l’année précédente
Sans établir de hiérarchie absolue et permanente, les chartes et les lois prévoient des mécanismes lorsque les données statistiques démontrent que des catégories précises de citoyens font face à des obstacles systémiques à l’inclusion.
La loi sur l’équité en emploi: amalgames involontaires et confusion volontaire
Le cas le plus flagrant (et le moins contesté) de discrimination systémique est celui des personnes en situation de handicap, qui doivent franchir une série de barrières physiques et psychologiques avant de pouvoir exercer en toute équité leur droit au travail, au logement, aux loisirs, à la culture, à la participation politique, etc.
Il y a aussi les femmes, qui ont longtemps été obligées de choisir entre la carrière et la maternité, tant les exigences du marché de l’emploi étaient contraignantes à ce chapitre (accès limité ou inexistant à des garderies en milieu de travail, rythme et horaire incompatibles avec une vie familiale quand on accède à des fonctions supérieures, etc).
Voilà pourquoi on qualifie ces mesures de « correctives », plutôt que de mesures incitatives, d’avantages marginaux ou de privilèges.
Une mesure corrective a d’ailleurs une durée limitée dans le temps. Elle perd de sa pertinence lorsqu’elle a corrigé les effets d’exclusion ou les dommages collatéraux qu’elle était censée corriger. Quand on atteint la parité dans un secteur ou une catégorie d’emploi, par exemple, on suspend la mesure corrective, à moins de constater plus tard un recul qui justifierait que l’on y ait recours de nouveau.
Il est vrai qu’en matière de droits de la personne rien n’est jamais acquis et la vigilance est toujours de mise.
Et c’est là que les choses se compliquent. Peu de groupes acceptent de renoncer à cette béquille quand ils en ont moins besoin, et la nature humaine étant ce qu’elle est, la tentation est forte de se livrer à une guerre de chiffres pour démontrer que la mesure est encore non seulement utile, mais indispensable.
Il peut arriver aussi que la sous-représentation observée dans un secteur (santé, éducation, culture, etc), un sous-secteur ou une catégorie d’emploi soit corrigée, chiffres à l’appui, et qu’il faille donc procéder à un retrait partiel de la mesure, tout en poursuivant sa mise en œuvre dans les secteurs et sous-secteurs encore fragiles.
C’est, en principe, l’esprit qui guide les mesures correctives que sont les lois fédérale et provinciale sur l’équite en emploi. Les extraits suivants de la Loi québécoise sur l’accès à l’égalité en emploi permettent d’en saisir la finalité et d’en cerner les contours:
La présente loi institue un cadre particulier d’accès à l’égalité en emploi pour corriger la situation des personnes faisant partie de certains groupes victimes de discrimination en emploi, soit les femmes, les personnes handicapées au sens de la Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées en vue de leur intégration scolaire, professionnelle et sociale, les autochtones, les personnes qui font partie d’une minorité visible en raison de leur race ou de la couleur de leur peau et les personnes dont la langue maternelle n’est pas le français ou l’anglais et qui font partie d’un groupe autre que celui des autochtones et celui des personnes qui font partie d’une minorité visible. »
Tout organisme public visé par la présente loi doit procéder à l’analyse de ses effectifs afin de déterminer, pour chaque type d’emploi, le nombre de personnes faisant partie de chacun des groupes visés par la présente loi
Afin de déterminer s’il y a sous-représentation d’un groupe visé par la présente loi dans un type d’emploi, la Commission compare la représentation de ce groupe au sein des effectifs concernés de l’organisme avec sa représentation au sein des personnes compétentes ou aptes à acquérir cette compétence dans un délai raisonnable pour ce type d’emploi à l’intérieur de la zone appropriée de recrutement.
Si la Commission estime qu’un organisme est en défaut d’élaborer ou d’implanter un programme d’accès à l’égalité en emploi ou n’a pas modifié son programme conformément à son avis, elle peut lui faire des recommandations.
À la lumière de ces informations, on peut comprendre pourquoi la recommandation envoyée par la représentante spéciale du gouvernement fédéral en matière de lutte contre l’islamophobie a suscité de l’irritation, et pas seulement au sein des franges racistes ou xénophobes.
En effet, quelle est la valeur ajoutée de ces conseillers spéciaux si les titulaires du poste se contentent de dédoubler le mandat et de reprendre les recommandations des instances existantes, sans être soumis aux mêmes critères de rigueur et d’indépendance?
À quoi bon recourir à de telles ressources et leur confier des postes stratégiques dans la haute fonction publique, si leurs recommandations sont prévisibles, écrites à l’avance et pas toujours appuyées sur un diagnostic étayé?
L’exception ne peut pas devenir la règle
Outre l’empiétement sur les champs de compétence des provinces et des universités, cette initiative trahit une méconnaissance des chartes et des lois auxquelles les universités sont déjà assujetties, sans compter l’obligation qui leur est faite par les organismes fédéraux subventionnaires de se doter de politiques et de plans d’action en matière d’EDI (équité, diversité, inclusion). Ces politiques, plus contraignantes encore que les lois sur l’équité en emploi, ont parfois pour effet de dénaturer la mission universitaire, de créer des discriminations plus importantes que celles qu’elles visent à corriger et de véhiculer une conception dévoyée de la notion d’équité.
Quant à la loi québécoise sur l’accès à l’égalité en emploi, dont le rôle de chien de garde a été confié à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, elle suppose justement que cette instance se dote de mécanismes pour recueillir des chiffres précis et des données fines sur la sous-représentation des groupes visés par ladite loi, afin de proposer des solutions tout aussi précises, fines et ciblées, pour éviter ainsi des recommandations générales et impressionnistes qui rateraient la cible.
Par ailleurs, si les chartes des droits, le code civil et le code criminel protègent les minorités religieuses contre la discrimination et le discours haineux, et prévoient des sanctions dans ce sens, les lois sur l’équite en emploi ne les désignent pas explicitement en tant que groupe cible. Ces dernières sont incluses dans la catégorie des « personnes qui font partie d’une minorité visible en raison de leur race ou de la couleur de leur peau et les personnes dont la langue maternelle n’est pas le français ou l’anglais et qui font partie d’un groupe autre que celui des autochtones et celui des personnes qui font partie d’une minorité visible ».
En d’autres termes, s’il est avéré qu’une minorité religieuse est victime, sur une base permanente ou ponctuelle, de pratiques, de gestes ou de propos haineux, dégradants, diffamatoires ou vexatoires, ce n’est pas sur le terrain de l’équité en emploi qu’elle doit se défendre, mais sur le terrain des chartes (droit à l’égalité, à la dignité et à l’intégrité), du code civil (manifestations haineuses contre une personne identifiable) ou du code criminel (manifestations haineuses envers un groupe identifiable).
L’amalgame entre ces deux recours distincts, qui visent à corriger ou à sanctionner deux formes de discriminations distinctes, se retrouve aussi dans le discours de certains leaders de minorités sexuelles. Ces derniers réclament d’embaucher et de confier des postes de direction à des personnes LGBTQ+ pour contrer l’homophobie et la transphobie, alors que l’équité en emploi est un outil de lutte contre la discrimination systémique, pas contre la discrimination directe.
Si un employeur ne peut pas rejeter un candidat sur la base de sa croyance religieuse, son orientation sexuelle, son identité ou son expression de genre, il serait tout aussi discriminatoire de l’embaucher sur cette même base, sauf s’il est en mesure d’établir un lien direct entre cette caractéristique et les exigences de l’emploi.
Parmi les exceptions prévues dans la charte, un organisme voué au bien être d’un groupe exclusif peut choisir d’embaucher des aidants qui partagent la foi ou l’orientation sexuelle de la population desservie. À titre d’exemple, un centre d’écoute et de soutien aux familles juives, musulmanes ou LGBTQ+ peut exiger que les intervenants soient juifs, musulmans ou LGBTQ+, afin d’assurer une bonne compréhension des besoins et des réalités de la clientèle. Une telle exception, justifiée par les exigences d’un emploi précis, ne saurait toutefois devenir une règle générale ou une recommandation systématique.
Il ne m’appartient pas de statuer sur le caractère intentionnel ou non des confusions et des amalgames décelés dans la dernière lettre de Madame Elghawaby, mais il y a assurément une utilité à les mettre en lumière, à les expliciter et à fournir quelques repères pour les éviter.
Rachida Azdouz est psychologue, autrice et chroniqueuse. Chercheure affiliée au LABRRI, son programme est modeste : résister aux injonctions, surveiller ses angles morts, s'attarder aux frontières et poursuivre sa quête.
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