Guerre à Gaza, islamophobie et tensions sur les campus : l’étrange lettre d’Amira Elghawaby
Opposer un récit à un autre, comme on le sait, n’implique pas qu’on doive faire œuvre de compréhension. C’est ce qui distingue l’observation des phénomènes sociaux de l’idéologie pure et simple.
Le Journal de Québec nous apprenait la semaine dernière qu’Amira Elghawaby, la représentante spéciale du Canada chargée de la lutte contre l’islamophobie, a fait parvenir à la fin du mois d’août une missive aux directions de collège et d’universités du pays afin de leur recommander, entre autres choses, « d’accroître le nombre de professeurs musulmans sur les campus et d’offrir des formations sur l’islamophobie afin de mieux protéger les étudiants et les manifestants opposés au conflit à Gaza ». Comme on l’a vu, cette initiative a causé bien des émois, et pour cause. Qu’une représentante officielle de l’État puisse aller suggérer à des établissements d’enseignement d’ériger la foi religieuse en critère d’embauche, il y a là de quoi mettre le feu aux poudres, qui plus est au moment où la laïcité de l’État (ou la neutralité, selon les perspectives), l’indépendance des institutions et la liberté académique sont au cœur de débats parfois houleux.
Or, si cette recommandation particulière est de nature à poser de sérieux problèmes, la forme même de l’argumentaire déployé par Amira Elghawaby a de quoi nous laisser songeurs. Une recommandation c’est par essence une réponse à un problème. Si votre médecin vous recommande de manger moins de sucre, c’est parce que vous êtes allé le voir, qu’il vous a examiné, s’est informé sur vos habitudes alimentaires et que sur la base de connaissances acquises par la recherche, il est à même de poser un diagnostic ou d’identifier des facteurs de risque. Évidemment, tous les champs d’intervention n’offrent pas le même degré de certitude, mais acceptons comme base commune l’idée qu’une recommandation, c’est en soi une solution à un problème qu’on s’est donné la peine d’observer.
Avant d’aller plus loin, je vous propose donc de lire la lettre signée par Amira Elghawaby dans son intégralité. Jusqu’à maintenant, seuls quelques extraits ont été publiés dans les médias, ce qui ne permet pas d’en saisir intégralement la portée ni la teneur. Vous trouverez au bout de ce lien la version française, en format PDF.
Lettre signée par Amira Elghawaby – Représentante spéciale du Canada chargée de la lutte contre l’islamophobie
transmise aux directions d’Universités et de collèges le 30 août 2024
(fichier PDF)
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Observons ensemble l’exposé d’Amira Elghawaby. Elle introduit son propos en rappelant que 11 mois se sont écoulés depuis les attaques du 7 octobre qui ont marqué le début des affrontements entre Israël et le Hamas à Gaza. L’ambiance est lourde. Ce conflit armé qui s’embourbe a donné lieu à de multiples débats parfois acerbes, notamment sur les campus où des étudiants ont érigé des campements de protestation en soutien à la Palestine. L’année scolaire s’apprêtant à commencer au moment où elle prend la plume, la représentante spéciale du Canada estime qu’elle doit entreprendre une conversation avec les directions d’établissement pour leur offrir son aide et des recommandations.
Elle pose le problème en ces termes :
« Je sais que les présidents et présidentes et les administrateurs d’universités ont de la difficulté à répondre aux besoins de leurs étudiants, de leur personnel et de leur corps professoral en cette période difficile. Il ne fait aucun doute dans notre esprit qu’en ces moments difficiles, de nombreuses universités n’ont pas bien fait les choses en ce qui concerne la protection du droit fondamental de manifester pacifiquement sur les campus. »
D’où vient donc cette certitude permettant d’affirmer qu’il « ne fait aucun doute dans notre esprit » que de nombreuses administrations d’établissement d’enseignement n’ont pas su bien faire les choses ? Qui est ce « nous » qui s’exprime dans cet énoncé ? Amira Elghawaby a-t-elle en main les résultats d’une enquête menée par un comité auquel elle a pris part et qui s’est penché sur ces questions ? Si oui, comment a-t-on procédé pour dresser un état de la question digne de ce nom et quelle méthode a-t-on suivie pour parvenir à cette conclusion considérée comme incontestable ? À l’aide de quels critères peut-on évaluer que telle ou telle mesure mise en place est bonne ou mauvaise et, de fait, quelles « choses » ont été mal faites, précisément ?
C’est en vain qu’on cherchera dans cette lettre des réponses à ces questions pourtant élémentaires. Mystère et boule de gomme.
Poursuivons notre lecture. Comme seul état de la question, Amira Elghawaby nous propose ces quelques énoncés.
« Au cours de diverses réunions et tables rondes tenues partout au Canada avec des étudiants, du personnel et des professeurs musulmans, arabes et palestiniens du Canada, il est devenu très clair que beaucoup trop d’entre eux ont subi des conséquences négatives pour leur défense des droits. Ce contrecoup comprend le silence délibéré, le harcèlement, les menaces et la violence sur les campus partout au pays, et a également été vécu par des alliés des droits de la personne palestiniens. Cela a coïncidé avec une hausse marquée des incidents d’islamophobie et de haine envers les Arabes et les Palestiniens, qui ont été documentés par des organisations de la société civile et des services de police.
Nous avons entendu des témoignages clairs au Comité de la justice sur cette question, à savoir que les attaques dangereuses au vitriol, les attaques physiques sur les campus, le profilage racial et les campagnes de salissage en ligne, qui ont parfois été renforcés ou repris par d’éminents dirigeants, ont contribué à créer un climat dangereux pour de nombreux membres de la communauté collégiale et universitaire.
Malheureusement, des rapports faisant état de ces tensions ont été utilisés contre les étudiants, le personnel et le corps professoral qui exercent leurs droits et libertés protégés par la Charte. »
De quoi est-il donc question ici ? Diverses réunions et tables rondes « partout au Canada » avec des étudiants, des professeurs et du personnel sont évoquées. Où ? Qui ? Quand ? Comment ? Combien ? On doit comprendre que quelque chose est « devenu très clair », mais nous avançons en plein brouillard sans lumière ni points de repère. On saisit aussi qu’Amira Elghawaby fait vaguement référence au Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes qui menait en juin dernier des travaux sous le titre « Islamophobie et mesures pour répondre aux craintes de la communauté musulmane du Canada ». D’accord, mais encore là, bien qu’il soit possible que des situations conflictuelles inadmissibles sur les campus aient été mentionnées à l’occasion de ce forum (qui ne portait pas spécifiquement sur ces questions), on ne trouve rien dans ces déclarations qui permet d’en saisir la substance.
Il ne s’agit pas d’être exagérément pointilleux. Bien évidemment, rien n’empêche Amira Elghawaby d’évoquer dans une communication que selon ce qu’elle a vu, lu ou entendu, il y a lieu de porter une attention particulière à une recrudescence de la discrimination envers les musulmans. On pourrait même faire valoir que dans la mesure où le gouvernement lui donne le mandat de « promouvoir la sensibilisation et la compréhension du public au sujet des communautés musulmanes au Canada en recadrant les récits », elle ne fait que son travail en prenant la parole pour faire part de ses impressions et ses préoccupations.
Mais ce n’est pas de cela qu’il est question ici. Dans cette affaire, c’est celle qui est présentée comme une « championne, conseillère, experte et représentante du gouvernement canadien » qui prend l’initiative de transmettre aux directions d’établissements d’enseignement une lettre, coiffée du logo officiel de l’État. Son intention est de leur faire savoir que non seulement elle a la certitude que de nombreuses directions n’ont pas su adopter de bonnes pratiques, mais qu’en plus elle est à même de formuler des recommandations visant à modifier les politiques internes des établissements afin de corriger la situation.
Dans un tel contexte, il va de soi que ses impressions et ses sentiments ne suffisent pas.
Ces lacunes sont d’autant plus étranges quand on sait que le gouvernement canadien nous présente Amira Elghawaby comme une ancienne « journaliste, spécialiste des questions d’équité et d’inclusion », un parcours au cours duquel, comprend-on, elle aurait acquis des compétences essentielles lui permettant d’observer des phénomènes sociaux avec acuité afin d’en rendre compte avec justesse.
Quoi qu’il en soit, résumons la trame argumentaire qui nous est offerte jusqu’à maintenant.
La guerre Israël-Hamas donne lieu, ici au pays, à des situations tendues, voire même des conflits où certains groupes sont ostracisés ou attaqués sur la base de leurs opinions, leurs allégeances et leurs origines ethniques ou nationales. C’est notamment le cas sur les campus universitaires et collégiaux, des lieux qui ont pour mission de permettre des débats costauds qui ne devraient jamais dégénérer en foire d’empoigne.
Nous avons entendu plusieurs témoignages allant en ce sens, ce qui laisse penser que le phénomène est suffisamment répandu pour qu’on s’en inquiète.
Nous recommandons donc aux collèges et universités d’accroître le nombre d’enseignants musulmans afin de remédier à ces problèmes.
On le voit bien, la conclusion proposée dans ce raisonnement ne trouve aucune assise dans les prémisses qui sont avancées. Cette recommandation semble sortir de nulle part et les idées qui la précèdent ne permettent pas de l’appuyer.
D’où sort donc cette proposition inusitée ? Penchons-nous un peu sur cette dernière pour mieux comprendre son origine.
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La recommandation qui a suscité de vives réactions depuis quelques jours est la quatrième dans l’exposé d’Amira Elghawaby. Je la retranscris en entier ci-dessous. Pour plus de clarté, je vous invite aussi à considérer celle qui la précède et l’introduit, car elle permet de saisir plus précisément le contexte duquel elle émane.
« Par souci d’utilité, je propose les recommandations suivantes :
(…)
3) Fournir une orientation claire sur la signification et les répercussions de la haine et du racisme anti-palestiniens et anti-arabes, et de l’islamophobie : Dans le rapport intitulé « Strengthening the Pillars: Report of the TMU External Review », l’honorable J. Michael MacDonald formule des recommandations qui peuvent avoir une grande portée. Cela comprend des conseils selon lesquels les universités devraient offrir des possibilités d’apprentissage, avec la contribution et la participation des étudiants, sur le racisme anti-palestinien, l’islamophobie et l’antisémitisme, en tant qu’exemples courants de discrimination systémique. Nous recommandons expressément que les collèges et les universités créent des conseillers spéciaux désignés auprès des présidents et des présidentes afin de les conseiller sur les libertés civiles, l’islamophobie et le racisme anti-palestinien.
4) Accroître la représentation des professeurs musulmans, palestiniens et arabes : De plus, le juge MacDonald recommande que les établissements utilisent les mécanismes disponibles pour accroître la diversité du corps professoral à temps plein afin de mieux refléter le corps étudiant, y compris une représentation accrue des membres du corps professoral musulmans, palestiniens et arabes. »
Ce qui est évoqué dans ces passages mérite notre attention. Il a été rapporté qu’Amira Elghawaby recommande d’accroître le nombre de professeurs musulmans dans les collèges et les universités. C’est bien vrai, mais une précision essentielle s’impose : pour appuyer son propos, elle dit reprendre à son compte les recommandations du juge à la retraite J. Michael MacDonald dans un rapport intitulé « Strengthening the Pillars: Report of the TMU External Review ».
Que disait ce rapport ? D’où vient-il, pourquoi a-t-il été commandé et sur quel objet de réflexion portrait-il ? Malheureusement, la lettre d’Amira Elghawaby ne nous apprend rien à ce sujet. Il faudra chercher par nous-mêmes.
Le rapport MacDonald a été commandé par la Toronto Metropolitan University (TMU) au mois de novembre 2023 afin de faire la lumière sur une série d’événements survenus à la Lincoln Alexander School of Law (LASL) dans les semaines qui ont suivi les attaques du Hamas en Israël du 7 octobre. Son mandat consistait à déterminer si certains étudiants avaient enfreint le code de conduite de l’université en publiant une lettre ouverte pour dénoncer la position de l’administration.
Résumons l’affaire. À la suite des assauts commis par le Hamas, qui allaient donner lieu à une riposte sans merci de la part de l’État hébreu, le doyen de la LASL a fait parvenir aux étudiants un message par courriel. Se disant troublé par l’escalade de violence, il soulignait l’importance de condamner les attaques envers des civils innocents tout en encourageant le dialogue et la compréhension dans un esprit de défense de la paix et de la justice. Comprenant que les risques de débats houleux étaient inévitables, il invitait les membres de la communauté étudiante à faire preuve d’humilité, d’empathie et de respect, en accord avec le code de conduite de l’université et sa politique de prévention de la discrimination et du harcèlement. « Il n’y a pas de place, concluait-il, pour l’antisémitisme ou le racisme anti-palestinien ou toute autre forme de discrimination dans notre école de droit. »
Ce message a peut-être calmé quelques esprits, mais pour certains étudiants, par son apparence de neutralité, il fut très mal reçu et justifiait une réplique sévère. Ce fut le cas, notamment, pour une poignée d’entre eux rassemblés sous la bannière du Abolitionist Organizing Collective (AOC), qui entreprirent de rédiger une lettre ouverte collective visant à dénoncer la position de la direction. Un document Google doc a été mis en ligne afin de rédiger la lettre tandis que les initiateurs du projet invitaient les étudiants de la faculté d’y apposer leurs signatures en soutien à la Palestine.
La lettre fut signée par 72 personnes, dont 36 anonymes, et dès que le document fut partagé pour mobiliser la communauté, on voyait poindre les signes annonciateurs d’une incroyable polémique qui allait éclater. Des captures d’écran et le lien vers le texte commencèrent à se répandre auprès des membres de la direction ainsi qu’à l’extérieur de la communauté étudiante. Pendant trois jours, du 20 au 23 octobre 2023, les noms des signataires, qui commençaient à être dénoncés et attaqués publiquement, furent tantôt affichés, tantôt anonymisés. Dans l’intervalle, alors que la tension montait, la lettre fut retirée de la circulation, puis remise en ligne pour finalement disparaître une bonne fois pour toutes.
Cette missive de l’AOC n’est donc plus en ligne aujourd’hui, mais on peut la lire dans son intégralité aux pages 31 à 33 du rapport MacDonald. Afin de ne pas alourdir ce texte déjà long, je ne copie ici qu’une image des paragraphes d’introduction qui permettent d’en saisir la teneur.
Le retrait de la lettre dans son format Google doc n’a pas eu grand effet pour calmer le jeu. La prise de position des étudiants était déjà dans les mains des médias, de la communauté juridique et de firmes d’avocats de Toronto. Certains dénoncèrent publiquement ce texte qui selon eux faisait l’apologie du Hamas et versait dans l’antisémitisme, tout en déclarant qu’aucun des signataires ne pourrait travailler dans leurs bureaux à la fin de leurs études. D’autres allaient jusqu’à demander à ce que les noms soient rendus publics. Des donateurs annoncèrent qu’ils allaient retirer leur participation au financement de l’université. Le B’Nai Brith réclamait pour sa part que les étudiants soient renvoyés sans autre forme de procédure. Ceux qu’on avait pu identifier étaient visés par des attaques et du doxxing sur les médias sociaux tandis que ceux qui n’avaient pas pris part à la lettre s’indignaient, craignant pour leur carrière, de voir la réputation de leur établissement d’enseignement ternie. L’affaire a pris une telle ampleur que même le ministère du procureur général de l’Ontario a fait savoir que leurs employés, actuels ou futurs, devraient désormais signer une déclaration affirmant qu’ils n’avaient d’aucune manière participé à cette initiative.
Finalement, en pleine gestion de crise politique et médiatique, le 23 octobre, la direction de la Toronto Metropolitan University publiait un communiqué officiel afin de faire savoir que les opinions qu’on pouvait lire dans cette lettre n’étaient en rien celles de l’institution tout en condamnant sans équivoque les sentiments antisémites et l’intolérance exprimés dans celle-ci.
Et l’histoire n’est pas terminée… Vous l’aurez compris, cette polémique à la TMU fut une catastrophe d’une rare envergure dont les échos se font encore sentir aujourd’hui. Ce court résumé que je soumets à votre attention ne permet d’ailleurs pas d’en saisir toutes les ramifications et les conséquences. Pour ceux et celles qui souhaiteraient approfondir le sujet, il faut absolument lire les pages 28 à 40 du rapport MacDonald ainsi que cet excellent article du Globe and Mail : How a student petition on Israel sent a law school’s progressive ideals crashing into Bay Street’s hard realities.
Pour ce qui nous concerne, nous en savons suffisamment pour comprendre dans quel contexte le rapport du juge MacDonald a été commandé et sur quel objet il se penchait. Tout en reprochant aux étudiants d’avoir manqué de clairvoyance et de prudence dans leur prise de position, il concluait qu’ils n’avaient pas enfreint le code de conduite de l’Université, que leur missive n’était pas antisémite et servait aussi quelques reproches au milieu juridique pour avoir jeté de l’huile sur le feu en participant à cette foire d’empoigne.
Et c’est à la page 151 de son rapport qu’on peut lire sa recommandation à laquelle se réfère Amira Elghawaby. Elle se lit ainsi :
Work to increase the diversity of faculty at LASL. We understand that hiring faculty is a complex process, but we do encourage LASL administration to use available mechanisms to increase the diversity of full-time faculty. As a key example, students and stakeholders pointed out that there are no full-time Arab (including Palestinian) or Muslim faculty members at LASL, which does not reflect the significant constituency of Arab and Muslim students at LASL.
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Nous arrivons au terme de cette exploration. Le terrain sur lequel nous avançons est suffisamment défriché pour que nous puissions comprendre d’où vient cette curieuse recommandation formulée par la représentante spéciale du Canada chargée de la lutte contre l’islamophobie.
Plusieurs remarques s’imposent.
D’abord, constatons une évidence, contrairement à ce qu’affirme Amira Elghawaby, le rapport Macdonald ne recommande pas que « les établissements », comme elle l’écrit, utilisent les mécanismes à leur disposition pour accroître « une représentation accrue des membres du corps professoral musulmans ». Le juge à la retraite ne s’est penché que sur le cas de la Lincoln Alexander School of Law de Toronto. C’est d’ailleurs le seul établissement qu’on peut nommément identifier dans la lettre qu’elle a fait parvenir aux collèges et universités.
Ce conseil pourrait-il être utile dans d’autres établissements ? Si on passe par-dessus le fait qu’il faudrait poser de manière générale la foi religieuse comme critère d’embauche – ce qui représente un obstacle considérable et à mon humble avis insurmontable – on pourrait peut-être envisager cette possibilité et en discuter. Il faut toutefois bien lire ce que nous dit le juge Macdonald. Je le cite à nouveau: « Nous encourageons l’administration de la LASL à accroître la diversité des employés à temps plein de la faculté. Comme exemples clés. les étudiants et les parties prenantes au dossier nous ont pointé le fait qu’il n’y avait pas d’Arabes (incluant les Palestiniens) ou de musulmans membres à temps plein à la LASL, ce qui ne concorde pas avec le nombre important d’étudiants arabes et musulmans à la LASL » (ma traduction).
Quiconque sait lire est à même de constater que cette recommandation n’a pas, dans le contexte où elle est formulée, vocation à être promue comme règle générale au sein des collèges et des universités d’un océan à l’autre. Le Juge MacDonald s’est penché sur un cas particulier, une polémique qui a atteint des dimensions hors norme au sein d’une faculté de droit et qui a largement débordé des murs de l’université. Plus encore, il précise que les exemples qu’il donne émanent de témoignages qu’il a entendus dans le cadre de son enquête.
Ces quelques considérations nous montrent qu’en prenant l’initiative d’écrire aux universités et collèges du pays pour leur faire part de ses recommandations sur la base de ce rapport, même en mettant de côté le fait qu’elle porte atteinte à l’indépendance des institutions et au partage des compétences entre le fédéral et le provincial, Amira Elghawaby commet plusieurs impairs qui méritent d’être soulignés.
D’abord, elle laisse entendre, sans le dire, que ce qui se passe à Toronto dans une école de droit devrait nous permettre de saisir les réalités partout au pays, nonobstant les différences culturelles, que ce soit dans une faculté de littérature à Trois-Rivières, dans un département de philosophie à Moncton ou une école d’administration à Saskatoon. Une telle attitude fondée sur le one size fits all nourrit ce que je pourrais appeler une immense fatigue constitutionnelle du Canada complet qu’on ressent un peu partout au pays.
Ensuite, elle extrait la recommandation du rapport MacDonald, qui est formulée dans une entente de gré à gré entre un expert indépendant et une instance privée – qui peut bien la considérer ou la mettre de côté – pour en faire un principe de politique publique. Bien évidemment, les avis d’Amira Elghawaby n’ont aucune valeur légale et ne sont pas contraignants. Son autorité est strictement morale, mais elle s’exprime tout de même au nom de l’État et le mandat qui lui est confié stipule clairement qu’elle est appelée à « fournir des conseils visant à orienter l’élaboration de politiques, de propositions législatives, de programmes et de règlements qui pourraient toucher les Canadiens musulmans ». Le juge MacDonald peut bien tirer les conclusions qu’il veut et les transmettre à ceux qui l’engagent comme expert indépendant. Il en va tout autrement pour une représentante de l’État.
En somme, hormis le fait qu’on peut être d’accord ou non avec la proposition d’Amira Elghawaby, le glissement qu’elle opère qui consiste à tirer des conclusions sans tenir compte avec justesse des faits sur lesquels elle prétend s’appuyer, me laisse penser que peu importe les problèmes qui seront soumis à son attention, elle proposera toujours la même solution pensée d’avance. On pourra certainement dire, à sa défense, qu’à procéder ainsi, elle ne fait que remplir le mandat qu’on lui a confié qui, comme je l’ai souligné, consiste entre autres choses à « recadrer le récit ». Opposer un récit à un autre, comme on le sait, n’implique toutefois pas qu’on doive faire œuvre de compréhension. C’est ce qui distingue l’observation des phénomènes sociaux de l’idéologie pure et simple.
Simon Jodoin est auteur, chroniqueur et éditeur. Après des études en philosophie et en théologie à l’Université de Montréal, il a pris part à la réalisation de divers projets médiatiques et culturels, notamment à titre de rédacteur en chef du magazine culturel VOIR. Il est désormais éditeur de Tour du Québec et chroniqueur régulier au 15-18 sur les ondes d’ICI Radio-Canada Première. Il est l'auteur du livre Qui vivra par le like périra par le like, un témoignage au tribunal des médias sociaux.
2 Commentaires
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Quel admirable texte! Une vision lucide que je partage entièrement. Je vous admire.
Commentaire très étoffé, qui éclaire le débat que les médias ‘mainstream’ ne prennent pas le temps d’expliquer avec suffisamment de nuances, contribuant ainsi au clivage entre les ‘pro’ et les ‘contre’ (qu’il s’agisse des commandations de Mme Elghawaby ou d’autres débats sociaux et politiques). Quand je prends le temps de lire (et de comprendre), je ne peux m’empêcher de me dire que l’instantanéité (de l’info) est une menace à la démocratie. Je salue la ‘résistance’ de M. Jodoin qui continue d’élaborer sa pensée. Merci !