Mon opinion repose sur une émotion. C’est un fait !

et --- 28 mars 2024

Un extrait du livre Le choix de se taire de Stéphane Garneau publié chez XYZ

L’indignation est très tendance, quel que soit le domaine d’activité : politique, social, sportif, économique, santé, etc. Le phénomène n’est pas nouveau et ne va pas s’essouffler de sitôt. Nous déchirons nos chemises sur toutes les tribunes. Nous sommes des témoins et/ou des participants. Nous pourrions passer le reste de notre vie à faire défiler les fils de discussions de certains réseaux sociaux et observer les foires d’empoigne et les rondes d’insultes entre des utilisateurs qui ne se connaissent pas, mais qui profitent de ces espaces pour se lancer de la boue à toute heure du jour. Nous imitons en cela les plateaux de débats à la radio et à la télévision qui tirent profit depuis plusieurs décennies de la popularité des opinions (combats) extrêmes pour inviter des intervenants que tout oppose et qui ont fait leurs preuves en matière de mauvaise foi. Les conséquences peuvent être désastreuses.

Les chaînes d’information en continu comme Fox News (la plus fréquentée aux États-Unis), qui ont un public acquis disposé à boire comme du petit lait des mensonges servis sur une base quotidienne par des animateurs et des « experts » patentés, véhiculent des mensonges qui tendent à radicali­ser certains téléspectateurs avec des résultats potentiellement désastreux.

En avril 2023, à Kansas City, un homme blanc âgé n’a pas hésité à tirer à travers la porte vitrée de sa maison sur un garçon noir de 16 ans venu chercher ses frères et sœurs. Le jeune homme s’était malheureusement trompé d’adresse. Voici ce qu’avait à en dire le petit-fils de l’auteur de l’agres­sion armée : « … ces dernières années, mon grand-père a passé de plus en plus de temps à regarder la télévision, en particulier les chaînes câblées conservatrices : et les conspi­rations et la désinformation autour de la COVID, adhé­rant pleinement au point de vue des commentateurs de Fox News… » Selon lui, son grand-père avait été plongé dans « un cycle d’actualités de 24 heures sur 24 de peur et de paranoïa ».

Le garçon s’est remis de ses blessures, mais souffre de migraines, perte d’équilibre, humeur changeante et syn­drome post-traumatique. Pour sa part, le vieil homme fait face à des accusations de voies de fait au premier degré et d’action criminelle armée. Au moment d’écrire ces lignes, l’accusé a plaidé non coupable et son procès est prévu pour la fin de l’année 2024. Notons qu’une semaine plus tard, Fox News payait 787,5 millions de dollars américains pour régler une poursuite en diffamation de la part de la com­pagnie Dominion Voting Systems, fabricante de machines à voter électronique, pour avoir diffusé des mensonges sur l’élection présidentielle américaine de 2020. La chaîne d’in­formations avait affirmé faussement à plusieurs reprises que les appareils Dominion avaient supprimé des millions de votes pour Donald Trump, les remplaçant par des votes pour Joe Biden.

Quoi qu’il en soit, le mal était fait. Les mensonges (de Fox, de l’ex-président et ses apôtres) se sont incrustés dans la psyché des électeurs républicains. Soixante-trois pour cent d’entre eux pensent que le président Biden n’a pas légiti­mement remporté les élections de 2020, même s’il n’existe aucune preuve de fraude électorale. Ils ne changent toujours pas d’avis. Dans leur esprit, l’élection a été « volée ».

On peut en débattre pendant des heures sur les réseaux sociaux, à la télévision ou à la radio, mais aussitôt qu’on réu­nit autour d’une même table (réelle ou virtuelle) des com­mentateurs, des « spécialistes » et des gens qui ont « fait leurs recherches » pour discuter d’un sujet sensible, on tombe presque instantanément dans la cacophonie d’opinions lancées comme des vérités absolues. À partir de là, il n’y a plus d’espace pour l’échange d’idées. On s’intéresse plus aux tactiques et au pouvoir d’attraction des individus qu’à la pertinence de leur réflexion. On pourrait les lâcher dans une cage de combats extrêmes, le résultat serait le même. On aurait un spectacle (douteux), mais notre compréhen­sion des grands enjeux et notre esprit critique n’auraient pas avancé d’un iota.

Les opinions à l’emporte-pièce sur toutes ces tribunes étouffent la vérité. Et la vérité s’extirpe très difficilement du bruit ambiant.

Cela rappelle un peu le modèle de certaines émissions de variétés. À la télévision française, des titres évocateurs comme On a tout essayé, On ne peut pas plaire à tout le monde, On n’est pas couchés, T’empêches tout le monde de dor­mir et la version originale de Tout le monde en parle. Des disputes publiques organisées, pourrait-on dire, par des algo­rithmes humains. Les réseaux sociaux ont « démocratisé » et étendu le phénomène au plus grand nombre. Ils mettent le feu aux poudres de la conversation publique pour engranger des clics.

La chaîne d’indignation est sans fin. Nous sommes nombreux à ne pas nous soucier de la distinction entre l’utile et l’inutile, le signifiant et l’insignifiant. Il suffit de consul­ter les stories (vidéos courtes et éphémères) publiées sur les réseaux sociaux comme Instagram, Facebook et TikTok pour s’en convaincre.

La surcharge sensorielle et informationnelle qui pèse sur nos moindres déplacements dans l’univers numérique nous pousse à partager nos coups de cœur sur un pied d’éga­lité avec nos coups de gueule, l’un à la suite de l’autre. Ils peuvent bien avoir été publiés à des heures d’intervalle par l’auteur-e des stories, pour celui ou celle qui les consulte, ils sont souvent reçus dans une même vague. Si l’intention est de manifester son indignation en partageant un extrait de nouvelle pour sensibiliser ses abonnés au sort des migrants qui dérivent au péril de leur vie dans une embarcation trop petite au milieu de la mer Méditerranée, mais qu’on l’enchaîne avec les images d’un lapin qui fait des pirouettes dans l’herbe, puis d’un coucher de soleil magnifique, l’effet voulu ne peut pas être obtenu. Le lapin et le soleil annulent le drame humain. L’impact espéré est évacué de facto de la démarche militante. C’est ce trop-plein d’images et de com­mentaires sur tous les sujets qui provoque une sorte de pol­lution « sonore » par accumulation, par trop de bruit… qui embrouille la vision cohérente qu’on tente de se faire du monde dans lequel on vit.

 


Ce texte est tiré du livre Le choix de se taire de Stéphane Garneau publié chez XYZ. Pour en savoir plus et pour continuer la lecture et la réflexion, vous pouvez vous procurer cet ouvrage chez votre libraire préféré ou encore directement sur le site web de l’éditeur.

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